Aller directement au contenu
  • semainedelaprison badge

«Oz», «Orange is the New Black» : quand les séries sur la prison libèrent des préjugés sur les minorités

En se focalisant sur le microcosme carcéral, les séries américaines ont pu montrer des personnages autrefois invisibles à la télévision.

Des femmes noires, latinas, grosses, butch, lesbiennes ou bi, à peine maquillées, qui parlent de violence, d'argent, de sexe, d'identité de genre, de règles, de maternité... Lors de sa sortie sur Netflix en 2013, la série Orange is the New Black a créé un petit séisme. Jamais une série aussi populaire n’avait montré une telle diversité de femmes de tous milieux, tous âges, toutes corpulences, toutes couleurs de peau, et toutes orientations sexuelles.

Cette série de Jenji Kohan suit les tribulations d'un groupe de détenues dans une prison de sécurité minimale aux États-Unis. Or, quand on regarde les séries sur la prison, une chose saute aux yeux : c'est leur diversité. «Clairement, les séries de prison font partie de ces séries "chorales" américaines qui existent depuis les années 1980, avec des larges castings, et avec des personnages très divers, autant du point de vue ethno-racial que de celui des orientations sexuelles ou des identités de genre», observe Hélène Breda, maîtresse de conférences à l'université Paris-13 et auteure de Trame sociale ou « patchwork communautaire »? Étude socio-narratologique des groupes ethniques dans la série «Orange is the New Black».

Une représentation qui colle à la réalité

Parmi les séries sur la prison, deux ont particulièrement marqué par leur diversité ; Orange is the New Black et Oz. Et leur mode de diffusion n'est pas anodin. Si elles ont pu naître, c'est à la fois grâce à des créateurs et des créatrices brillant-e-s et iconoclastes, mais aussi grâce à des distributeurs qui voulaient prendre des risques et créer quelque chose de novateur. Orange is the New Black appartient en effet aux débuts d'une nouvelle ère dans l'Histoire du petit écran : il s'agissait seulement de la troisième série originale à être produite par Netflix, en 2013, aux côtés de House of Cards et de Hemlock Grove. Le service de streaming en produit désormais des dizaines, et n'est pas prêt de s'arrêter.

Quand à Oz, lorsqu’elle a débarqué sur HBO en 1997, la série était révolutionnaire à plus d’un égard. C'était la première série dramatique d’une heure à être diffusée sur la chaîne câblée. Elle lançait ainsi la fameuse ère de la «télévision de prestige», en ouvrant la voie à de nombreuses séries comme Les Sopranos, Mad Men, The Wire et d'autres programmes qui n'auraient peut-être jamais existé sans Oz.

Peut-être grâce à cette liberté de ton et à cet esprit de pionnier, Oz est aussi une série qui a donné une voix à des personnages rarement vus à l'écran auparavant. Le narrateur, joué par Harold Perrineau (Lost), est un homme noir en fauteuil roulant, qui délivre à chaque épisode ses réflexions philosophiques sur la vie et la mort. «Je voulais qu’il soit noir ou latino parce que je voulais qu’il soit dans une minorité, mais je voulais aussi qu’il soit en fauteuil roulant, parce que je voulais qu’il soit dans une minorité encore plus petite, si on veut», expliquait le créateur de la série, Tom Fontana, dans un article de Vice. Le ton est donné.

Forcément, la série a été louée pour la diversité de son casting, et ce choix n’était pas anodin. Comme Tom Fontana l'a dit à plusieurs reprises, il s’agissait tout simplement de représenter de manière juste la population qu’il avait vue à l’intérieur des prisons où il s’était rendu en repérages.

Les minorités mises au centre de l'action

Il est impossible de faire des statistiques basées sur la couleur de peau en France, mais aux États-Unis, les personnes racisées sont surreprésentés au sein de la population carcérale. Les hommes noirs sont incarcérés cinq fois plus que les hommes blancs, et les femmes noires deux fois plus que les femmes blanches. Comme l’avance le documentaire13th réalisé par Ava DuVernay, les politiques antidrogues aux États-Unis, lancées sous l'ère Nixon, ont majoritairement pris pour cible les hommes noirs, emprisonnés en masse pour des délits de possession ou consommation. Les infractions liées à la drogue représentent en effet le premier motif d'incarcération aux États-Unis.

Ainsi, même si beaucoup de séries télé semblent se passer dans un univers parallèle où la diversité n’existerait pas, il est difficile de faire une série sur les prisons sans montrer les personnes qui s'y trouvent majoritairement : des personnes de couleur, des personnes ayant des rapports homosexuels, des personnes marginalisées. Même les séries les plus conservatrices et les moins réalistes comme Prison Break, diffusée par la Fox, montrent quand même une population carcérale très diversifiée.

Bien-sûr, les séries sur les prisons ne sont pas les seules à traiter de justice et de criminalité. Mais contrairement aux séries policières ou judiciaires comme New York : unité spéciale ou Les Experts : toutes les villes du monde, les séries sur la prison placent les personnes incarcérées au centre de l'intrigue, plutôt qu'en marge.

Résultat : ces séries sont les seules permettant de pointer les failles du système judiciaire, et de vraiment de s'identifier à des «criminels», des personnes que l'on a d'habitude du mal à se représenter comme sympathiques, ou qu'on a tendance à vite ranger dans des cases. Orange is the New Black, par exemple, fait un grand effort pour humaniser ses personnages, notamment à travers des flashbacks qui montrent comment et pourquoi chacune de ces femmes s'est retrouvée en prison.

«Ces questions vont être traitées dans des séries judiciaires comme "The Good Wife", mais là, on se le prend de plein fouet. On n'est pas centrés ni sur les policiers ni sur les avocats, on est centrés sur les accusées elles-mêmes. Donc ça va exacerber cette idée que la majorité des crimes ou des délits ont des contextes culturels, sociologiques qu’on ne peut pas évacuer», estime Hélène Breda.

Une richesse narrative

Les prisons sont, par définition, un lieu isolé où la société cache ses membres les plus inadaptés ; les criminels, les violents, les fous, les personnes marginalisées. Ce sont des lieux où les traitements inhumains ont souvient lieu, où des gens fortement discriminés à l’extérieur le sont encore plus à l’intérieur.

Pour coller à la réalité, les séries sur la prison doivent suivre ce système ; on y croise ces personnages qui seraient trop tabous pour être montrés ailleurs : les homos, les trans, les grosses, les noir-e-s. Et la prison devient une source riche d'intrigues narratives et de personnages fascinants, qui permet de mettre en lumière des personnages et des thématiques par ailleurs délaissées. Dans Orange is the New Black, le rôle de Sophia est interprété par Laverne Cox, un rôle qui lui a valu d'être la première actrice trans noire à avoir été nommée à un Emmy Award.

À travers ce personnage sympathique et nuancé, le spectateur ouvre les yeux sur des thèmes auxquels il n'avait peut être jamais pensé auparavant. La représentation des personnes trans n'est pas l'apanage des séries carcérales, comme on peut le voir avec Transparent ou Sense8, mais la prison a cet avantage de fonctionner comme une métaphore, un symbole de notre société où chaque problème se retrouve amplifié, mis en exergue. Cela permet de soulever certaines questions qui n'auraient peut-être pas été soulevées dans d'autres cadres.

«C’est un personnage de femme, mais qui va avoir un statut à part, qui n'est pas considérée comme une "femme comme les autres", et ça va permette de montrer certains aspects des discriminations que ces personnes peuvent connaitre. (...) Le fait que ce soit en prison permet de représenter certains enjeux de la transidentité dans la société, puisque la population carcérale est une société à part entière, et cela va exacerber certains enjeux, explique Hélène Breda. C’est intéressant quand le personnage de Sophia est à l’isolement. C’est une façon de dénoncer la façon dont on met au ban les personnes trans. On peut avoir des personnes, même à l’extérieur des prisons, qui sont privées de leurs hormones, qui sont isolées, etc.»

C'est ce qu'avance aussi Dawn K. Cecil dans son essai Prisons in Popular Culture : l'intrigue des séries, déroulée sur plusieurs épisodes et plusieurs saisons, est assez longue pour montrer toutes les nuances de la vie en prison ; bien mieux qu'un film qui n'a que deux heures pour creuser son propos. «Les séries sur les prisons peuvent servir d'outil pédagogique, en offrant une information utile sur la prison et en donnant une voix à une population généralement peu entendue. Puisque les histoires ne doivent pas obéir aux contraintes d'un film, les séries ont une meilleure chance de transmettre toutes les nuances de la vie en prison.»

La représentation de l'homosexualité et de la bisexualité est aussi très importante dans ces séries ; qu'il s'agisse de Tobias et Chris dans Oz, ou des très nombreux couples formés dans Orange is the New Black. Elle repose sur une nécessité narrative – difficile de faire des séries dramatiques dans lesquelles il n'y aurait aucune relation soit sexuelle soit romantique –, sauf que, dans les séries sur la prison, les personnages étant presque tous du même genre, cela provoque forcément des rapprochements homosexuels. Ce qui, encore une fois, correspond aussi à une importante réalité de la vie en prison.

Peu à peu, ces séries font évoluer les mentalités

C'est sans doute grâce à ces séries que le téléspectateur s'est habitué à voir une plus large diversité à l'écran. Car au delà du thème de la prison, c'est la représentation des minorités qui avance avec ces portraits, comme nous le confirme Hélène Breda :

«C’est à double sens. Les séries progressistes, en termes de diversité et de représentation, vont montrer des choses qui vont contribuer à faire évoluer le regard de la société, et dans le même temps elles s’alimentent de ce qu’il se passe dans la vie réelle. Les séries se nourrissent de la réalité sociale, puisqu'il y a des demandes de meilleure représentativité, et en même temps, elles vont travailler les imaginaires et faire évoluer les mentalités. C’est mutuellement alimenté. Par exemple, depuis les années 1980 on a des séries qui parlent de plus en plus d’homosexualité, et on peut penser que dans les années 1980 / 1990 elles ont fait évoluer les mentalités sur ces questions là. Ça va petit à petit faire bouger un peu les lignes.»

Mais la représentation de ces personnages en prison ne risque-t-elle pas de renforcer certains clichés nocifs, déjà prévalents dans la société, selon lesquels les personnes trans ou les personnes racisées seraient des criminels, des personnes agressives, ou peu fiables ? Pas vraiment, selon Hélène Breda, puisqu'au contraire, ce sont les personnages les plus développés et provoquant le plus d'empathie dans ces séries. «C’est tempéré par les flashbacks qui vont montrer le pourquoi du comment, comment ces personnages sont arrivés là. Cela apporte une justification sociologique, en expliquant qu’il y a des injustices. (...) Les salopards, ce sont les gardiens.»

C'est un peu ce même renversement que l'on observe actuellement dans le monde des séries : alors que la diversité à la télé était autrefois une révolution, aujourd'hui, «ce sont au contraire les séries qui manquent de diversité qui vont être pointées du doigt» et qui détonnent dans le champ audiovisuel, fait remarquer Hélène Breda. Dernier exemple en date, Game of Thrones, fréquemment critiquée pour sa représentation quasi-inexistante des minorités, sans parler de sa représentation très troublante du viol.

Si Oz et Orange is the New Black ont sans doute marqué une étape importante, désormais, on trouve de la diversité dans des séries de tous genres. On l’a vu avec Scandal, How to Get Away with Murder, Brooklyn Nine-Nine, Crazy Ex-Girlfriend, ou encore plus récemment This is Us : les personnes racisées et issues de la communauté LGBT peuvent aussi avoir des vies «normales». Et des séries comme Sense8, avec son casting international et ses personnages pansexuels ont encore contribué à repousser les limites de la représentation à l'écran, et peut-être, à faire évoluer les mentalités, épisode après épisode.