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J’ai porté du rouge à lèvres foncé et apparemment le monde n’était pas prêt pour ça

Apparemment les rouges à lèvres ne sont tolérés que quand leur couleur appartient à notre définition traditionnelle de la féminité : rouge, rose ou violet.

Tous les ans à la même période, les mêmes articles ressortent sur les sites et magazines féminins : le rouge à lèvres foncé serait LE must de l’hiver.

Personnellement, je me maquille assez peu. Je mets du mascara mais jamais de fond de teint, et je porte très occasionnellement du rouge à lèvres, généralement rouge. Je suis aussi méga blanche, et j'ai de toutes petites lèvres, donc j'ai toujours pensé que les rouges à lèvres foncés donneraient l'impression que j'ai un cafard à la place de la bouche.

Mais après avoir pris la confiance en regardant des vidéos de youtubeuses, et parce qu'à BuzzFeed, on aime bien tester des choses, j’ai décidé d’essayer des rouges à lèvres foncés pendant une semaine entière, et de voir si je pouvais moi aussi adopter cette tendance automnale / hivernale. Je me suis donc rendue à Sephora, et j’ai décidé de tester un éventail assez large de teintes foncées : non seulement du bordeaux et du violet, mais aussi du noir, du bleu, et même du gris. Je ne savais même pas que le rouge à lèvres gris existait, mais j’ai tout de suite pensé que le résultat serait formidable.

Mais ce qui devait être un simple test de rouges à lèvres s’est transformé en expérience sociologique assez intéressante. Certaines couleurs ont été plus difficiles à porter que je ne l'avais anticipé.


«T'as l'air malade»

J’ai commencé avec une couleur assez safe : un bordeaux très sombre qui tirait vers le marron. Le genre de teinte que ma mère portait dans les années 90 quand c'était à la mode.

Le résultat était un peu celui auquel je m’attendais, la couleur très sombre me donnait une bouche encore plus minuscule qu’elle ne l’est déjà. Comme si mes lèvres s’étaient atrophiées et étaient en train de pourrir. Bref, le look «momie-chic» ne m’allait pas très bien, et la texture était tout sauf idéale (il était trop liquide et s’étalait mal). Mais j’ai eu assez peu de remarques ou de regards déplacés. Les gens avaient juste l'air de s'en foutre.


Le lendemain, j’ai testé celui que j’attendais avec le plus d’impatience : le gris clair. Et franchement, j’ai trouvé ça très mignon.

J'ai ressenti le besoin de beaucoup me maquiller, pour que mon look soit «équilibré» : en plus du rouge à lèvres, j'ai mis de l'eye-liner, du blush, de l'anti-cernes pour faire ressortir les yeux… Le genre de trucs que je ne fais JAMAIS, ou genre, pour le Nouvel An.

Le problème c’est que, n’ayant jamais porté cette couleur sur mes lèvres, ni même jamais vu des femmes en porter sur le tapis rouge ou dans la rue, je n’avais aucune idée de comment l’associer à ma tenue. J’ai littéralement retourné tout mon placard avant de me résigner à porter un rose pastel, ce qui était, je pense, un assez bon choix. J'ai trouvé que ça me donnait un air très doux et sage, un peu comme une elfe de la montagne, ou comme si j'étais la grande sœur un peu cool de la reine des neiges. Malheureusement, tout le monde n'était pas de cet avis.

J'ai demandé aux gens sur Instagram ce qu'ils en pensaient, et le résultat a été sans appel :

«Bon, peut-être que ça rend mieux en vrai qu'en photo», je me suis dit. Sauf que non. Le soir, en arrivant en soirée, une personne qui avait vu la photo sur Instagram m'a dit «ah, tu l'as quand même gardé pour la soirée... ?» Mon mec, lui, m'a dit que ça faisait «ado emo». «Même avec un chemisier rose ???» je lui ai demandé. «Ben oui, ça fait encore plus emo, le rose», m'a-t-il répondu. Je ne pouvais pas gagner. Je suis allée me coucher avec ma confiance en moi un peu abîmée, et en me disant que le reste du monde n'était sans doute pas prêt pour moi et mon fabuleux rouge à lèvres gris.

«Ce qui me fait peur, c'est le rouge à lèvres de la journaliste»

Le lendemain, je suis passée au bleu foncé. Et c'était très, très foncé.

Comme si ça ne suffisait pas, j'étais super crevée, j'avais la gueule de bois, et j'avais les cheveux sales. Bref, je ne ressemblais à RIEN. Mes collègues ont quand même complimenté la couleur, et je me suis dit qu'avec un peu plus de sommeil et de shampoing, j'aurais pu obtenir un résultat vraiment pas mal. Mon mec, lui, m'a dit que c'était «étrange» (comprendre: moche), et que ça faisait trop «dark Anaïs». Ce que je n'ai absolument pas compris, parce que je suis toujours dark Anaïs. C'est juste que pour une fois, j'avais trouvé une teinte de rouge à lèvres assortie à mon âme.

Il se trouve que ce jour-là, j'ai dû tourner une vidéo pour le travail, qui parlait du film Ça. Et visiblement, mon choix de maquillage a perturbé la concentration de certains:

Alors certes, quand on s'affiche publiquement en étant une femme, certains ne peuvent s'empêcher de l'interpréter comme une invitation aux commentaires sur son physique. Mais il faut quand même noter qu'au lieu des traditionnels «t'es grosse» ou «t'es moche», ce qui dérangeait le plus cette fois-ci, c'était le fait précis que j'avais porté un rouge à lèvres bleu.

Honnêtement, le bleu n'était vraiment pas la meilleure teinte testée cette semaine-là. Mais c'était pas non plus CHOQUANT, genre c'est juste un rouge à lèvres les gars. Calmez-vous. Une collègue m'a également dit en rigolant que je faisais peur, ce qui fait toujours plaisir un mercredi matin à 9h30. Et autant j'aime bien l'idée de faire peur à cause de ma répartie tranchante ou de ma froideur légendaire, autant m'entendre dire que je fais peur à cause d'un rouge à lèvres est un peu absurde.

Bilan à mi-parcours : j'avais vraiment kiffé une teinte, et trouvé les deux autres pas mal, même si j'étais plus mitigée. Mais autour de moi, c'était assez unanime: au mieux c'est «bizarre», au pire c'est moche.

Violet: oui, Noir: non

Le quatrième jour, j'ai porté du violet.

Bizarrement, j'étais beaucoup plus sereine en le mettant. Je savais que le violet est considéré comme une teinte «féminine», au même titre que le rose ou le rouge, et je suspectais donc que j'aurais moins de remarques en le portant.

En arrivant au bureau, mes collègues m'ont tout de suite complimentée, même si certains m'ont dit que la texture rendait moins bien que les autres (j'étais complètement d'accord). Comme il était plus clair, on voyait beaucoup mieux les imperfections et la répartition un peu hasardeuse du liquide sur mes lèvres (oui, j'ai appris que le rouge à lèvres c'est comme la tortilla, ça demande des années de savoir-faire et d'expérience pour réussir à maîtriser le tour de main). Sur Instagram, j'ai aussi reçu plus de compliments que pour les autres couleurs.


Le cinquième jour, j'ai testé le gris foncé, avec beaucoup d'excitation vu que le gris clair m'avait plu.

Et j'ai adoré. Je m'étais aussi coupé les cheveux ce jour-là donc honnêtement je kiffais ma tête de manière générale. J'ai reçu plein de compliments et je me sentais trop bien. Je crois que c'était ma teinte préférée. Malgré tout, j'avais choisi cette couleur parce que je savais que je ne sortirais pas beaucoup ce jour-là, à part pour aller chez une amie. J'ai envisagé la possibilité d'aller dans un bar, et j'ai tout de suite ressenti une petite crainte à l'idée de devoir me montrer en public avec une teinte aussi particulière. C'était comme si je savais qu'on allait me juger.


Enfin, j'ai terminé par le degré de difficulté le plus élevé pour une meuf blanche aux lèvres microscopiques : le noir.

Et franchement, ça allait ! Oui, c'est super sombre et très difficile à porter. Et oui, à chaque fois que j'apercevais mon reflet dans une vitre, je sursautais. Mais mes collègues ont été agréablement surpris par le look, et ma chemise a remporté un franc succès. J'avais fait exprès de mettre une chemise assez chic et féminine, et de l'eye-liner bleu, pour rajouter le plus de couleur possible à mon look (mais pas du rose, «parce que ça fait emo!!!» – les paroles de mon mec résonnaient encore dans mon esprit). Le soir, à ma grande tristesse, mes potes m'ont dit que c'était «trop».: la limite à ne pas franchir, quoi.

Rester dans le cadre de la féminité

Cette semaine m'a appris deux choses. Déjà, que mettre du maquillage, c'est dur. Il faut choisir sa tenue en fonction, mettre encore plus de maquillage pour équilibrer, et à la fin de la semaine, mes lèvres étaient en lambeaux. Et puis, cela nécessite forcément de s'exposer aux commentaires des autres. Durant cette semaine, j’ai eu beau trouver que la plupart des rouges à lèvres m’allaient relativement bien (et recevoir des compliments dans ce sens), j’ai fait face à pas mal d’incompréhension et de moqueries. Visiblement, mon maquillage ne correspondait pas à ce que les gens attendent de l'apparence d'une femme.

J'ai eu le sentiment que les rouges à lèvres n’étaient tolérés que lorsque leur couleur appartenait à notre définition traditionnelle de la féminité : rouge, rose et violet, en gros. Lorsque je mets du rouge à lèvres rouge, ce qui m’arrive assez régulièrement, on me dit que je suis féminine, jolie... ou, la plupart du temps, on ne me dit rien. C'est «normal», ça ne mérite même pas d'être mentionné. Lorsque je mets du rouge à lèvres gris ou bleu, par contre, ça détonne. Et on me dit que je fais peur, que ça ne me va pas, ou que c'est «trop», tout simplement.

En fait, en regardant beaucoup d’articles de féminins sur les «rouges à lèvres foncés», la plupart ne recommandaient que différentes teintes de rouge ou de violet. Certains veulent même nous apprendre à «porter le rouge à lèvres foncé sans en faire trop».
J'ai vite compris que quand il s'agit de maquillage, c'est bien d'oser, mais pas trop non plus. Le gris clair était la teinte la plus douce que j'ai portée, pourtant elle a été décrite comme «dark», «sérieuse» et «sévère». Au quotidien, les femmes subissent des injonctions incessantes à s'apprêter, à se rendre plus attirantes, et ce par tous les moyens, notamment le maquillage. Mais on nous répète aussi avec à peu près autant d'insistance qu'on serait mieux «naturelles» et que faire trop d'efforts pour être jolie, ce n'est pas très glamour.

Je me souviens d'une soirée dans un bar, quand j'étais adolescente. J'avais 16 ans, de l'acné, et comme aujourd'hui, je me maquillais assez peu. Le barman s'est moqué assez méchamment de deux filles à côté de moi parce qu'elles avaient «trop forcé sur le fond de teint». Puis il a lancé un regard dans ma direction. Il leur a dit «en même temps, y en a qui devraient en mettre un peu plus», et les filles qu'il avait insultées 10 secondes plus tôt ont ri avec lui. Franchement, il y a de quoi s'y perdre. Sois apprêtée, mais pas trop. Porte du maquillage, tant qu'il est féminin et discret.

Au cours de cette semaine, j'ai appris qu'une personne de mon entourage, qui a des piercings et aime bien porter ses cheveux teints en vert ou en bleu, est régulièrement insultée dans la rue. On lui dit de changer de trottoir. On la traite de sorcière. Découvrir ça m'a brisé le cœur. Je n'ai subi aucune insulte aussi cruelle, et pourtant, à la fin de mon expérience, j'avais de sacrés doutes sur mon apparence physique et ma capacité à porter du maquillage. Alors même que j'écris ces lignes, je me demande encore si je ne suis pas complètement folle de penser que ce rouge à lèvres gris m'allait bien. Si quelques commentaires peuvent autant entamer notre propre confiance en soi, comment peut-on un jour espérer se libérer du jugement des autres ? Comment est-ce que des gens peuvent être à ce point dérangés par le maquillage ou la coupe de cheveux de quelqu'un d'autre ?

Je ne suis pas sûre d'avoir la réponse mais si vous vous sentez personnellement offensé-e par une couleur de rouge à lèvres, il faut péter un coup, sérieusement. Sur ce, je vais aller me démaquiller parce que porter du rouge à lèvres tous les jours, ça finit par gratter.