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Pourquoi tolérons-nous le comportement abusif des réalisateurs «de génie» ?

Pendant des décennies, les grands réalisateurs qui «provoquaient» et maltraitaient les actrices, prétendument pour les pousser à se dépasser, ont eu le bénéfice du doute, au détriment des femmes qui souffraient sur leurs plateaux de cinéma.

Quand la chanteuse Björk a accusé le réalisateur Lars von Trier de harcèlement sexuel en octobre dernier, ses déclarations n'ont pas forcément surpris ceux qui s'intéressent à la carrière du réalisateur. Le calvaire de Björk sur le tournage de Dancer in the Dark (dans un rôle qui lui a valu le prix d'interprétation féminine au Festival de Cannes) est déjà connu de beaucoup, et Lars von Trier cultive depuis longtemps l'image d'un réalisateur intransigeant et tyrannique ; il dément avoir harcelé Björk, mais reconnaît que leur relation était tendue. Il semble aussi beaucoup aimer, comme l'avait noté en 2009 la critique Dana Stevens dans Slate, tourner des films «dans lesquels une femme sans défense, fragile, souvent instable mentalement, est progressivement rendue folle, et parfois tuée.» Au sujet de sa réputation, il a un jour déclaré dans une interview : «Je n'ai jamais eu l'impression de maltraiter quelqu'un, mais je pourrais l'avoir fait, bien sûr. Et je pourrais être tenté de le faire.»

Lars von Trier est considéré par beaucoup comme un des plus grands réalisateurs de la planète. Il a reçu la Palme d'Or, le Grand Prix et le Prix du Jury au Festival de Cannes. Il travaille régulièrement avec les plus grandes actrices, de Nicole Kidman à Kirsten Dunst, et il a co-fondé le mouvement cinématographique minimaliste et influent baptisé Dogme 95. Bien qu'une des règles de ce mouvement soit que «le réalisateur ne doit pas être crédité», il a toujours été difficile de séparer l'homme de ses œuvres primées. C'est souvent attribué à son talent cinématographique unique, mais The Guardian notait en 2012 – tout en disant qu'il était un des plus grands réalisateurs vivants – que Lars von Trier était autant connu pour son «goût immature pour la provocation» que pour son influence artistique.

Pour les femmes qui jouent dans ses films, les méthodes de réalisation de Lars von Trier sont à la fois «un cadeau et une malédiction», beaucoup de ces actrices ayant gagné des prix d'interprétation majeurs. Mais en 2011, Björk a contesté l'idée selon laquelle les performances des femmes dans ses films étaient la preuve du talent de Lars von Trier, affirmant plutôt qu'«il avait besoin d'une femme pour donner une âme à son travail. Et qu'il les enviait et les haïssait pour ça. Il devait donc les détruire pendant le tournage. Et cacher les preuves.»

Comme d'autres réalisateurs à Hollywood (Quentin Tarantino défendant l'usage du mot «nègre» ou Gaspar Noé se vantant de tourner sous l'influence de la cocaïne), Lars von Trier aime les polémiques et réussit à insinuer l'idée que son imagination folle et transgressive excuse toutes les choses terriblement «puériles» qu'il fait lorsqu'il crée. Or, il n'a pas été rejeté par l'industrie du cinéma pour sa prétendue sympathie pour Hitler ou sa manie de pousser les femmes au-delà de leurs limites devant la caméra. Chaque polémique suscitée par le comportement de Lars von Trier au fil des ans semble avoir ancré l'idée qu'il était une sorte de visionnaire dément, doté, comme l'a écrit le magazine MovieMaker, d'un «instinct ludique pour provoquer et expérimenter.»

La frontière entre provocation et harcèlement reste très floue dans le monde du cinéma en général, et en particulier quand on parle de direction d'acteurs. Et les producteurs, la critique et le public ont applaudi, au fil des décennies, les réalisateurs qui dépassaient les bornes, encore et encore. Trop souvent, dans un secteur dominé par des hommes qui adulent d'autres hommes, ceux qui, derrière la caméra, «provoquent» les femmes avec lesquelles ils travaillent (d'Alfred Hitchcock à Stanley Kubrick en passant par David O. Russell) ont le bénéfice du doute, et se voient accorder une éternelle seconde chance, au détriment de celles qui endurent ces provocations.

Dans bien des cas, la violence présumée est psychologique ou verbale, plutôt que sexuelle. Mais après les allégations contre le producteur Harvey Weinstein, la déclaration de Björk à propos de Lars von Trier et le nombre stupéfiant de femmes (plus de 200) qui ont accusé le réalisateur James Toback de harcèlement, entre autres, une pression nouvelle et considérable s'exerce sur les personnes de pouvoir à Hollywood pour transformer en profondeur la culture du monde du cinéma. Des signes indiquent que la chute d'Harvey Weinstein pourrait déjà avoir ébranlé la domination des hommes blancs dans le secteur. Et si le but est de changer les choses, il est temps que le gotha du cinéma accepte que la déification des réalisateurs peut contribuer à la création d'un environnement propice au harcèlement.

Après tout, tout le monde ne peut pas être le provocateur ou le génie «puéril» de service sur un plateau de tournage. Et la grande liberté dont jouissent les hommes pour des raisons «artistiques» s'est trop souvent transformée en blanc-seing leur permettant d'abuser de leur pouvoir. En fait, dans l'histoire du cinéma, tant de réalisateurs ont connu un succès retentissant tout en maltraitant les femmes, que non seulement la brutalité est ignorée de manière systémique, mais elle est aussi considérée comme le signe du génie d'un homme.


La domination de l'homme blanc est un pilier du monde dans lequel nous vivons et les films ont longtemps permis de glorifier et de maintenir le patriarcat. Depuis près de 100 ans, le public va au cinéma, s'assoit dans l'obscurité devant un grand écran et regarde les rêves des hommes.

En 1973, Laura Mulvey a dénoncé le «regard masculin» du cinéma dans un article fondateur intitulé Plaisir visuel et cinéma narratif, puis des militantes féministes de couleur comme bell hooks ont développé des idées similaires pendant des décennies, mais il est clair que le monde du cinéma, en grande partie, n'a jamais eu l'info – ou a choisi de ne pas la lire. En effet, même si les femmes passent un (petit) peu plus derrière la caméra en 2017, le regard cinématographique de l'homme blanc hétérosexuel est encore largement considéré comme le meilleur à Hollywood et au-delà – le prisme le plus artistique et le plus significatif à travers lequel voir le monde.

Par exemple, ce sont des hommes qui ont réalisé 21 des «25 meilleurs films du XXIe siècle» du New York Times. Les «meilleurs films d'art et d'essai,» selon une sélection du Guardian datant de 2013, ont tous été réalisés par des hommes. Et le classement Taste of Cinema 2014, regroupant les «cinéastes les plus innovants du moment,» est aussi exclusivement composé d'hommes. Seules deux femmes (blanches) ont remporté le prix de la mise en scène à Cannes en 71 ans d'existence du festival, alors qu'une seule femme (blanche) a remporté l'Oscar du meilleur réalisateur (sic). Non seulement le genre de ces personnes dites «de génie» confirme l'existence d'un préjugé sexiste, mais le jargon de la réalisation cinématographique reste également composé d'expressions masculines.

L'année où Laura Mulvey a publié son article phare, le lauréat des Oscars Elia Kazan (qui a tourné Un tramway nommé Désir et Sur les quais), a prononcé un discours intitulé «Qu'est-ce qu'un réalisateur?» à l'université Wesleyenne. Il a commencé par poser ces trois questions rhétoriques: «Comment doit-il se cultiver? De quelles compétences son art a-t-il besoin? Quel genre d'homme doit-il être?» Puis il a continué en donnant aux étudiants une litanie de conseils, suggérant en souriant qu'un homme qui réalise «doit plus faire preuve d'autorité» que «d'amour.»

Cette affirmation de Kazan, selon laquelle le cinéma demande de la force et exprime une virilité expérimentée, est plus ou moins restée la norme à Hollywood, malgré les gros efforts des féministes et de certaines femmes derrière la caméra pour montrer à quel point cette perspective masculine est limitée. Elle traduit non seulement la persistance de la «thèse de l'auteur,» à savoir que les réalisateurs sont les vrais «auteurs» des films – en élevant d'abord des hommes comme Alfred Hitchcock et Howard Hawks au rang d'artistes respectés – mais aussi l'idée plus large que le génie au cinéma est lié à une domination sur l'ensemble de la production.

Bernardo Bertolucci, deux fois lauréat des Oscars, incarnait cette mentalité lorsqu'il confessait avoir filmé une scène de viol dans Le dernier Tango à Paris en 1972, sans le plein consentement de la star Maria Schneider. Maria Schneider, qui donnait la réplique à Marlon Brando, a déclaré en 2007, bien que l'agression du film ait été simulée: «Je me suis sentie humiliée et pour tout dire, un peu violée.» Le réalisateur italien n'a pas hésité à dire en 2016 qu'il avait délibérément caché la véritable nature de la scène, afin de garder un contrôle total : «Je ne voulais pas que Maria joue son humiliation, sa rage, je voulais qu'elle... ressente... la rage et humiliation.»

Les hommes n'ont pas seulement de meilleures opportunités dans le monde du cinéma, ils sont aussi récompensés pour avoir filmé d'une façon qui renforce leur pouvoir et leur contrôle dans la société, comme le montre la façon dont l'autoritarisme est glorifié dans la réalisation. Qu'il s'agisse de l'atmosphère belliqueuse d'Apocalypse Now de Francis Ford Coppola ou des «conditions insupportables» décrites par les actrices de La Vie d'Adèle : Chapitres 1 et 2, Palme d'Or à Cannes, de nombreux films cultes affichent, dans leur «facture» même, une adhésion aux idéaux du pouvoir masculin. Et, si l'image d'Épinal du réalisateur reste liée à la précision, au contrôle et à la virilité, il ne faut pas s'étonner que cet attachement se traduise par la domination des femmes – occasionnant souvent des séquelles réelles et durables.

Shelley Duvall a remporté le prix d'interprétation féminine à Cannes en 1977 pour son rôle dans Trois femmes de Robert Altman, mais trois ans plus tard, sa prestation dans Shining de Stanley Kubrick, où elle incarnait Wendy Torrance, a été si sévèrement critiquée que cela a fini par éclipser tout ce qu'elle avait fait d'autre dans sa carrière – alors que le film a permis d'élever Stanley Kubrick au rang d'icône du cinéma. Shelley Duvall, qui jouait face à Jack Nicholson une femme martyrisée par la rage meurtrière de son mari, fut nomée pour le Razzie de la pire actrice cette année-là ; Stephen King, qui a écrit le roman original, a un jour déclaré : «Shelley Duval en Wendy est sans nul doute un des personnages les plus misogynes de l'histoire du cinéma. Elle est complètement stupide et passe le plus clair de son temps à hurler. Elle ne correspond absolument pas au personnage que j'ai créé.»

Mais comme elle l'explique elle-même, le jeu d'actrice de Shelley Duvall n'était pas une erreur. Son rôle avait été pensé avec précision par Stanley Kubrick, qui lui a intentionnellement imposé des conditions de travail horribles :

«Endurer jour après jour ce travail atroce était presque devenu insupportable… Je devais crier 12 h par jour, toute la journée, les neuf derniers mois, cinq ou six jours par semaine... Après tout ce travail, presque personne n'a évoqué ma prestation dans le film, ni vraiment mentionné, semble-t-il. Toutes les critiques parlaient de Stanley Kubrick, comme si je n'existais pas.»

Jack Nicholson a corroboré ces propos, qualifiant la tâche de Shelley Duvall sur le plateau de «travail le plus dur qu'un acteur ait connu». Les images du documentaire Making «The Shining», réalisé par la fille de Stanley Kubrick, Vivian, attestent ce calvaire. Elles montrent le réalisateur en train de demander aux gens sur le plateau de ne pas faire preuve de compassion envers Shelley Duvall. Pourtant, malgré cette preuve évidente de violence psychologique, la réputation d'«auteur» de Stanley Kubrick n'a quasiment pas été écornée.

En fait, le martyre de Shelley Duvall et la façon dont Kubrick régnait sur le plateau sont masqués par l'aura mythique qui entoure ce film et son réalisateur. Ils ne sont évoqués qu'indirectement par des articles du style «25 choses que vous ignoriez sur Shining», qui relatent le nombre record de prises. Le réalisateur Saul Metzstein a dit une fois à propos de Stanley Kubrick : «Ses films sont fantastiques, et ils ont quelque chose que vous ne pouvez pas obtenir sans être incroyablement difficile et méthodique. Vous devez être quasiment obsessionnel pour faire ce genre de chose.» Non seulement Stanley Kubrick est considéré comme l'un des réalisateurs les plus géniaux de l'histoire du cinéma, mais Shining a été désigné le 46e film le mieux réalisé par la Guilde des réalisateurs des États-Unis.

Tous ces éloges reconnaissent implicitement que Stanley Kubrick avait une «démarche» en tourmentant Shelley Duvall, et que, même si elle souffrait, la fin justifiait les moyens. De Lars von Trier, qui a déclaré que regarder Nicole Kidman porter un collier de chien orné d'une cloche pendant le tournage de Dogville lui avait procuré «un plaisir personnel», à Alfred Hitchcock, accusé par Tippi Hedren de l'avoir harcelée sexuellement lors du tournage d'un film sur la violence sexuelle, un metteur en scène peut justifier presque n'importe quelle violence envers les femmes, si le produit final plaît aux hommes.

Et comme le soulignait Tom Shone, en écrivant à propos du culte des auteurs en 2012, même la beauté que les hommes voient à l'écran est très souvent liée (comme le dit Laura Mulvey) à l'objectification sexuelle et à la nécessité de contrôler le corps des femmes : «On ne vous en voudrait pas de conclure que la meilleure définition d'un "auteur" est un réalisateur qui met dans ses films les femmes qu'il veut se taper.»

Dans leur quête esthétique, les hommes peuvent sortir indemnes de ces «incidents,» leur réputation restant intacte (sinon grandie), tandis que les conséquences à long terme pour les femmes impliquées, personnellement et professionnellement, sont largement ignorées. Shelley Duvall n'est apparue que dans quelques films après Shining et Tippi Hedren a récemment déclaré dans un tweet que sa collaboration avec Hitchcock (et d'autres) l'avait finalement poussée à quitter la profession.

L'idée selon laquelle les réalisateurs doivent être des patriarches intransigeants et puissants ou avoir «la fermeté d'un dresseur d'animaux», comme l'a dit Elia Kazan dans son discours à l'université Wesleyenne, est un des mythes fondateurs du cinéma moderne. Cette croyance est perpétuée par ceux qui restent au pouvoir dans cette industrie, les mêmes qui idolâtrent et s'inspirent des grands auteurs du passé. Et continuer à cacher derrière le mythe la réalité des abus que les femmes dénoncent sur les plateaux depuis des décennies, ne fait que faire pencher davantage la balance vers ceux qui font déjà la pluie et le beau temps dans l'industrie.


Cette année, Mother!, un thriller psychologique de Darren Aronofsky avec Jennifer Lawrence et Javier Bardem, a divisé le public et la critique. Certains y ont vu un «spectacle sadique», tandis que d'autres, comme Martin Scorsese, défendent la passion de son auteur. Dans un article du New York Times qui fait le portrait du réalisateur et de ses stars, un sous-titre demande: «Est-ce le film le plus déconcertant de 2017 ou juste le plus provocateur ?»

Une des choses qu'on retient du portrait est que Darren Aronofsky, surnommé «le réalisateur le plus ambitieux d'Hollywood» et grand fan des films de Stanley Kubrick, a été particulièrement dur avec l'actrice Jennifer Lawrence. À un moment du tournage, elle «a hyperventilé, s'est déchiré le diaphragme et a dû être emmenée à l'infirmerie» ; Darren Aronofsky a non seulement gardé les images du «malaise» de Jennifer Lawrence dans le film, mais il lui a fait tourner à nouveau la scène, «parce que nous ne l'avions pas encore». Melena Ryzik note que l'actrice et le réalisateur sont ensuite sortis ensemble (précisant que Darren Aronofsky «s'est hérissé à l'idée que sa relation avec la star pouvait transparaître à l'écran»), mais aussi que Javier Bardem décrit la complicité du duo sur le tournage de la façon suivante: «Elle peut télégraphier la souffrance à l'écran sans avoir à souffrir dans la vraie vie; il peut dépeindre la psychose et rester lui-même.»

Bien que Darren Aronofsky n'ait pas clairement harcelé son actrice, cette dichotomie fait écho au sentiment sous-jacent derrière les abus du tournage de Dancer in the Dark et Shining, et aux réactions qu'ils ont suscitées dans la presse – l'idée que, finalement, le réalisateur, en tant que demi-dieu, avait le droit de créer ces situations traumatiques, car elles étaient le prix à payer pour exprimer la beauté. «Elle ne ressemble à aucune des scènes que j'ai filmées auparavant», déclare Darren Aronofsky à propos de la prise qui a si profondément ébranlé Jennifer Lawrence. Mais il est difficile d'imaginer quelqu'un d'autre qu'un «auteur» blanc pour filmer une telle scène, pour être décrit de la sorte par Javier Bardem ou pour susciter les réactions que Mother! a causées.

Combien de fois les femmes ont-elles exploré leurs «psychoses» sur grand écran en torturant des hommes ? Combien de fois des réalisateurs de légende, comme Martin Scorsese, ont-ils écrit des éditos pour défendre un film dans lequel des femmes torturaient des hommes hétéros ? Une réalisatrice noire pourrait-elle décharger sa colère sur ses stars, comme Stanley Kubrick et Lars von Trier, sans être discréditée ? Une femme noire aura-t-elle un jour la liberté et le soutien d'un studio pour tourner un film sur ses angoisses existentielles, sans parler de les diffuser dans tous les cinémas du pays ?

Sur le site Pajiba, Kayleigh Donaldson a récemment mis en relief ces inégalités en comparant les carrières de David O. Russell, une «brute notoire,» et de Catherine Hardwicke, la réalisatrice de Twilight. David O. Russell a été filmé en train de vilipender violemment Lily Tomlin pendant le tournage de J'adore Huckabees, a agressé physiquement Christopher Nolan pour une querelle de casting et a été accusé d'attouchements sur sa nièce (aucune charge n'a été retenue contre lui, même si David O. Russell a admis avoir touché ses seins). Non seulement il continue à tourner et à gagner des prix, mais il réussit aussi à faire des films médiocres, comme Joy, sans perdre ni ses soutiens financiers, ni sa réputation. Comme Woody Allen, qui a été accusé d'abus sexuels par sa fille (ce qu'il nie) et qui a enchaîné les flops commerciaux et critiques, David O. Russell est considéré comme un «grand réalisateur » apparemment intouchable.

En parallèle, Kayleigh Donaldson rapporte cette histoire sur Catherine Hardwicke lors du tournage de Twilight :

«Catherine Hardwicke a avoué aller en coulisses pour pleurer en vitesse cinq minutes, un jour. Elle a pleuré un bon coup et est revenue sur le plateau, où elle avait la réputation d'être travailleuse, positive et à l'aise avec les acteurs et l'équipe. Catherine Hardwicke n'a pas fait le film suivant de la saga, mais elle a contribué à son succès stupéfiant... des sources ont indiqué que le studio ne l'aimait pas... On dit aussi que le fait qu'elle aille pleurer en coulisses était un signe qu'elle était difficile. Plus tard, Catherine Hardwicke a tenté de réaliser un film de boxe intitulé Fighter. On lui a répondu qu'il devait être réalisé par un homme. Et c'est David O. Russell qui a eu le boulot.»

De nombreuses femmes continuent à travailler avec David O. Russell et certaines, comme l'actrice oscarisée Jennifer Lawrence, sont de ferventes admiratrices de son travail. Mais ce choix ne réfute pas le quotidien d'autres femmes. Amy Adams a raconté que David O. Russell l'avait faite pleurer sur le tournage d'American Bluff, mais que la réaction de sa partenaire était très différente de la sienne: «J'étais vraiment bouleversée sur le plateau. Je veux dire, pas tous les jours, mais souvent. Jennifer [Lawrence] ne l'était jamais. Elle est en acier trempé. Et pas moi.» Excuser la brutalité des hommes dans le monde du cinéma signifie que ceux qui travaillent avec eux, en particulier les femmes, doivent se forger une «carapace». Ça devient une preuve de leur engagement. Et quand elles n'arrivent pas à atteindre ce niveau déraisonnable d'insensibilité, elles – plutôt que les réalisateurs qui le réclament – en paient le prix.

Les standards machistes des «grands» réalisateurs et du club très fermé des auteurs (tout comme le club des techniciens de studio) font que les postes à responsabilité sont encore très souvent interdits aux femmes. Et ce n'est pas sans rapport avec le fait qu'Hollywood reste embourbé dans des affaires de harcèlement. Si l'élite dirigeante se définit par la domination masculine et le dénigrement de tout ce qui est féminin, elle risque à tout moment de se laisser aller à des manifestations violentes d'hyper-masculinité. Cela renforce les hiérarchies qui permettent à la culture du viol de persister tout autour de nous.

Le harcèlement sexuel, les violences contre les femmes ou les abus de pouvoir n'arrivent pas qu'à Hollywood. McKayla Maroney a rejoint la longue liste des jeunes gymnastes qui accusent Larry Nassar, le médecin de l'équipe olympique américaine, d'agression sexuelle ; le photographe Terry Richardson a finalement été banni par les magazines du groupe Condé Nast, des années après que des femmes ont dénoncé ses agressions sexuelles ; le chanteur R. Kelly est accusé de coercition sexuelle et de maltraitance psychique ; Donald Trump est également accusé d'agression sexuelle par plusieurs femmes. (À part Larry Nassar, qui est actuellement accusé de crime sexuel et qui a plaidé coupable à des accusations de pornographie juvénile, tous ces hommes nient les charges dont ils font l'objet ou tentent d'excuser leur comportement.)

Nous savons que ces crimes sont liés à la structure globale de notre société, où le pouvoir est le plus souvent donné aux hommes les plus virils, tandis que les autres hommes, de peur de perdre leur propre pouvoir, s'efforcent de maintenir les inégalités. Pourtant, dans le sillage d'Harvey Weinstein et des pontes de tant industries dont les agressions ont été rendues publiques, il est grand temps que nous reconnaissions que beaucoup de nos «grands» artistes continuent d'être adulés pour leur exercice du pouvoir obsessionnel, et souvent violent.

Tant que l'art cinématographique sera associé à cette hyper-masculinité, les plateaux de cinéma continueront à encourager la souffrance faite aux femmes et les «provocations» des hommes. Mais si la conversation autour des films – à savoir qui les fait et comment – devait réellement changer après les révélations de ces derniers mois, cela pourrait ouvrir un monde de nouvelles possibilités.

Il y a toujours eu des femmes et des personnes d'autres genres capables de réaliser des films de grande qualité, et c'est plus vrai que jamais. Des artistes comme Dee Rees et Julie Dash continuent de créer et bien d'autres pourraient travailler beaucoup plus souvent – si elles recevaient le soutien financier et critique de la communauté. Mais comme Ava DuVernay, la réalisatrice de Selma, l'a récemment déclaré à propos de l'affaire Weinstein : «Je ne peux pas encore dire que les choses changent, car le changement n'est pas encore visible.»

Pourtant, on peut rêver qu'un jour le cinéma commence à glorifier une sorte de respect, d'entraide et d'empathie en coulisses qui soient vraiment centrés sur le leadership des femmes, et notamment des femmes de couleur. Le cinéma, qui exige que tant de personnes se rassemblent pour créer quelque chose de beau, pourrait même devenir un modèle pour d'autres professions. Il ne nous a pas souvent donné cette vision radicale, mais le cinéma populaire a toujours le pouvoir de nous enseigner à tous, mais surtout aux hommes, une autre façon d'être. ●


Imran Siddiquee est un écrivain et cinéaste vivant à Philadelphie.

Ce post a été traduit de l'anglais et adapté par Anaïs Bordages.