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J'ai avorté et je ne l'ai pas vécu comme un drame

Profondément féministe, je pensais pourtant qu'on ne pouvait pas ressortir totalement indemne d'un avortement. J'avais tort.

Avorter n'est pas toujours un drame. Je fais partie des plus de 200 000 femmes qui ont avorté cette année en France. Au moment où j'ai pris cette décision, puis pendant mon avortement et après celui-ci, je me suis demandé quelles seraient les conséquences de cet acte dans ma vie. Seraient-elles dramatiques ? Un avortement pouvait-il être anodin en termes psychologiques ? Me permettrait-il de reprendre le cours de ma vie là où il était ?

Je me posais toutes ces questions alors que les médias reprenaient en boucle, au milieu des hommages, le discours prononcé par Simone Veil à l'Assemblée nationale, en 1974, dans lequel elle défend sans faillir le droit à l'avortement. Elle y prononce néanmoins ces phrases qui m'ont interpellée la première fois où je les ai entendues :

«Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme – je m’excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame.»

Il y a quarante ans, avorter était certainement majoritairement un drame, non en raison de l'acte lui-même, mais des conditions de sa réalisation, du manque d'hygiène et d'informations, de l'infantilisation voire du mépris porté par le corps médical, de la peur d'être prise, de la clandestinité, du regard de la société quand c'était su. Toutes ces choses qui en faisaient cet «événement» qu'a si justement décrit l'écrivaine Annie Ernaux en se remémorant son avortement par une faiseuse d'ange, à une époque où cet acte était illégal.

«Aucun regret, aucune culpabilité, le bonheur de continuer à vivre sa vie comme on le souhaite.»

En 2017, en France, je n'ai pas recouru de gaité de cœur à l'avortement. J'aurais préféré ne pas tomber enceinte pour commencer et ne pas avoir à me préoccuper de toute cette logistique bordée d'angoisses et d'inquiétudes. Mais ce n'est pas toujours un drame, loin de là. Ce n'en fut pas un pour moi. Et je ne pense pas être une exception.

Un jour, une amie m'a confié avoir avorté quand elle avait 20 ans. Voici comment elle a conclu cette discussion : «Cela peut paraître bizarre mais je n'y repense pas souvent. C'était évident que je ne voulais pas d'enfant. J'étais au début de mes études, j'étais jeune, je voulais vivre ma vie.» Elle se souvenait surtout de son «soulagement» après coup.

Elle a également ajouté qu'elle regrettait qu'on tente de «l'enfermer dans un état émotionnel imposé» quand elle évoquait son avortement. J'étais perplexe. J'ai réagi comme la plupart de ses interlocuteurs et je me suis demandé si cette amie refoulait ses sentiments. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle décrive si précisément ce que je ressentirais quelques mois plus tard. Le soulagement et la conviction d'avoir pris la bonne décision. Aucun regret, aucune culpabilité, le bonheur de continuer à vivre sa vie comme on le souhaite.

D'où vient cette idée qu'avorter serait un acte traumatique ?

Dans mon imaginaire — et peut-être dans l'imaginaire collectif ? —l'avortement procédait pourtant d'une logique nécessairement tragique. J'avais la conviction — confuse – qu’avorter ne pouvait être anodin psychologiquement, qu'il laissait forcément une trace, un trauma, avoué ou non, conscient ou non. Profondément féministe, tout en considérant le droit à l'avortement comme un acquis inaliénable, je pensais malgré tout qu'on ne pouvait pas en ressortir totalement indemne. Comme si, en mettant un terme à sa grossesse, la femme devait forcément en payer le prix. D'où vient cette idée qu'avorter serait un acte traumatique ? Comme si la décision d'une femme d'avorter en toute connaissance de cause était plus choquante. (En particulier dans le regard masculin. A chaque fois que j'évoque la question de l'avortement avec des hommes, je suis frappée par ce mélange de gêne et de tabou qu'ils semblent ressentir comme si d'une certaine manière, eux aussi préféreraient ne pas savoir.)

Car l'avortement dit quelque chose de la femme : qu'elle ne se réduit pas à son pouvoir reproductif – difficile de ne pas penser au livre (et à la série) La Servante écarlate de Margaret Atwood en écrivant cela –, qu'elle est un être de culture capable de faire des choix et de les assumer, que l'instinct maternel n'existe pas tant que la femme n'a pas décidé de vouloir être mère et de se projeter en tant que telle. Autrement dit, que ce n'est pas un instinct. On n'est pas mère à la naissance d'un enfant, on le devient si on en a l'envie. Une femme souhaite-t-elle avorter qu'elle vivra cet acte avec soulagement. A-t-elle un désir d'enfant qu'elle vivra une fausse couche comme un drame.

Déjà mère d'un enfant, je me souviens de l'émotion ressentie lors de la première échographie. De mon désir de lui, de le prendre dans mes bras, de l'aimer à la folie, passionnément, de le voir grandir, d'être submergée d'émotion en le regardant, d'être parfois sonnée par ce flot d'amour inconditionnel. Je n'aurais pas cru possible de vivre si différemment ce même moment quelques années plus tard. Ce fut pourtant le cas lors de l'échographie de datation faite dans le cadre de l'avortement. Je n'ai rien ressenti en regardant l'écran où une petite tache noire représentait le début d'embryon.

Plusieurs mois plus tard, je comprends, finalement, ce que cette amie avait essayé de me décrire. Sans généraliser mon expérience, je constate l'évidence avec laquelle j'ai vécu mon avortement et le soulagement ressenti lorsque la gynécologue m'a dit que je n'étais plus enceinte, au moment de l'échographie de contrôle.

«Je pensais qu'une femme ne recourait à l'avortement que lorsqu'elle n'avait pas le choix, précisément.»

Pourtant, au moment de prendre ma décision, et j'en fus la première surprise, je me suis demandé si j'avais réellement le droit d'avorter. Ne devais-je pas m'effacer en tant qu'individu devant quelque chose qui me dépassait ?

Je me suis posée des questions que je n'aurais jamais imaginé me poser mais qui m'ont permis de réaliser que je n'avais jamais réfléchi à ce que signifiait réellement le droit à l'avortement. Je pensais qu'une femme ne recourait à l'avortement que lorsqu'elle n'avait pas le choix, précisément. Quand elle était acculée, trop jeune, n'avait pas fini ses études, quand elle était isolée, quand le père était absent ou quand elle n'avait pas les moyens financiers de faire face… À 30 ans, mariée, avec un métier stable, je n'étais dans aucun de ces cas de figure : avais-je donc vraiment le droit d'avorter ?

Il m'a donc fallu avorter pour comprendre qu'il ne s'agit pas seulement du droit de la femme d'arrêter une grossesse parce qu'elle ne pourra pas matériellement élever ce futur enfant – de nombreuses femmes décident d'ailleurs de garder leur bébé malgré des situations difficiles parce qu'elles ont un désir d'enfant –, mais bien du droit de la femme d'arrêter une grossesse parce qu'elle ne désire pas avoir d'enfant, à ce moment là, quelle qu'en soit la raison.

Avorter n'est pas nécessairement morbide

Au fil de mes réflexions, une autre idée reçue m'est apparue : que l'on avorterait toujours pour de tristes raisons. Comme si accepter une grossesse non désirée à l'origine témoignait forcément de son amour pour la vie, et qu'au contraire avorter était nécessairement morbide. J'ai ressenti précisément l'inverse. J'ai avorté parce que j'étais en train de retrouver un équilibre personnel qui me rendait heureuse, parce que j'aimais ma vie telle qu'elle était et que j'avais envie d'en profiter pleinement avant le chamboulement provoqué par un deuxième enfant, un jour, peut-être.

Au cours de cet avortement, j'ai également crû percevoir un halo discret mais réel de clandestinité, au sein même du monde médical. Alors que je faisais valoir un droit après y avoir mûrement réfléchi, on me renvoyait l'image de quelqu'un en position de faiblesse qu'il fallait aider. Le médecin qui m'a reçue, très professionnel, et tout en me donnant les informations nécessaires, avait terminé son ordonnance par un "Cher confrère, je vous prie de bien vouloir aider A. A." J'étais donc livrée au bon vouloir de personnes qui accepteraient, ou pas, de m'aider.

«Cet épisode m'a surtout obligée à questionner mes propres préjugés sur cet acte que je considérais comme profondément transgressif.»

Puis il fallut trouver un gynécologue acceptant de pratiquer un avortement médicamenteux. Nouvelle surprise, seule une dizaine d'entre eux acceptent de réaliser cet acte dans tout le Nord parisien (18e et 19e arrondissements). Et enfin avancer une somme loin d'être anecdotique, 227 euros en tout : 25 euros pour la consultation chez le médecin généraliste, 85 euros pour l'échographie de datation et 117 euros pour le gynécologue m'expliquant la procédure et me donnant les comprimés. Une somme certes remboursée après coup, et en partie par la Sécurité sociale, mais qui crée une inégalité importante entre les femmes.

Voilà, j'ai avorté en France en 2017. Je me suis sentie extrêmement chanceuse de vivre dans une société où l'accès à ce droit est aussi bien assuré sur le plan médical. Tout en étant informée des effets secondaires possibles, j'ai pu avorter chez moi, soutenue par mon compagnon. Et grâce aux puissants antidouleurs prescrits, je n'ai souffert à aucun moment. Cet épisode m'a surtout obligée à questionner mes propres préjugés sur cet acte que je considérais comme profondément transgressif et qui, de fait, reste tabou, loin de la banalisation souvent crainte. Avorter n'est pourtant pas toujours un drame, loin de là. Ce n'en fut pas un pour moi.