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    Il a passé 20 ans à financer l'extrême-droite américaine. Avec Trump, ça commence enfin à payer.

    William Regnery II, un homme qui a hérité de millions de dollars, s'est évertué quinze ans durant à bâtir un mouvement politique raciste –sans succès. Jusqu'à ce qu'un phénomène inattendu nommé Donald Trump donne une légitimité à l’œuvre de sa vie: «l'alt-right». Aujourd'hui, le discret séparatiste blanc rompt le silence.

    Comment le racisme franc s'est-il autant décomplexé pour passer de tabou suprême à cette force tranquille de la vie politique américaine? Sur internet, une armée aussi nébuleuse que diffuse, souvent désignée comme l'«alt-right», a tendu un énorme mégaphone au suprémacisme blanc. Et lorsque la candidature de Donald Trump à la présidence américaine s'est confirmée, on a soudainement eu l'impression que'il était là partout, tout le temps. Du jour au lendemain.

    En réalité, ce mouvement avait une infrastructure –des associations, des journaux, des conférences, de l'argent– patiemment échafaudée depuis des années et largement financée par un seul homme: William H. Regnery II, un multi-millionnaire discret et vieillissant. Un raciste très influent, dont vous n'avez jamais entendu parler.

    S'il a hérité de l'immense fortune d’une éminente famille du mouvement conservateur, Regnery n'a connu quasiment aucune réussite publique durant les six premières décennies de son existence. Sorti de l'université sans diplôme, sa tentative de gestion de l'entreprise familiale se solde par un échec.

    Les choses changent en 1999, lorsqu'il a l'idée de rassembler dans un somptueux hôtel du bord de mer, le Pink Palace, une douzaine de quinquagénaires nationalistes blancs. Regnery veut transformer l'Amérique en «ethno-État» blanc, une quête dans laquelle il se met à injecter régulièrement des centaines de milliers de dollars.

    Les donations que l'on peut retrouver concernent principalement deux associations, qu'il a créées et présidées. La première est la très secrète Charles Martel Society, du nom du grand-père de Charlemagne entré dans l'histoire pour avoir repoussé les Arabes à Poitiers en 732. Cette première organisation contribue à monter la seconde: le National Policy Institute (NPI), un think-tank au nom bien inoffensif, mais qui deviendra le centre névralgique de l'alt-right. C'est à Regnery que l'on doit l'embauche en 2011 de Richard Spencer, le charismatique conférencier auquel beaucoup attribuent la paternité de la «droite alternative» et directeur du NPI.

    UN COUP DE POUCE NOMMÉ DONALD TRUMP

    Reste que pendant plus de quinze ans, l'activisme et les investissements de Regnery vasouillent, comme si son rêve pour l'Amérique, celui de la ségrégation raciale, était voué au même funeste destin que ses autres entreprises.

    Jusqu'à ce qu'un événement historique extraordinaire tombe du ciel: la candidature de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Dans l'une de ses rares interviews, Regnery cherche le mot pour décrire le phénomène: «Je crois que Trump aura été un “légitimateur”», dit-il. Et avec Trump, «le nationalisme blanc est passé des messes basses au devant de la scène».

    Du jour au lendemain, la mise de départ de Regnery –constituée de petites donations dépassant rarement les 25.000 dollars– commence à fructifier. L'alt-right devient une force politique et divise l'Amérique à coup de raisonnements spécieux, de messages pro-Trump et de racisme éhonté. De son côté, Richard Spencer transforme l'image du nationalisme blanc: il est propre sur lui, bien rasé, il passe bien à la télé. Depuis la victoire de Trump, le mouvement n'a cessé de gagner en notoriété; une recherche des termes «Richard Spencer» et «alt-right» sur la base de données journalistiques Nexis génère 1200 résultats. Seuls 40 sont antérieurs au 8 novembre 2016, date de l'élection de Trump.

    Aujourd’hui, Regnery a 76 ans. Longtemps ignoré et rejeté, il savoure son succès alors que l'emprise de l'alt-right continue de s'étendre. «Mes billes ont été encore plus rentables que celles des frères Koch ou de Georges Soros», se vante-t-il par mail, se comparant aux grands financiers respectifs des mouvements réactionnaires et progressistes aux États-Unis.

    LE MILLIONAIRE SORT DE SA RÉSERVE

    S'il est un homme d'influence, Regnery préfère les coulisses aux feux des projecteurs. L'homme évite les apparitions publiques et n'a quasiment jamais parlé à des journalistes. Mais il a accepté de nous recevoir à Boca Grande, sa ville natale de Floride, où il est revenu après de nombreuses années passées dans l'Illinois. Le mécène du nationalisme blanc y coule une retraite paisible et maintient sa forme à coup de kilomètres à vélo.

    Nichée dans un îlot de quiétude d'un peu moins de deux kilomètres d'envergure et reliée à la côte occidentale de la péninsule par un pont à péage, Boca Grande est une enclave de 1700 habitants, pour certains issus de vieilles familles américaines aussi discrètes que richissimes comme les Bush, les du Pont, les Steinbrenner. L'artère principale, la Gilchrist Avenue, donne sur la mer. Bordée de palmiers, on y voit des autochtones déambuler en voiturettes de golf. Dans les agences immobilières, la villa de milieu de gamme se négocie autour de 1,3 million de dollars.

    Le rendez-vous nous a été donné un matin de mai chaud et humide, dans le vaste et luxueux salon du Gasparilla Inn, l'hôtel le plus cher parmi la poignée d'établissements disponibles sur l'île. L'endroit est baigné de soleil et au-dessus de nos têtes, les pales d'énormes ventilateurs rafraîchissent l'atmosphère surannée.

    Bill Regnery est assis dans un fauteuil en rotin matelassé et survole les nouvelles du jour. Avec son cycliste jaune fluo, il semble débarquer d'une autre planète. Lorsqu'il se lève pour nous saluer, il nous tend une main tremblante.

    «Bill», dit-il, pour se présenter.

    L'homme est chétif et un peu voûté, avec des cheveux blancs clairsemés et des sourcils broussailleux. Mais il est toujours vaillant et nous annonce une virée de 25 kilomètres en vélo dès l'interview terminée. Les jambes croisées, il parle de sujets divers le regard perdu dans le lointain. Son expression est sérieuse et il évite les contacts visuels. Lorsque nos questions se font plus personnelles, sur sa famille ou sur ses échecs, par exemple, il nous répond calmement mais commence à triturer son stylo bille. Clic clac, clic clac.

    «JE SUIS PLUS À L'AISE AVEC LES EUROPÉENS»

    Pendant le premier quart d'heure, le sujet racial ne fait pas son apparition. Puis c'est lui qui l'introduit tout de go: «Je ne suis pas si obnubilé par la race, vous savez», dit-il d'un air jovial. «“Vive la différence!” [en français dans le texte, ndlr], c'est mon propos.»

    «Je suis plus à l'aise avec les Européens», poursuit-il, comme s'il parlait de costumes en tweed ou en serge. Puis il s'assombrit: «J'aime tout simplement vivre autour des gens avec lesquels je suis le plus à l'aise, c'est-à-dire les Blancs».

    Ce qui le pousse à se corriger. «Oui, la race est importante pour moi.» «Dans mon ethno-État, explique-t-il, j’exclurais par défaut les non-Blancs, les non-Européens, selon la définition que vous préférez. Ce qui inclut les Noirs. On arrête pas de parler des Noirs, mais on tirera aussi un trait sur les Chinois Han, les Amérindiens, des gens clairement différents.»

    Plus tard, dans un mail, il précise que même sans lois officielles, le processus de ségrégation est bien plus avancé que ce que la plupart des gens veulent bien admettre. «L'ironie, c'est que fondamentalement, la plupart des Américains blancs –et même des gens de gauche– votent tranquillement avec leurs pieds et vivent dans des quartiers séparés, tandis que leurs enfants vont dans des écoles blanches comme neige avec quelques Asiatiques pour se donner une contenance».


    VIOLENCE DE MASSE ET ÉPURATIONS ETHNIQUES

    Quand on lui demande s'il considère les Juifs comme des Blancs, Regnery penche la tête et concède: «C'est une bonne question!» Citant la «science raciale», il nous explique que les Ashkénazes sont à moitié Blancs génétiquement, tandis que les Séfarades ne sont pas Blancs du tout. Si son ethno-État voit le jour, il autorisera certains Juifs et pas d'autres. Il plaisante en disant que Paul Gottfried, qui fut l'un de ses alliés il y a de nombreuses années et qui est par ailleurs Juif, serait totalement d'accord avec lui.

    Et pour les exclus de son ethno-État, que se passera-t-il? Il ne s’appesantit guère, comme il ne reconnaît pas non plus le principe sous-jacent de son rêve: les violences de masse et l'épuration ethnique. Tout se déroulera, insiste-t-il, «de manière consensuelle».

    Comment? Difficile d'obtenir une réponse claire sur ce sujet, ni même sur d'autres de ses positions les plus remarquables. Que ce soit en personne ou par courrier électronique (où il semble cependant plus à l'aise pour développer ses circonvolutions historiques et philosophiques), Regnery opte pour la stratégie de l'évitement. Dans un mail en réponse à une question de BuzzFeed News, il écrit:

    Je définis un homme de gauche comme un universaliste culturel et un égalitariste social. Moi, à l'inverse, je suis un particulariste culturel et un pluraliste social; je glorifie la diversité des cultures, chacune peuplée par une part de l'humanité. Je ne me range pas derrière les progressistes qui cherchent à dominer les autres au nom d'un idéal utopique. Personnellement, je suis le plus à l'aise non seulement avec des membres de ma tribu, mais avec ceux qui sont d'accord avec [le poète] Robert Frost pour dire que «les bonnes clôtures font les bons voisins».

    Il continue sur cette même veine pendant trois paragraphes, jouant à saute-moutons entre des références aux rites de passage amish, à un «conseil élu de dénaturalisation», à Lénine, au président américain Woodrow Wilson, à l'économiste John Maynard Keynes, avant de finir sur la conférence de Casablanca. Il répondait, tout le monde l'aura compris, à la question suivant: «Admirez-vous ou vous sentez-vous proche de ce qu'ont fait les nazis?»

    LA NOUVELLE VIE D'UNE VIEILLE IDÉE

    Trump l'avait annoncé durant sa campagne: «L'Amérique d'abord sera le thème majeur de mon administration.» Une phrase qu'il ne cessera de répéter et dont l'effet sera considérable.

    Mais il y a 77 ans, «America First» avait une tout autre signification. C'était le nom du lobby qui s'opposait à l'entrée des États-Unis dans la seconde guerre mondiale et à leur combat contre les nazis. L'un des trésoriers du comité était le grand-père de Bill Regnery, William Regnery premier du nom, né dans une ferme de l'Iowa avant de devenir magnat du textile, banquier et philanthrope à Chicago. Charles Lindbergh était la figure de proue du mouvement. L'aviateur est aujourd'hui célèbre pour sa traversée de l'Atlantique en solitaire et sans escale en 1927, mais il était à l'époque un antisémite notoire. «Notre lien avec l'Europe est racial, il n'a rien à voir avec une idéologie politique», dira-t-il, lors d'un discours de 1941.

    Il ne reste aucun écrit de William Regnery l'Ancien et on en sait très peu sur les raisons qui l'ont conduit à financer le comité. Bill Regnery, né en février 1941, affirme n'avoir quasiment aucun souvenir de son grand-père. Mais Richard Spencer confirmera à BuzzFeed News que le comité America First est «absolument» un ancêtre politique et intellectuel de l'alt-right contemporaine. «Je suis d'accord avec les gens de gauche pour dire que le slogan “l'Amérique d'abord” a des connotations raciales. C'est aussi mon avis», nous a dit Spencer.

    Après la guerre, en 1947, l'oncle de Bill, Henry, crée ce qui deviendra l'une des maisons d'éditions conservatrices les plus solides et les plus influentes du pays, Regnery Publishing. On y trouve les écrits de William F. Buckley, entre autres piliers du mouvement conservateur contemporain.

    Son oncle est aussi à l'origine du magazine Human Events, un journal qui deviendra rapidement le porte-drapeau du conservatisme américain (Il existe toujours sur internet et publie les contributions de personnalités très à droite comme Ann Coulter ou Pat Buchanan). À l'époque, on pouvait y lire «Ce dont les Nègres et autres pauvres des grandes villes ont besoin, c'est du travail, pas des “droits civiques” abstraits», dans un article de 1965 opposé à l'augmentation du salaire minimum de 1 à 1,75 dollars. En 1964, un article sur le colonialisme avançait que «la république africaine moyenne est aussi prête à être gouvernée démocratiquement qu'un jardin d'enfants». Son titre: «Homme blanc, reviens!» Une vision du monde dans laquelle Bill baignera durant toute son enfance: son père l'abonnera à Human Events pour qu'il puisse le lire en pension.

    CONSERVATEUR DÉVOUÉ

    Bill Regnery continue ses études à l'université de Pennsylvanie, où il s'inscrit en sciences politiques. Il rejoint une association étudiante conservatrice, l'Intercollegiate Studies Institute ou ISI. Sur son site, on peut lire que l'ISI «était là lorsque le mouvement conservateur est né, il y a soixante ans».

    Sur le campus, il vit une vie de conservateur dévoué. Et il n'est vraiment pas dans le besoin, se rappelle un de ses camarades. Il vit dans une villa cossue dans les faubourgs de Philadelphie et crée son propre journal conservateur, Analysis. Mais malgré sa fortune, le jeune homme ne termine pas ses études. «Il m'a manqué un ou deux crédits pour obtenir mon diplôme», se justifie-t-il.

    La politique sera l'une des raisons de son dilettantisme. Il explique à BuzzFeed News avoir été subjugué par l'icône conservatrice du moment, Barry Goldwater, le sénateur républicain célèbre pour son opposition au Civil Rights Act (la loi qui abolit, entres autres, la ségrégation raciale dans les États du Sud des États-Unis). Au lieu d'aller en cours, il rejoint les Citoyens pour Goldwater et Miller durant la campagne présidentielle de 1964.

    Son fait d'armes le plus mémorable, affirme-t-il, est une obscure «Operation Dewdrop» visant à entraver le vote démocrate à Philadelphie. À l'époque, une théorie veut que les démocrates se rendent moins aux urnes quand il pleut. Alors le jour de l'élection, Bill Regnery monte à bord d'un bimoteur chargé de bacs de glace carbonique pour les propulser dans les nuages. La manœuvre est un échec, la pluie ne tombe pas, mais il se brûlera les doigts en manipulant les pains de glace carbonique, ce qui ajoute un grain d'authenticité à son anecdote. Face à Goldwater, Lyndon Johnson l'emportera haut la main.

    L'entreprise de son grand-père est basée dans l'Illinois, où il déménage donc pendant des décennies et y fonde une famille.

    RARES SUCCÈS PUBLICS

    Reste que Bill Regnery ne semble pas avoir hérité de la sagacité commerciale familiale. Son cousin, Frederick Meyers, explique à BuzzFeed News que Bill Regnery s'est occupé de la compagnie textile familiale, et l'a quasiment poussée à la banqueroute. Dans un document juridique, on peut lire que l'entreprise perdait de l'argent lorsque Bill Regnery était aux manettes.

    «Il ne savait pas du tout comment gérer une entreprise», se rappelle Meyers, jusqu'à arriver «dans une situation très périlleuse». «J'ai été nommé président», poursuit Meyers, «et les choses se sont rapidement améliorées. On l'a vendue cinq ans plus tard. Il était peut-être un peu aigri, mais je crois qu'il en a tiré un bon pactole».

    Alfred Regnery, le fils de Henry Regnery, l'éditeur, confirme qu'une carrière dans les affaires était impossible pour son cousin. «Dans la famille, c'était un consensus».

    Selon la version de Bill Regnery, l'entreprise perdait déjà de l'argent au moment de son arrivée et il n'en a tenu les rênes que pendant quinze mois. Un an et demi plus tard, la compagnie était «sortie de la panade», un succès qu'il attribue à des mesures qu'il avait mises en place avec l'aide d'un gestionnaire, Jim McCrary, qu'il avait personnellement embauché. Selon Bill Regnery, Meyers a tout intérêt à le critiquer parce qu'il a perdu un procès contre lui et d'autres membres de la famille.

    Les succès publics de Bill Regnery sont rares et il n'a, semble-t-il, rien publié. Il ne s'éternise pas sur son soutien au nationalisme blanc. Quand on lui demande ce qu'il a fait durant cette période, il répond par mail: «Les trente années suivantes ont été consacrées aux affaires et à la famille. Je n'ai jamais regardé en arrière».

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    Bill Regnery et Sam Dickson parlent devant le «National Policy Institute» en 2016.

    TRAHISON DE L'HÉRITAGE CONSERVATEUR


    Mais c'est à cette époque, dit-il, que la race devient un de ses sujets de prédilection. En 1993, dans la salle de séminaire d'un hôtel de Chicago, il écoute une conférence de l'économiste et Prix Nobel Milton Friedman, dans laquelle il déclare que l'Occident a gagné la guerre froide. Bill Regnery se rappelle avoir entendu: «Nous avons gagné. L'Occident est victorieux».

    Une arrogance mal placée, explique Bill Regnery, et qui commence à l'exaspérer. «J'ai regardé autour de moi et je me suis dit “il faut que je quitte cet endroit”», se souvient-il. «J'ai juste dit: “C'est faux, c'est tellement faux.”»

    Une expérience qui, selon lui, le poussera vers la ségrégation totale.

    Nous lui demanderons, à plusieurs reprises, comment un événement aussi banal a pu l'affecter aussi profondément. Il répond dans un mail: «Contre cet optimisme débridé, j'ai vu l'arrivée du politiquement correct et ses assauts contre le débat, une immigration dérégulée qui changeait la démographie de mon pays, la discrimination positive qui pénalisait les Blancs et des lois antidiscrimination qui entravaient la liberté d'association»

    Des changements qui ne se manifestent pas tous en même temps. Sous Clinton «j'ai mariné», dit-il. Mais, à ses yeux, il est de plus en plus évident que l'héritage conservateur de son oncle, ou d'auteurs comme William Buckley, est une trahison. Ils s'étaient accommodés du politiquement correct et avaient fait leurs le marché libre, les interventions militaires à l'étranger, le soutien à Israël. Alors, s'approchant des soixante ans et voyant qu'il n'avait laissé que peu de traces sur le monde, Bill Regnery se met à «collectionner», comme il le dit lui-même, des compagnons de pensée.

    LA CONSTRUCTION D'UN EMPIRE NATIONALISTE

    L'un d'eux s'appelle Jared Taylor. Il est le fondateur du magazine American Renaissance, qui publie régulièrement des articles sur la criminalité des Noirs et des immigrés et avait un jour affirmé que les Noirs «sont plus psychopathiques que les Blancs». Jared Taylor a déjà organisé des conférences de nationalistes blancs. Bill Regnery se rend dans le Kentucky pour le rencontrer. Il se rapproche aussi de Sam Francis, un ancien chroniqueur du Washington Times devenu président d'une association anti-immigration, et de Sam Dickson, un avocat d'Atlanta célèbre pour avoir défendu des membres du Ku Klux Klan.

    En décembre 1999, Bill Regnery les invite, avec une dizaine d'autres, à une soirée mondaine organisée au Don CeSar, un grand hôtel à la Gatsby plus connu sous le nom de Pink Palace, à cause de ses tourelles et de ses murs roses. Bill Regnery a préparé un discours d'ouverture grandiose intitulé «Pour les enfants de nos enfants». Il y décrit un avenir sinistre: «génération après génération, notre souche sera éliminée», prédit-il, avant de terminer sur une vision de l'Amérique découpée selon des «lignes raciales, culturelles et sociales».

    «Je suis pour que les États-Unis cèdent de son territoire» pour créer de plus petits pays «unis par la la race, la religion ou des intérêts mutuels», déclare-t-il. «Je charge les participants de cette conférence de la charge sacrée de trouver aux enfants de nos enfants un véritable foyer».

    Il se met en première ligne et crée, en 2001, la Charles Martel Society, qui se décrit comme «le berceau intellectuel du nationalisme occidental». Pour les groupes que l'organisation finance, Bill Regnery n'a pas de critères précis. Il dit simplement savoir ce qu'il aime. Bill Regnery signe la première feuille d'impôts de la Charles Martel Society et couvre à lui seul son premier budget annuel, soit 48.000 dollars.

    «SOCIÉTÉ SECRÈTE»

    Quand nous leur avons demandé de nous parler de la Charles Martel Society, tous ses membres se sont fermés comme une huître. Au départ, Jared Taylor nous répond «Je ne sais pas ce qu'est la Charles Martel Society». Quand on lui rafraîchit la mémoire en lui disant que son nom apparaît en tant que membre fondateur dans les papiers de l'association, il précise: «C'est tellement vieux que je ne pense pas pouvoir en dire grand-chose.»

    Quand nous posons la question à Richard Spencer lors d'un déjeuner, il change tout de suite de sujet. «Délicieux repas!», s'exclame-t-il.

    «C'est une société secrète», nous explique Kevin MacDonald, le seul membre qui accepte de nous en dire un mot. Seul le bureau est public, comme l'exige la loi. Kevin MacDonald, un nationaliste blanc bien connu, écrit fréquemment sur les Juifs et affirme qu'ils désirent «la fin de l'Europe en tant que civilisation chrétienne avec sa base ethnique traditionnelle». Il est aujourd'hui retraité après avoir enseigné à l'université d'État de Californie à Long Beach. Les membres de la Charles Martel Society sont obligés au secret par un contrat de confidentialité qu'ils signent au moment de leur adhésion. «Vous devez signer un papier où vous promettez de ne révéler aucune information. Et si vous le faites, vous risquez le procès».

    Mais il y a une information que Kevin MacDonald est heureux de révéler: les préceptes racistes du groupe. «Dès le départ», dit-il, «nous insistons sur la race et sur l’influence juive». Jared Taylor, poursuit-il, est un peu marginalisé dans les réunions parce qu'il pense que les Juifs sont blancs et qu'ils devraient être acceptés.

    Bill Regnery insiste: la Charles Martel Society n'est pas secrète, elle est «privée» et «confidentielle». L'association publie l'Occidental Observer, un magazine couvrant des sujets relatifs à «l'identité blanche, à ses intérêts et à sa culture». Elle publie aussi la revue aux atours universitaires Occidental Quarterly, où l'on peut trouver le discours de Bill Regnery «Pour les enfants de nos enfants» et des articles au titre évocateur comme «En défense de l'eugénisme».

    RENCONTRE AVEC RICHARD SPENCER

    En 2005, avec quelques-uns de ses plus proches associés, Regnery donne au séparatisme blanc son think-tank, le National Policy Institute.

    Le NPI se lance avec 596.000 dollars, selon sa première déclaration fiscale, dont 380.000 proviennent de la Charles Martel Society. Bill Regnery explique à BuzzFeed News que la moitié de l'argent vient de lui, et que le reste est issu de «subventions correspondantes».

    Son premier communiqué de presse, en décembre 2005, en appelle à l'expulsion de tous les immigrés clandestins. À l'époque, il reste lettre morte.

    Bientôt, Bill Regnery rencontre un jeune homme. Il s'appelle Richard Spencer et travaille à l'American Conservative, un magazine. S'il est né comme lui avec une cuillère en argent dans la bouche, pour le reste, Richard Spencer est tout ce que Bill Regnery n'est pas: surdiplômé, avide de publicité et jeune. Les deux hommes se tapent réciproquement dans l’œil. À l'époque, avec son ami Paul Gottfried, l’écrivain de droite, Bill Regnery a monté un groupe intitulé l'Academy of Philosophy and Letters. Richard Spencer, lui aussi, en sera membre. Sauf qu'avec leur obsession de la race, les relations avec le groupe qu'ils ont contribué à créer sont de plus en plus froides. Richard Spencer, Bill Regnery et Paul Gottfried en montent un autre, le Mencken Club.

    C'est là que l'expression «droite alternative» est utilisée pour la première fois, selon les trois hommes, dans un titre que Richard Spencer trouve pour un discours de Paul Gottfried «Le déclin et l'essor de la droite alternative»

    En 2010, Bill Regnery demande à Richard Spencer de trouver des candidats pour diriger l'association et ce dernier se propose.

    À l'époque, si vous avez des ambitions politiques, il est très risqué de se montrer à la tête d'une organisation ouvertement raciste. «Je me suis dit qu'il était bien trop brillant et que sa carrière s'annonçait trop bien pour le marquer à tout jamais du sceau de Caïn», commente Bill Regnery. «Je me souviens avoir passé de longues heures à essayer de l'en dissuader». Mais le jeune homme est têtu. L'an dernier, dans un discours, Bill Regnery déclarait que d'avoir mis Spencer à la tête du NPI avait «garanti [s]a place dans l'histoire».

    IMPOSSIBLE DE RETRACER TOUTES SES DONATIONS

    De fait, Bill Spencer offre au groupe un départ sur les chapeaux de roue. Il crée un site internet, AlternativeRight.com et lance RadixJournal.com, où des auteurs arguaient récemment que «cette planète, l'espèce et l'homme européen s'en sortiraient bien mieux avec des humains moins nombreux et meilleurs», tout en se demandant si la nouvelle saison de Gilmore Girls ne décrivait pas «la mort de l'Amérique blanche»

    Dans l'année qui suit, le NPI tient une conférence de presse au National Press Club. Son sujet «La stratégie de la majorité: pourquoi le Parti républicain doit gagner l'Amérique blanche s'il veut la victoire en 2012».

    Bill Regnery dit qu'il ne se souvient pas de ce qu'il a exactement versé au mouvement, et il est impossible de retracer toutes ses donations personnelles à des groupes politiques. Mais les dons effectués via des fondations philanthropiques familiales et autres organisations exemptées d'impôts qu'il contrôle se montent à 580.000 dollars depuis 2001.

    Une peccadille par rapport aux philanthropes auxquels Bill Regnery se réfère. Les frères Koch auront assuré 889 millions aux candidats républicains lors de l'élection de 2016, de l'argent venant de leur propre poche et de celle d'autres donneurs. Selon Greenpeace, entre 1997 et 2015, les Koch auraient financé à hauteur de 100 millions de dollars des groupes niant le changement climatique. Quant à Soros, au cours des trente dernières années, ce n'est pas moins de 14 milliards de dollars que sa myriade de fondations a déboursé pour diverses initiatives philanthropiques. Reste que dans le marigot du nationalisme blanc, 585.000 dollars représentent «énormément d'argent», selon Heidi Beirich du Southern Poverty Law Center, un groupe de défense des droits civiques basé dans l’Alabama et surveillant les groupes d'extrême droite et autres propagandistes de la haine (une organisation par ailleurs controversée pour sa caractérisation de la «propagande haineuse», dénoncée comme injuste et incohérente autant par des représentants de l'extrême droite que par des universitaires tout à fait respectables). «Les financements de Bill Regnery dépassent de très très loin tous les autres».

    L'ÉCHEC DE SON NATIONALISME BLANC

    Bill Regnery semble surpris d'avoir été, jusqu'à l'essor de Trump, ridiculisé ou rabroué pour ses opinions racistes. Comme par exemple son idée, en 2004, de créer un site de rencontres pour blancs, qu'il dira inspiré du site de rencontres juives Jdate, et qui se fera laminer dans la presse.

    Quand on lui rappelle la chose, son cousin Alfred lève les yeux au ciel et précise que Bill Regnery a toujours été une source de malaise pour sa famille. Son père Henry, le magnat de l'édition conservatrice, aurait «méprisé l'avis de Bill sans le moindre commentaire. Il l'aurait qualifié de non-sens complet ne méritant même pas qu'on en parle».

    En 2006, Bill Regnery s'est fait sortir du conseil d’administration de l'ISI, l'association étudiante conservatrice à laquelle il adhère, comme sa famille, depuis des décennies. «C'est suffisamment difficile comme ça pour nous sans avoir un membre du bureau ouvertement raciste», précise Alfred, qui s'est abstenu au moment du vote, majoritairement en faveur de l'éviction de Bill Regnery. «Il m'en veut», ajoute-t-il. «Je ne crois pas qu'on se soit parlé depuis».

    Lorsque nous mentionnons cet épisode lors de notre entretien à Boca Grande, les cliquetis du stylo de Regnery s'emballent. Il dit avoir été membre de l'ISI depuis des décennies et n'avoir jamais parlé de cela avec son cousin Alfred.

    La suprématie blanche y est présentée comme un outil pour les gens de couleur :

    Le NPI s'est donné beaucoup de mal pour produire des documents à l’allure universitaire. En 2007, il publie un rapport intitulé «L'état de l'Amérique blanche» où l'on peut lire «Les 53 dernières années n'ont pas été tendres avec l'Amérique blanche. Et si l'Amérique blanche va mal, l'Amérique va mal».

    «Ce sera uniquement par la réaffirmation des prérogatives blanches que l'ordre social, qui a déjà aidé tant de Noirs et d’Hispaniques à surmonter leurs “communautés” et ces communautés à surmonter leurs plus bas instincts, que les Américains noirs et hispaniques pourront jouir des fruits de la civilisation américaine».

    Reste que malgré leur apparente solidité, ces énoncés n'ont que peu voire pas d'écho. Ce qui n'est vraiment pas pour plaire à Bill Regnery. Le NPI continue ses publications, mais les médias traditionnels ne les citent jamais et l'Amérique n'a toujours pas pris la tangente d'un ethno-Etat.

    L'insulte finale arrive en octobre 2014, lorsque Richard Spencer et Bill Regnery, via le National Policy Institute, tentent d'organiser une conférence d'extrême-droite en Hongrie. Peu après leur descente de l'avion, Bill Regnery est arrêté par la police des frontières hongroise. «On nous a pris pour des Nazis!», dit-il. Le réveil est difficile pour ce multi-millionnaire de 73 ans, habitué à vivre dans le luxe. Il doit passer la nuit dans un centre de détention, comme un vulgaire clandestin.

    QUAND L'HISTOIRE LE RATTRAPE

    En juin 2015, Trump signe son entrée dans la course à l'investiture républicaine par un discours plein d'audace, promettant la fin du terrorisme islamiste et conspuant l'immigration illégale. Il affirme que les immigré mexicains «apportent de la drogue. Ils apportent de la criminalité. Ce sont des violeurs».

    Lorsque Trump promet d'interdire l'entrée du territoire américain aux musulmans et de construire un mur pour décourager les immigrés latinos, il charme les organisations que Bill Regnery finance, mais aussi une grosse partie de l'électorat blanc, troublé par les changements démographiques que connaissent les États-Unis et par leur premier président noir.

    Avant le caucus de l'Iowa, des nationalistes blancs comme Jared Taylor se chargent des messages automatiques en faveur de Trump. «Nous n'avons pas besoin des musulmans», enregistre-t-il dans un de ces messages. «Nous avons besoin de gens blancs intelligents et bien éduqués qui s'assimileront à notre culture». Malgré l'indignation de la presse, ni Trump ni personne de son équipe de campagne ne se désolidariseront de ces messages.

    Richard Spencer fait part de son enthousiasme pour Trump dans une vidéo publiée après sa victoire aux Primaires du New Hampshire. «Trump est un phénomène important parce qu'il exprime une sorte de nationalisme», y explique-t-il. Il qualifie Trump de «brise-glace» pour offrir une vitrine à ce nationalisme.

    Quant à Regnery, Trump l'incite à voter pour la deuxième fois en un demi-siècle. «Je dis aux gens que j'ai voté deux fois dans ma vie aux présidentielles», confie Regnery. «La première fois c'était pour Barry Goldwater et la seconde pour Donald Trump».

    Depuis l'élection, l'alt-right s'est fracturée et bon nombre de soutiens de Trump, comme Mike Cernovich, ont répudié l’appellation à cause de ses connotations suprémacistes. Mais le mouvement raciste élaboré par Richard Spencer et Bill Regnery ne cesse de gagner en influence dans la culture américaine.

    «Difficile de se dire que l'alt-right n'existait pas lors du dernier cycle politique», déplore Beirich. «Elle a offert des électeurs à Trump et Trump a su se montrer reconnaissant. Certaines de leurs idées font désormais partie de la politique américaine». Et certains de ses chefs sont à des places très importantes de l'échiquier. Steve Bannon est sans doute le plus célèbre. Avant de devenir le conseiller du président, Steve Bannon a été rédacteur en chef de Breitbart News, qu'il présentait lui-même comme la «plate-forme de l'alt-right».

    SALUT NAZI

    Richard Spencer, lui aussi, a su gagner une stature politique nationale. Pour n'en donner qu'un indice, depuis l'élection de Trump, il a été l'objet de nombreux portraits dans The Atlantic, The Point, dans le Washington Post et le Huffington Post, dans le Los Angeles Times et le Daily Telegraph. Alors qu'il s'est globalement contenté de donner un nouveau visage à la malfaisance de Bill Regnery. Le New York magazine a d'ailleurs remarqué combien ces portraits mettaient l'accent sur ses choix vestimentaires.

    Après l'élection, il a suscité un scandale en faisant ce qui ressemblait à un salut nazi durant une conférence du NPI, associé à un «Hail Trump». A l'époque, Trump s'était désolidarisé du groupe dans une interview au New York Times.

    Reste que certains observateurs voient toujours un lien, ne serait-ce au niveau de la philosophie politique. «Je dirais que la vision de l'Amérique de Trump s'est réduite aux idées de Bannon et de Regnery», commente Chip Berlet, un journaliste et historien spécialiste de l'extrême-droite américaine.

    Selon MacDonald, l'éditeur de l'Occidental Quarterly, tout le mérite revient à Bill Regnery, sans lequel il n'y aurait pas eu de Charles Martel Society, pas d'Occidental Quarterly et pas de Washington Summit Publishers, une maison d'édition que dirige Richard Spencer et qui se spécialise dans le nationalisme blanc et les ouvrages d'extrême droite. Et il n'y aurait pas eu non plus de National Policy Institute, le berceau institutionnel de l'alt-right –«bien sûr que non», confirme Richard Spencer. Sans ces officines, l'alt-right comme nous la connaissons aujourd'hui n'aurait sans doute jamais vu le jour et sa radicalité n'aurait sans doute jamais trouvé de mégaphone aussi puissant.

    Regnery lui-même minimise son rôle dans la naissance de ce mouvement. «Je ne parlerai pas de fierté, mais c'est l'expression d'une attitude qui a su fleurir ces 10 ou 12 dernières années», dit-il. «J'y ai contribué.»

    Et quand nous lui demandons si cette attitude est destructrice, il prend un moment pour réfléchir, avant de répondre: «Oui, mais vous savez ce que c'est, c'est une destruction créatrice».

    Ce post a été traduit de l'anglais par Peggy Sastre.