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    Pourquoi l'expression «crime passionnel» est critiquée

    L'expression est couramment utilisée par la police, la justice et la presse française. Elle a encore été utilisée mardi à propos du meurtre d'Alexia Daval. Mais pour ses critiques, elle contribue à banaliser et excuser les violences faites aux femmes.

    Jonathann Daval a avoué, le 30 janvier 2018, le meurtre de son épouse Alexia. Sur BFM-TV, le soir-même, un psychiatre a parlé de «crime passionnel».

    L'expression «crime passionnel» est couramment employée dans la presse française. Le Larousse définit le crime «passionnel» comme un crime «inspiré par la passion amoureuse».

    Pourtant, cette formulation est régulièrement remise en cause, notamment par des militantes féministes, ou par certain-e-s journalistes. D’autant qu’elle ne correspond pas à une qualification juridique.

    Nulle trace de l’expression dans notre code pénal. Il s’agit tout simplement d’une invention journalistique.

    «L'expression est née au XVIIIe siècle sous la plume des journalistes», explique Benoît Garnot, professeur d'histoire moderne, dans une émission de La Fabrique de l’Histoire consacrée à «l’invention du crime passionnel». Le terme va être utilisé par les avocats, soucieux d’expliquer le geste de leur client et ainsi d'obtenir une décision de justice plus clémente.

    Si l’expression n’existe pas en tant que telle dans le code pénal, l'idée que la jalousie pouvait excuser un homicide y était tout de même présente jusqu'en 1975 –mais uniquement pour les hommes.

    Ainsi, l’article 324 du code pénal de 1810 spécifiait: «dans le cas d'adultère, le meurtre commis par l'époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l'instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable.»

    En 1994, au contraire, le fait que la victime du crime soit la ou le conjoint-e est devenu une circonstance aggravante. En 2006, cette disposition a été élargie par une loi aux ex-partenaires, aux concubins et aux personnes pacsées.

    Aujourd'hui, la peine encourue pour le meurtre de son partenaire ou ex-partenaire est la prison à perpétuité.

    Reproche le plus courant: qualifier un crime de «passionnel», c'est l'excuser un peu, le rendre romantique. Comme quand Johnny Hallyday chante «Je l'aimais tant que, pour la garder, je l’ai tuée» dans Requiem pour un fou, en essayant de faire passer ça pour une belle preuve d'amour.

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    Pour Stéphanie Lamy, co-fondatrice du collectif Abandon de Famille - Tolérance Zéro! et auteure d'un texte sur le sujet, l'effet de ce terme «est de nous renvoyer à l'imaginaire collectif du héros romantique dans toute sa puissance. Rien à voir avec le glauque de la barbarie réelle dont il est question», écrit-elle dans une tribune du Huffington Post.

    «Il aime, donc il violente. N'est-ce pas ainsi presque normal, presque beau, presque acceptable?» détaille-t-elle.

    Pour la blogueuse Sophie Gourion, «de trop nombreux journaux utilisent encore cette expression pour édulcorer ou indirectement justifier le meurtre conjugal».

    En novembre 2014, le collectif de journalistes Prenons la Une (dont fait partie l'auteure de cet article), a publié une tribune dans Libération intitulée «Le crime passionnel n’existe pas», pour dénoncer l'utilisation de ce terme par leurs confrères. Selon le texte, utiliser l'expression c'est contribuer «à minimiser d’emblée la responsabilité du meurtrier présumé, voire à l’effacer».

    «La passion, c’est ce qui nous dépasse», note le collectif. «Le drame évoque l’accident, et occulte la violence. À chaque fois qu’un-e journaliste utilise ces termes, c’est l’argumentaire du meurtrier qui est retenu. La version de la victime? Elle n’est plus là pour raconter.»

    L'évocation du sentiment amoureux, de la jalousie, pourrait également donner l'impression que la victime est, au moins en partie, responsable.

    «Grâce à ce vil mobile "passionnel", l'agresseur, incapacité par un sentiment intense et incontrôlable, serait donc sous l'emprise de sa victime, follement attaché à cette pulsion qu'elle provoque en lui», analyse Stéphanie Lamy pour Le Huffington Post. «Elle devient ainsi complice et de là à comprendre qu'elle est donc coupable de sa propre mort, il n'y a qu'un pas.»

    Il est d'autant plus problématique de parler de crime «passionnel» que, selon l'avocate Habiba Touré, auteure d'une thèse sur le sujet, «le crime d'amour n'est qu'un crime d'amour-propre et d'ego». «En réalité, l'auteur des faits n'accepte pas d'être abandonné et veut tout simplement faire payer l'autre», détaille-t-elle dans Le Figaro.

    Autre reproche fait à l'expression «crime passionnel»: en mettant en avant la «passion», elle inscrit le crime qu'elle désigne dans une histoire particulière de couple, alors que ces crimes –et plus globalement les violences conjugales– sont en réalité un phénomène de société.

    «On imagine aussi que tout cela n'est que le fait d'un "geste" isolé et non d'une violence systémique», décrit ainsi Stéphanie Lamy. Pourtant, les données du ministère de l’Intérieur montrent bien qu'il s'agit d'un phénomène bien plus global. En France, en moyenne, une femme décède tous les trois jours sous les coups de son partenaire ou de son ex-partenaire.

    Au-delà des homicides, on estime que chaque année, 223.000 femmes âgées de 18 à 75 ans sont victimes de violences conjugales physiques ou sexuelles.

    La manière dont les médias évoquent les femmes assassinées par leur conjoint ou leur ex, ou plus globalement les violences conjugales, est régulièrement critiquée par les féministes.

    Parmi les critiques: le terme «crime passionnel» n'est pas adapté, ni celui de «drame» ou de «drame familial», parce qu'ils ne disent pas qui est l'auteur des faits et semblent impliquer une responsabilité de la victime.

    Une autre critique est que certains articles semblent «excuser» le coupable en mettant en avant sa version des faits, sa jalousie ou diverses autres raisons.

    Ou que certains titres minimisent les violences ou le rôle de l'agresseur.

    Ou encore parce que le ton employé se veut humoristique.

    L'année dernière, une pétition intitulée «Violences sexistes dans les médias: utilisez les mots justes» a recueilli près de 25.000 signatures sur change.org. Elle demandait aux journalistes d'«adopter une charte de bonnes pratiques journalistiques sur le traitement des violences sexistes».

    Cette autre pétition demande au ministre de la Justice de «sensibiliser les magistrat-es aux propos minimisant les violences» envers les femmes, et notamment à l'adjectif «passionnel».

    C'est également pour dénoncer le traitement journalistique que Sophie Gourion, blogueuse féministe mais aussi chargée de mission auprès de la ministre des Familles, de l'Enfance et des Droits des Femmes, a lancé le tumblr Les mots tuent sur lequel elle compile les articles problématiques sur le sujet.

    «Très régulièrement, des féministes très actives sur la question et moi-même interpellons les rédactions sur Twitter, souvent sans réponse», explique-t-elle. «Pour beaucoup, ce ne sont que des "perles" amusantes et isolées: j’ai donc décidé de compiler tous ces articles au sein d’un tumblr afin de montrer leur récurrence.»

    Dans sa tribune, le collectif Prenons la Une préconise les termes «meurtre conjugal» ou «meurtre par partenaire intime», ce dernier permettant de décrire également le crime d'un amant ou d'un «prétendant éconduit».

    En Espagne, des médias ont adopté une charte de bonnes pratiques pour parler des violences conjugales, traduite ici sur le blog féministe Crêpe Georgette. Elle ne donne pas de terme pour remplacer «crime passionnel» mais propose d'utiliser les termes «violence de genre», «violence machiste», «violence sexiste» et de «violence masculine contre les femmes», «dans cet ordre de préférence», et rejette au contraire les expressions «violence domestique», «violence au sein du couple» et «violence intrafamiliale».

    En 2014, Osez le féminisme a lancé une campagne pour faire reconnaître le terme de «féminicide», qui désigne le meurtre d’une femme en raison de sa condition de femme. Et peut donc désigner, entre autres, le meurtre conjugal.

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    Cette démarche avait été appuyée par Pascale Boistard, à l'époque ministre des Droits des Femmes.

    La violence faite aux femmes est une violence spécifique. Les femmes qui meurent des coups de leur compagnon sont victimes de féminicide.

    UPDATE

    Ajout de la pétition adressée au ministre de la Justice.