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    Manifestants interpellés: enquête sur les faux témoignages de vrais policiers

    BuzzFeed News a assisté à une dizaine de procès de manifestants poursuivis pour violences contre les forces de l'ordre. Voici huit affaires dans lesquelles les déclarations des policiers sont fausses, sans qu'ils ne soient jamais poursuivis.

    Après les nombreuses manifestations contre la loi Travail qui se sont tenues dans toute la France entre mars et septembre dernier, les tribunaux ont été largement sollicités. Certains fonctionnaires de police ont dû faire face à des manifestants organisés et violents, parfois munis de cocktails Molotov. Dans la plupart des cas, les prévenus sont accusés d'avoir lancé des projectiles sur les forces de l'ordre, de s'être rebellés lors de leur interpellation ou d'avoir commis un outrage.

    Mais dans d'autres situations, des personnes interpellées lors de manifestations ont été accusées à tort de s'être rendues coupables de violences. BuzzFeed News s'est intéressé à une dizaine d'affaires dans lesquelles des vidéos révèlent que des policiers ont menti ou qu'ils ont en tout cas rédigé des PV qui ne correspondent pas à la réalité. Dans la majorité des cas, si le manifestant est relaxé, le fonctionnaire de police, lui, ne risque aucune sanction ni poursuite.

    «Il lançait des objets, tout ce qu'il trouvait par terre. Je l'ai alors interpellé.»

    «Si un policier ment, ce sont les éléments fondateurs de la démocratie qui vacillent.» À la 9e chambre de la cour d'appel de Paris ce jeudi 6 octobre, la présidente peine à imaginer qu'un policier puisse travestir la vérité. L'affaire présentée devant elle n'est pas simple: Frédéric Raguénès, qui se présente comme vidéaste militant, est accusé d'avoir jeté des projectiles contre les forces de l'ordre lors d'une manifestation anti-loi Travail le 26 mai dernier à Paris. Il est aussi poursuivi pour outrage et rébellion lors de sa garde à vue dans un commissariat du 18e arrondissement.

    A priori, tout accable cet homme de 31 ans dont le passé militant (il a été meneur d'une ZAD) et l'interpellation à Notre-Dame-des-Landes alourdissent forcément le dossier. Le PV d'audition des agents de la CRS 11 lu par la cour est catégorique. Frédéric Raguénès a commis des violences sur des personnes dépositaires de l'autorité publique.

    Anthony G., le fonctionnaire qui l'a interpellé, confirme ces accusations lors de son audition le 28 mai:

    «Le 26 mai à 16h45, j'ai vu le dénommé Raguénès jeter des projectiles, qui ne sont pas entrés en contact avec les collègues. Il lançait des objets, tout ce qu'il trouvait par terre. Je l'ai alors interpellé. Il s'est débattu, j'ai réussi à le maîtriser, à le menotter. Je ne l'ai pas vu avec une caméra dans les mains avant l'interpellation.»

    Lors d'une confrontation avec le vidéaste, l'agent réaffirme «qu'à aucun moment» il n'a vu sa caméra. En garde à vue, devant les juges de première instance et encore ce jeudi 6 octobre devant la cour d'appel, Frédéric Raguénès maintient pourtant sa version et jure «ne jamais avoir lancé de projectiles».

    Cet ancien boulanger reconverti en journaliste indépendant émet une hypothèse. Selon lui, les policiers voulaient effacer une vidéo qu'il a tournée quelques minutes avant son interpellation. Il avait en effet filmé un policier en civil menacer des manifestants avec une arme à feu. À l'époque, Libération avait écrit un article sur le sujet et joint la préfecture de police pour l'interroger sur le comportement de ce fonctionnaire.

    Lors de l'enquête, le parquet n'a pas retrouvé de caméras de vidéosurveillance —la place de la Nation en est pourtant largement pourvue— qui auraient pu valider les dires du fonctionnaire de police.

    «A priori, les PV des policiers font foi et ce, jusqu'à preuve du contraire», lance la présidente qui semble avoir oublié que cette affirmation est fausse. «La justice ne fonctionne pas par vidéo, fort heureusement», insiste-t-elle, même si, à l'inverse des juges de première instance, elle a tout de même accepté de regarder plusieurs bandes. L'une montre justement Frédéric Raguénès filmer la manifestation quelques minutes avant son interpellation. D'autres images, captées par des manifestants, immortalisent l'interpellation du vidéaste et livrent un élément clé à la cour: Frédéric Raguénès avait bien une caméra dans les mains avant d'être projeté au sol par un policier. Surtout, l'ancien boulanger ne jette aucun projectile sur les CRS.

    Quelque peu gênée, l'avocate générale qui représente le ministère public ne souhaite pas, cette fois-ci, défendre les forces de l'ordre:

    «Nous n'avons que les déclarations de Anthony G., c'est vrai. C'est vrai que ce policier les a maintenues lors de son audition. Mais c'est exact que vous n'avez que ses déclarations. Et il y a cet élément qui peut semer le doute et qui est la présence de cette caméra. Pour toutes ces raisons, je m'en remets à la sagesse de la cour.»

    Grâce à ces vidéos produites par son avocat Adrien Mamère, Frédéric Raguénès a pu être relaxé le 3 novembre dernier.

    Mise à jour le 7 mars: Dans une affaire similaire lors d'une autre manifestation, Frédéric Raguénès était poursuivi pour outrage, menaces et rébellion. Il a été condamné à 4 mois de prison ferme le 7 mars. Il conteste encore une fois les PV des policiers et a décidé de faire appel.

    «Attendu qu'il convient de relaxer Mark E. au regard de la contradiction entre le PV d'interpellation et les auditions des policiers.»

    Le 1er mai dernier, la police interpelle Mark E. et lui reproche sa «participation à un attroupement après sommation de se disperser». Dans le PV que nous nous sommes procuré et qui a été rédigé le même jour à 19h30, ce jeune Britannique au casier judiciaire vierge est accusé d'avoir dissimulé volontairement son visage avec un foulard et de s'être rendu coupable de «violence sur une personne dépositaire de l'autorité publique». Il aurait notamment jeté des bouteilles en verre et des cailloux contre les forces de l'ordre. Le policier demande 800 euros de réparation du préjudice moral et 390 euros pour les frais de procédure.

    Sauf que lors de l'audition du policier à 21h03, les détails changent et deviennent plus précis. La casquette est finalement une capuche et l'individu a dissimulé son visage à l'aide d'un t-shirt relevé et non d'un foulard. Les policiers précisent même la taille de l'individu (1,80m) et qualifient de «mince» sa corpulence. Tous ces détails nouveaux correspondent parfaitement à ce que portait justement Mark E. «Je suis formel en ce qui concerne la cannette de bière et l'individu qui l'a jetée», ajoute l'agent interpellateur.

    «C'est une habitude, le policier livre très peu de détails dans le premier PV mais donne des précisions lors de l'audition. Pourquoi? Peut-être parce qu'il a pu l'identifier après l'avoir interpellé», pointe l'avocate de Mark, Émilie Bonvarlet. À 19h30, le policier est certain que «l'individu a lancé une cannette de bière en verre, des cailloux et divers objets ramassés au sol.» À 21h03, il précise que ce ne sont pas des cailloux, mais «un pavé» qui a été jeté.

    Face à toutes ces contradictions entre le PV d'interpellation et celui de l'audition, Mark E. a été relaxé le 4 mai dernier, et les juges ont refusé d'accorder une indemnité au policier.


    Un retraité accusé à tort de rébellion contre un policier 

    Michel Hirtz, un retraité de 64 ans, a également été accusé de rébellion lors de son interpellation en marge d'un rassemblement devant l'Assemblée nationale le 5 juillet dernier. En plus de démentir ce grief, son avocate, Irène Terrel, alerte la juge sur «les conditions terribles de sa garde à vue». «Mon client qui est cardiaque était torse-nu en pleine canicule lorsqu'il a été placé en cellule le 5 juillet. Il n'a été vu par un médecin que le 6 juillet après 15h alors que la loi accorde un délai maximum de trois heures», dénonce-t-elle au procès qui s'est tenu le 22 septembre dernier.

    Dans le PV d'interpellation lu par la juge, le policier interpellateur qui n'assiste pas au procès, détaille ses accusations:

    «À 18h30, j'ai constaté la présence de l'individu (Michel Hirtz, ndlr) et lui demandais de se rendre dans la nasse, dans la zone d'encagement. Celui-ci n'a pas obtempéré. Hirtz n'a pas voulu nous suivre, il s'est débattu, on a été obligés de le mettre au sol. J'ai perdu une gazeuse et ma radio car il était violent.»

    Le tribunal accepte de visionner une vidéo amateure prise ce jour-là. Mais celle-ci contredit totalement la version du policier. Sur la vidéo que nous avons consultée mais que Michel Hirtz ne veut pas voir diffusée («pour ne pas mettre en cause d'autres manifestants»), le retraité est appuyé contre un muret lorsque les policiers chargent une petite foule. Il n'y a aucun échange entre lui et l'agent qui lui aurait demandé de se rendre dans la nasse. Il ne se débat pas non plus, ne donne aucun coup et se laisse interpeller.

    La procureure tente malgré tout de défendre les accusations policières et affirme que «l'individu s'est tout de même raidi, que son corps était rigide». La salle sourit, certains s'esclaffent. L'avocate, elle, balaie ce terme en une question: «Depuis quand un corps jugé raide est caractéristique d'une rébellion?» Michel Hirtz est relaxé le 20 octobre.

    «Il s'est jeté sur deux collègues, a armé son bras pour donner un coup de poing.»

    Professeur de physique-chimie, Maxime Gauguet s'est lui aussi rendu à la manifestation du 5 juillet. Ce jour-là, les CRS semblent nerveux, plusieurs personnes sont interpellées et un journaliste de BuzzFeed News est même empêché de travailler. À l'époque, nous avions vu et filmé son interpellation.

    2 interpellations musclées à l'assemblée nationale

    Le professeur se défend seul à la barre ce 6 octobre pour répondre des accusations de violences contre personne dépositaire de l'autorité publique.

    «Cette personne a sauté sur un CRS», précise le PV d'interpellation. «Il m'a sauté dessus par l'arrière pendant que mon collègue était entouré de manifestants. Il a refusé d'obtempérer, il a porté plusieurs coups», ajoute le policier interpellateur. Lors de son audition, l'agent assure «qu'aucun collègue présent sur les lieux n'avait de bouclier» et que Maxime Gauguet a frappé des agents sans protection. «Il s'est jeté sur deux collègues, a armé son bras pour donner un coup de poing», dit-il en ajoutant avoir donné un coup de matraque sur le flanc droit.

    À l'audience, Maxime Gauguet reconnaît avoir «donné un seul coup de pied sur un bouclier pour se défendre après avoir reçu sept coups de matraque». Il demande au tribunal de visionner la vidéo des faits qu'il possède. La juge refuse, mais accepte de consulter des photographies.

    Sur ces images que nous avons consultées, on voit pourtant le policier donner non pas un coup sur le flanc droit, mais sept coups de matraque. Maxime Gauguet ne saute sur aucun fonctionnaire et contrairement à ce qu'avance l'agent interpellateur, il y a bien plusieurs policiers protégés par des boucliers. En revanche, comme il l'affirmait devant le tribunal, Maxime Gauguet donne bien un coup de pied sur un bouclier.

    Pour cela, le professeur de physique-chimie a été reconnu coupable de violences sur agent et a été condamné à payer 1.500 euros d'amende avec sursis. Il a toutefois échappé à une inscription à son casier pour pouvoir continuer d'enseigner.

    «On va vous tuer, bande de sales flics». Des menaces inventées par les CRS

    Dans des affaires plus graves, comme celle de Romain D., grièvement blessé par le jet d’une grenade de désencerclement en marge d’une manifestation anti-loi Travail à Paris le 26 mai, là encore on trouve de faux témoignages.

    D'après les auditions de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) révélées par Le Monde, les CRS mis en cause racontent tous avoir fait usage de grenades pour disperser une foule très dangereuse. «Ils étaient 200 en face de nous et si l’un d’eux parvenait à franchir la grille [de la cour d’immeuble], on était foutus», témoigne le gardien de la paix, Hakim D. «On était acculés par les manifestants et on subissait de fortes violences», renchérit l’agent Benoît J. D’après ce policier, les manifestants criaient notamment: «On va vous tuer, bande de sales flics!» Et ajoute:

    «Sans l’intervention de mon collègue, l’intégrité de mes collègues et moi-même aurait été compromise.»

    L'agent Nicolas L., l'auteur du lancer de la grenade qui a valu à Romain D. une «fracture temporale avec enfoncement de la boîte crânienne», assure que les manifestants jetaient«énormément de projectiles et ont tenté de [les] coincer contre la grille de la résidence».

    Voir cette vidéo sur YouTube

    youtube.com / Via Mediapart

    Extrait d'une vidéo qui contredit les témoignages des CRS

    Mais les vidéos analysées par l’IGPN dénombrent «un peu moins d’une centaine de personnes» et «aucun mouvement hostile». La police des polices n’entend que des huées et des «Libérez nos camarades!» et aucune menace de mort. «Les manifestants ne s’approchent pas de la cour et restent à distance», ajoute l'inspection qui précise que lorsque les renforts arrivent, les manifestants «s’éloignent des grilles» sans qu’il n’y ait «aucun jet de projectiles». L'enquête est toujours en cours.

    Un manifestant qui ne parle pas un mot d'arabe, accusé d'avoir insulté un policier... en arabe 

    Cédric Crozet, délégué CGT, risquait gros après avoir été interpellé par des CRS à la manifestation anti-loi Travail du 14 juin à Paris. Les policiers l'accusaient d'avoir tiré un fumigène vers les forces de l'ordre et de les avoir aspergés d'essence. L'agent interpellateur Jean-Louis C. résume les faits lors de son audition:

    «Cet individu tient un objet tubulaire dans les mains. Je ne distingue pas bien à ce moment-là. Je me doute qu'il s'agit d'une fusée, mais je n'étais pas certain. Là, mon collègue et moi, on voit distinctement un départ de feu, une flamme rouge, et un projectile dirigé en direction des forces de l'ordre qui maintenaient un barrage fermé boulevard Raspail.»

    Le policier dit avoir constaté «des marques au niveau du visage» de Cédric Crozet, mais affirme que ce ne sont pas des violences, qu'il «a dû se les faire au moment où on a dû le plaquer au sol». Et ajoute cet élément accablant qu'un collègue sur place lui a rapporté: «Avant d'avoir tiré la fusée, l'individu avait jeté de l'essence sur les forces de l'ordre.»

    Lors de sa garde à vue, Cédric Crozet assure avoir été frappé par les policiers et que l'un d'entre eux a lancé: «T'as qu'à crever espèce de gaucho.» Jean-Louis C. dément. L'autre brigadier Nicolas G, présent lors de l'interpellation, conteste aussi ces accusations et insiste sur le fait que Cédric Crozet «n'a pas été frappé». Lorsqu'on lui demande si les CRS ont insulté le manifestant, il livre une nouvelle information: Cédric l'aurait insulté en arabe, puis en français.

    Ce que ne disent pas ces PV, c'est que Cédric Crozet se trouvait près d'un blessé grave ce jour-là, comme l'avait raconté à l'époque BuzzFeed News, présent sur les lieux. Il a, comme d'autres, allumé une fusée de détresse, mais pas en direction des policiers. Il s'agissait de prévenir les streets medics, des secouristes attachés aux manifestations. Au procès, les juges ont ainsi pu voir un montage de plusieurs vidéos d'une durée de 12 minutes (que nous avons pu consulter). Elles montrent Cédric Crozet près du blessé grave.

    Sur ces images, il n'a pas de bouteille d'essence et lève parfois les mains pour montrer qu'il n'est pas là pour en découdre. Lorsqu'il est interpellé, on aperçoit aussi très nettement un CRS lui donner des coups de poing, dont un dans le dos qu'on voit distinctement sur une des vidéos.

    «Mon client était en train de s'occuper du blessé, ce que l'on comprend très clairement en visualisant les images. On voit qu'il a également été frappé lorsqu'il était au sol et qu'il se relève la tête en sang», raconte Me Agnès Cittadini. S'agissant des insultes en arabe, l'accusation n'a pas tenu face aux juges. «Voyant qu'il était un peu bronzé, les policiers ont peut-être cru que cette fausse accusation allait être crédible. Mais mon client n'a jamais parlé l'arabe, et est né près de la Loire. Les juges ont compris que c'était du délire», ajoute-t-elle. Cédric Crozet a été relaxé par le tribunal correctionnel de Paris le 27 juillet.

    Un faux témoignage découvert par hasard grâce à la vidéosureillance

    L'avocate de Cédric Crozet a en tout cas une certitude: son client n'aurait jamais été relaxé sans l'existence de vidéos. «Ce qui paraît quand même extraordinaire, c'est que les dossiers sont bâclés, et que les prévenus risquent gros. Comment peut-on encore faire tenir des dossiers sur deux PV seulement? La vidéo peut sauver un client, mais pas systématiquement», analyse-t-elle.

    Lorsqu'il n'y a pas de vidéo amateur, la vidéosurveillance révèle parfois les faux témoignages des autorités. En septembre dernier par exemple, un individu était poursuivi pour avoir commis des violences sur des policiers au cours de sa garde à vue. Il a finalement été relaxé après la diffusion des images de la caméra installée dans la cellule où l'on voit des policiers le frapper en premier.

    Dans une autre affaire consultée par BuzzFeed News, Gaël Goere a lui aussi été relaxé en avril grâce aux caméras de surveillance. Le dossier a traîné pendant plusieurs années alors que les faits remontent à 2012, pendant une manifestation en solidarité pour des sans-papiers à Vincennes. Lors des différentes auditions, les policiers accusent Gaël Goere d'avoir commis de nombreuses violences à leur encontre. Le lieutenant Stéphane T. témoigne:

    «Il résiste à son interpellation, un de ses gestes de dégagement brise les lunettes de vue du gardien de la paix Xavier B. et lui abîme deux dents sur la mâchoire supérieure. Puis il porte un coup de poing au niveau de la bouche du gardien de la paix Christophe B. Il me tord les doigts de la main gauche. Procédons à son interpellation.»

    Les policiers déposent plainte contre le manifestant et confirment tous cette version lors de leur audition. Gaël Goere nie systématiquement les faits. Un élément de procédure empêche la visualisation de vidéos dans ce procès, et c'est par pur hasard que les mensonges des policiers ont pu être révélés. Grâce au dossier d'un autre manifestant interpellé lors de cette même manifestation, l'exploitation de la surveillance est demandée par le parquet et démontre une «interpellation sans incident de Goere».



    Un PV accuse un homme aux cheveux blonds et courts. C'est un manifestant avec un bonnet qui est condamné

    Parfois, les contradictions évidentes entre les éléments des PV et les images ne suffisent pas à relaxer un individu. Un sociologue de 35 ans, Nicolas Jounin, a ainsi été condamné jeudi à six mois de prison avec sursis pour avoir frappé un policier au printemps lors d'une manifestation contre la loi Travail. Le commissaire divisionnaire présent sur place décrivait l'individu comme étant «un homme de type européen, aux cheveux blonds courts et à la calvitie partielle». Mais selon les témoignages et les vidéos disponibles, le sociologue portait ce jour-là un bonnet.

    «Dans mon commissariat par exemple, il y a 5 ou 6 policiers qu'on appelle les têtes à outrages.»

    Si certains magistrats ont du mal à imaginer que «les éléments fondateurs de la démocratie» puissent vaciller par des mensonges policiers, quelques agents concernés sont beaucoup moins étonnés.

    Policière dans un commissariat de la capitale, Johana, dont le prénom a été modifié «pour éviter toutes représailles», estime que «les faux PV sont assez nombreux». «Il y a énormément de plaintes pour outrage ou rébellion. C'est vrai que cela permet aux fonctionnaires de se protéger si une personne interpellée porte plainte pour violences. Et il y a aussi, comme partout, des dérives», estime-t-elle.

    «Dans mon commissariat par exemple, il y a 5 ou 6 policiers qu'on appelle les têtes à outrages. Ils remplissent très souvent des PV accusant les gardés à vue d'avoir été violents. En réalité, on sait qu'ils abusent et que c'est souvent pour se couvrir car ils ont été "très nerveux". Tant que ce n'est pas plus grave que ça, on ne fait rien. Mais j'ai déjà dû signaler des violences au procureur à deux reprises, car là, l'agent était allé beaucoup trop loin.»

    Selon Johana, les interpellations en manifestation sont un cas «encore plus spécifique»: «Les interpellations sont violentes et la plupart du temps justifiées. Mais c'est clair que lorsqu'un CRS ou un gendarme interpelle une personne, elle aura plus de facilité à se défouler sur elle et aura intérêt à dénoncer une rébellion pour se protéger.»

    Aucun policier poursuivi pour faux témoignage

    À l'exception de l'affaire de Romain D., dont on ne connaît pas l'issue de l'enquête de l'IGPN, il y a en tout cas un point commun à toutes ces histoires: c'est qu'aucun policier n'a été poursuivi malgré la production, pour certains, de faux témoignage. La peine maximale encourue est de 10 ans d'emprisonnement et de 150.000 euros d'amende.

    «On aurait pu poursuivre les policiers, mais mon client en a un peu marre de toute cette procédure», explique par exemple Me Irène Terrel dans le cas de Gaël Goere.

    Un policier porte plainte pour 28 outrages... en un an

    Certains agents savent donc qu'ils ne risquent pas grand-chose. Lorsqu'un procès met en lumière des faux témoignages policiers, le procureur ne poursuit presque jamais l'agent en question. Et les policiers, que certains surnomment «les têtes à outrages», ne suscitent pas non plus d'interrogations au sein de la police des polices.

    D'après un rapport du ministère de l'Intérieur rédigé en 2013 par deux hauts fonctionnaires, de nombreuses dérives n'alertent pas l'Inspection générale de la police nationale (IGPN). Les rédacteurs donnent quelques exemples (non exhaustifs):

    • Un fonctionnaire a ainsi pu se dire victime d'outrage à 28 reprises en une seule année, sans que la police des polices ne vérifie ses dires.
    • Six fonctionnaires totalisaient plus de 15 procédures chacun.
    • 31 autres accusaient entre 10 et 14 procédures.
    • 109 comptaient entre 5 et 9 procédures.
    • Et un policier avait ouvert 19 procédures en trois ans.

    Le business de l'outrage évalué à 13,5 millions d'euros

    Les procédures pour outrage (dont l'amende est estimée entre 300 et 700 euros de dommages et intérêts en plus des frais de procédure) ou rébellion, représentent en tout cas un véritable business. Comme l'avait montré StreetPress dans une enquête fouillée, les chiffres donnent le tournis. «À Paris, cinq cabinets seulement se partagent le juteux business de la défense des forces de l’ordre», écrivait le site internet.

    Le rapport du ministère de l'Intérieur révélait notamment que ce marché d’environ 2,5 millions d’euros annuels «garantit aux avocats un revenu d’environ 40.000 euros par mois et par cabinet».

    Le coût pour l’État de la protection juridique des fonctionnaires de police —car c'est lui qui avance les frais de procédure— était en 2012 de 13,2 millions d’euros. Un montant bien supérieur à celui déboursé pour la gendarmerie (qui a coûté 604.000 euros au contribuable). Et les deux rédacteurs de l'Intérieur d'interroger:

    «Il est étonnant de constater que les montants sont près de 30 fois supérieurs dans la
    police par rapport à la gendarmerie pour des effectifs comparables et que dans le même temps les montants sont d’un même ordre de grandeur entre gendarmerie et enseignants alors que les enseignants sont environ sept fois plus nombreux. Quelle que soit la comparaison, la situation dans la police apparaît exceptionnelle.»

    Des magistrats agacés par ces dérives

    Face à l'inertie de la police des polices pour enquêter sur les agents coupables de faux, certains magistrats se mobilisent. «Il y avait une magistrate à la 2e chambre à Paris qui commençait systématiquement ses audiences en interrogeant les policiers présents pour savoir s'ils avaient déjà été parties civiles dans d'autres affaires et combien ils en avaient retiré. Hélas, cela ne se fait plus», raconte Me Émilie Bonvarlet. Dans son rapport, les deux agents du ministère de l'Intérieur soulignent la méfiance de certains magistrats face à des situations assez surprenantes:

    «Faut-il assurer la protection des fonctionnaires d’un policier (lorsque l'État prend en charge les frais de procédure) qui va contrôler l’identité d’un SDF, apparemment alcoolisé, qui stationne sur la voie publique sans autre comportement répréhensible, et qui réagit en prononçant des injures? Certains policiers, certes peu nombreux, se sont même faits une spécialité de ce type d’intervention au point que les juges les aient repérés et aient substantiellement réduit les dommages et intérêts accordés.»

    Des ITT plus importantes pour les policiers?

    Plusieurs avocats interrogés par BuzzFeed News dénoncent enfin des appréciations à «géométrie variable» s'agissant des incapacités totales de travail (ITT) qui seraient souvent plus favorables pour les policiers que pour les personnes interpelées. «C'est proprement hallucinant. Un manifestant couvert d'hématomes, comme cela a été le cas pour l'un de mes clients, aura deux jours d'ITT. Un policier qui se blesse un doigt en interpellant un individu, bénéficiera de cinq jours», dénonce ainsi Émilie Bonvarlet.

    En mars dernier, un rapport de l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) avait d'ailleurs alerté sur le deux poids deux mesures existants dans ces procédures. Lors de son enquête, l'ONG a constaté que les plaintes visant les policiers étaient plus souvent classées sans suite ou donnaient lieu à des condamnations étonnamment clémentes par rapport à celles visant les personnes coupables d'outrages.

    Ces différents rapports administratifs, ainsi que cette dizaine d'affaires mettant en lumière les mensonges de certains agents, sont ou seront-ils pris en compte par les autorités? Joints à plusieurs reprises, ni le ministère de la Justice, ni le cabinet de Bernard Cazeneuve ou le service communication de la police nationale, n'ont souhaité nous répondre.