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    Vouloir ne pas être seule à suivre le «régime grossesse» n’a rien de castrateur

    Cette envie de solidarité conjugale, loin d’être aberrante et d'être «castratrice», révèle la singularité de la grossesse ainsi que son traitement dans notre société contemporaine.

    Les hommes devraient-ils eux aussi se plier au régime grossesse ? « Au début, ça m’a traversé l’esprit mais plutôt sur le ton de la blague, raconte Laure, 32 ans. Je me suis dit : "Je vais en chier pendant neuf mois, alors si Benoît peut se caler sur le même rythme…" » Dans l’article «Les 19 étapes de votre grossesse, vues par votre partenaire», mon confrère Patrick Smith rappelait ce difficile commandement : «Sachez qu’il n’y a pas qu’à la clope et à l’alcool que votre compagne devra renoncer. Le pâté, les rillettes, la viande saignante, le brie, le gorgonzola : CIAO.» Cette liste n’est évidemment pas exhaustive. Il faudrait encore y ajouter les œufs crus, dont on retrouve les jaunes dans la carbonara version francisée, les tartares de saumon et les sushis (si le poisson n’a pas été congelé au préalable), les huîtres et autres crustacés non cuits... Il ajoutait : «Et si vous êtes sympa, vous essaierez de ne pas manger lesdits aliments devant elle.»

    Nathalie, 30 ans, a ainsi voulu que son mari, Olivier, 31 ans, arrête les sushis pendant ses deux grossesses : «Nous, à la base, on faisait un japonais par semaine. C’était notre truc.» En revanche, en son absence, pas de problème : «Avec ses collègues, s’il veut, il peut.» Avec une petite nuance, apportée par Olivier : «Je ne lui aurais jamais dit : "Je me suis fait un jap’ ce midi, c’était trop bon !"» Idem pour Greg, 43 ans, tout juste papa :

    « À la maison, c’est moi qui fais à manger et je n’avais pas envie de cuisiner deux repas. Il fallait aussi que je l’accompagne, c’était naturel. Elle aime bien la viande bleue. Ça aurait été irrespectueux de manger de la viande bleue devant elle et de lui servir un bout de semelle archi-cuit. »

    On est d’accord, c’est quand même mieux de ne pas narguer. Ça intensifie la frustration.

    Mais combien de mecs sont-ils «sympas» ? Nombreux sont ceux et celles qui jugent l’extension du «régime grossesse» totalement inappropriée et insensée, pour ne pas dire l’apanage des meufs chiantes. En atteste l’exemple de Laurène, 35 ans et mère d’une petite fille de 2 ans : «Quand j’ai voulu que mon mec ne boive pas, je suis passée pour une égoïste relou auprès des potes.» L’expérience de Catherine, 31 ans, qui approche du terme, est elle aussi parlante : «On s’est mariés alors que j’étais enceinte. Ça m’a fait chier de ne pas avoir profité de l’alcool mais j’aurais trouvé ça super égoïste de le priver : l’impact, ce n’est que moi qui l’ai. Je me serais sentie coupable en plus.» Quand elles ne se font pas envoyer sur les roses, les femmes ont donc tout le loisir de culpabiliser d’avoir, même fugacement, eu envie de ne pas être seules à suivre ce régime particulier. Signe que la norme est bien intégrée.

    C’est un peu comme si les hommes qui faisaient l’effort de ne pas engloutir un tartare surmonté d’un jaune d’œuf sous le nez de leur nana leur faisaient une fleur.

    La logique voudrait en effet que les interdits s’appliquent uniquement à la femme qui porte l’enfant. C’est vrai, que son compagnon ou sa compagne puisse continuer à se délecter de substances interdites ne changera rien à l’état du fœtus. «Je ne vais pas le priver juste parce que moi je peux pas, indique Louise, 30 ans, enceinte de huit mois. C’est aberrant, autant que si lui se cassait une jambe et que je devais rester à la maison.» En fait, c’est un peu comme si, dans le cas majoritaire des couples hétéros, les hommes qui faisaient l’effort de ne pas engloutir un tartare surmonté d’un jaune d’œuf sous le nez de leur nana leur faisaient une fleur. Dans ce contexte, demander (pire, exiger !) un peu de solidarité conjugale passe pour une envie égoïste.

    Un choix de vocabulaire que relève le psychanalyste Joël Clerget, qui a notamment dirigé l’ouvrage collectif Fantasmes et masques de grossesse (Presses universitaires de Lyon, 1986) : «Les envies pendant la grossesse sont considérées comme a priori irrépressibles.» Vous savez, les fameuses «envies de fraise» que les femmes enceintes, sous l’influence irrépressible de leurs hormones de grossesse, ne seraient pas capables de refréner ? Passe encore qu’un vent de folie hormonale pousse ces pauvres créatures à vouloir savourer des aliments particuliers, après tout, ça les regarde – même si, vu qu’une femme est censée se contenir, cela reste méprisable et plutôt répréhensible. Mais qu’elles imposent à leur pauvre conjoint de recadrer son alimentation, cela semble à beaucoup intolérable. Qu’elles gardent donc leur irrationalité pour elles ! Pourtant, cette soif de régime conjugal ne devrait pas être mise au rebut. Car elle n’a rien de castratrice. Et est plutôt la preuve que les femmes ont envie de partager leur expérience de grossesse, en étant écoutées et respectées plutôt que mises de côté et infantilisées.

    Les femmes enceintes croulent sous les injonctions

    Miriam, 36 ans, s’énerve ainsi que des amies à elle aient arrêté de fumer dès qu’elles ont su qu’elles étaient enceintes mais que leur mec n’ait pas suivi :

    «Je trouve ça profondément égoïste. D’une, arrêter de fumer est apparemment le truc le plus difficile au monde et ça serait sympa que ton copain te soutienne dans cette démarche. De deux, le tabagisme passif est délétère pour la femme enceinte, le fœtus et le bébé quand il sera venu au monde. Je n’arrive pas à accepter que, ce sacrifice, ce soit juste à la mère de le faire et que le père n’ait pas le moindre scrupule.»

    C’est bien de cela qu’il s’agit. Comme le note Joël Clerget, «au sens propre, le sacrifice, c’est rendre sacré», puisque le terme sacrifier vient du latin sacrificare, mot composé de sacrum, «ce qui est sacré» et facere, soit «faire».

    «Le nombre de prescriptions, notamment médicales, a augmenté et cela peut être très angoissant»

    Et c’est vrai que la grossesse a un côté sacré dans le sens où elle est aujourd’hui représentée de manière très valorisée et idéalisée. « Longtemps, le discours dominant, c’était que la grossesse était une maladie, un état périlleux et disgracieux. Ce n’est que lorsque la maternité est devenue moins risquée et davantage choisie, grâce à la contraception, que la grossesse en est venue à incarner une espèce d’apothéose de la féminité », souligne l’historienne Emmanuelle Berthiaud, qui a mené une thèse intitulée «Vécu et représentations de la grossesse, XVIIIe et XIXe siècles (France)». Mais tous les sacrifices, au sens plus courant du terme, les privations au service d’un intérêt supérieur et sacré (celui de l’enfant) ou par amour (pour cet enfant à venir) sont-elles forcément acceptables pour autant ?

    Ce n’est pas juste que c’est dur d’arrêter de manger du poisson cru ou des fromages non pasteurisés. «Pendant les vacances qu’on a passées en Grèce tous les deux, Laure a évoqué sa frustration. Elle m’a fait des remarques "ah, t’as de la chance, tu bois !"», se rappelle Benoît, 28 ans. «C’est l’expression d’une petite frustration sur le moment», admet Laure. Mais ça passe. Le problème, c’est surtout que les femmes enceintes croulent de plus en plus sous les injonctions. Pour Joël Clerget, «le nombre de prescriptions, notamment médicales, a augmenté et cela peut être très angoissant. Les femmes peuvent être très seules avec ce qu’on leur raconte sur leur prise de poids, le fait de fumer, de boire de l’alcool… Les mesures de prévention en général ne vont pas avec la singularité de la patiente.» Si certaines femmes s’autorisent à dire à leur conjoint que, quand même, il pourrait lui aussi faire un effort, c’est donc en partie parce que l’effort qui leur est demandé à elles est conséquent.

    «Refus des femmes d'être infantilisées»

    Il ne faudrait pas croire pour autant que les femmes qui émettent ce souhait d’être deux à suivre le «régime grossesse» adoptent une stratégie de compensation, de vengeance presque, parce qu’elles vivent la grossesse comme une injustice (manque de pot, avec deux chromosomes X, c’est à elles de porter l’enfant…) et préfèreraient ne rien changer à leur mode de vie (comme si toutes les femmes rêvaient en secret de l’ectogénèse, c’est-à-dire que le fœtus se développe dans un utérus artificiel). Pour Emmanuelle Berthiaud, cela rend plutôt compte d’«un refus des femmes d’être infantilisées» :

    «Les femmes sont lasses de se soumettre, qu’on ne reconnaisse plus leur autonomie et qu’on les traite comme des petites filles à partir du moment où elles sont enceintes. Elles n’ont pas envie de s’amputer d’une partie de leur personnalité juste parce qu’elles sont enceintes car cela donne l’impression qu’on les réduit à des contenants au service du bébé.»

    Et hop, une nouvelle objectification de la femme.

    «Parfois, j’aimerais bien qu’il arrête de manger du saucisson pour comprendre»

    L’anecdote vécue par Catherine montre bien que, plus que la frustration gustative, c’est cette infantilisation qui pose problème :

    « L’autre jour, ma mère a fait des coquilles Saint-Jacques. Je me dis que ce n’est pas grave, que je vais faire un écart pour une fois, d’autant qu’elles sont cuites. Mais Séb dit : "Ah non, t’as pas le droit !" Ma mère fait : "Ah bon ?" Et elle a filé ma part à Séb. L’assiette m’est passée sous le nez. Je n’ai pas eu voix au chapitre. Quitte à être infantilisée, j’aimerais qu’on soit deux à l’être. »

    On peut comprendre l’expression d’un ras-le-bol face à cette liste interminable de règles (sacrificielles) qui a aussi valeur de préceptes moraux, comme l’exprime Joël Clerget : «Il y a un jugement sur les façons de faire et de vivre, une morale très contraignante qui peut dérouter et mettre dans une situation de dépendance.»

    Partage de l'état d'esprit et de la charge mentale

    Demander à son conjoint d’être de la partie, ce n’est pas tant reprendre tyranniquement le contrôle (en mode «le monde veut que je fasse ça, alors j’ai décidé que toi aussi, obéis») que chercher un appui et tenter de ne plus être isolée. «La question, c’est : comment peut-on se mettre à l’écoute des femmes enceintes, les entendre dans ce qu’elles vivent ?» accentue le psychanalyste. «Parfois, j’aimerais bien qu’il arrête de manger du saucisson pour comprendre», synthétise Catherine. Pareil pour Laurène :

    «Au début, le plus dur, c’était l’alcool, pas en soi mais d’aller boire un verre avec des gens tandis que les autres picolent. En soirée, j’avais envie de rentrer. Cédric me disait "on s’amuse bien", j’avais envie de rétorquer "toi, oui, avec ta bière, mais moi avec mes deux Perrier citron…"»

    Et ce partage, ce n’est pas tant celui des papilles que celui de l’état d’esprit… et de la charge mentale. «Là où mon mari aurait pu être un peu plus solidaire, c’est plus sur la gestion de ce que j’avais le droit de manger ou pas, relève Louise. Que lui puisse manger ce qu’il veut, à la rigueur, tant mieux. Mais qu’il n’ait pas le réflexe de bien nettoyer les légumes, que je doive lui redire, ça, c’est soulant. Car, pour le coup, ce n’est pas pour ma santé à moi, c’est aussi pour la santé du petit, pour un projet commun. Lui, comme il n’a pas besoin de s’y plier, il n’y pense pas et c’est pénible.»

    Catherine résume bien la situation :

    «Il y a des frustrations. Oui, c’est pour la bonne cause, ce n’est que pendant neuf mois et je n’ai pas envie que mon enfant ait une maladie grave ni de faire une fausse couche juste parce que je n’ai pas fait attention. Mais, le plus dur, c’est que tout le monde a un avis, un jugement sur ce que tu bouffes et fais de ton corps. Quand on s’est rencontré avec Sébastien, on partageait les mêmes valeurs de charcut’, de fromage et d’alcool. C’est quand même un gros point commun. Le jour où t’en es privée alors que tu as fait un choix à deux, que tu reçois des commentaires désobligeants, t’aimerais ne pas être seule. En plus, si on est deux à s’astreindre, je pense que les gens font plus gaffe. Sinon, t’es toujours un peu l’exception qui fait chier, comme quand t’es végétarien. Socialement, c’est compliqué. Si t’es à deux, t’es en position de force.»

    Éveiller au souci de l'autre

    C’est la preuve que faire équipe pendant la grossesse est aussi une façon de se préparer au bouleversement que l’arrivée de l’enfant va engendrer. C’est en tout cas comme ça que le perçoit Miriam : «Je vois les neuf mois de grossesse comme une sorte de préparation à la vie de parents. C’est justement pendant ces neuf mois qu'on commence à renoncer à quelque chose. Et le père doit comprendre que ce n’est pas à la maman de tout faire.» Joël Clerget partage cette analyse : «Il s’agit sans doute d’éveiller les hommes au souci de l’autre et à l’attention pendant la grossesse.»

    «Les femmes peuvent être dans un couple très égalitaire mais se sentir rattrapées par les assignations. C’est aussi une manière de rappeler au partenaire qu’elles ne comptent pas s’oublier et qu’il doit aussi jouer son rôle»

    Pas besoin d’attendre la naissance pour que le futur père s’investisse. «Les femmes sont bien conscientes que quelque chose d’important se joue. Elles peuvent être dans un couple très égalitaire mais se sentir rattrapées par les assignations, le fait de devoir prendre sur soi parce que l’enfant passe d’abord. C’est aussi une manière de rappeler au partenaire qu’elles ne comptent pas s’oublier et qu’il doit aussi jouer son rôle», ponctue Emmanuelle Berthiaud. Bye-bye l’unique figure sacrificielle maternelle.

    C’est bien ce que retrace Laure : «Je ne me suis pas tant focalisée sur les aliments ou un produit en particulier. C’est surtout d’avoir quelqu’un qui va m’accompagner qui est important. Le rythme est un peu différent, je ne vais pas rester tard en soirée parce que je suis fatiguée et aussi un peu déphasée quand les copains un peu bourrés se chauffent pour sortir en boîte. Du coup, on fait plus de trucs à la maison.» Benoît acquiesce : «On s’adapte ! On fait des dîners, les potes s’adaptent aussi, ils viennent chez nous, ils sont compréhensifs.»

    Demande d'écoute et d'équité

    On peut donc tout à fait entendre cette envie de régime partagé comme une façon (plus ou moins consciente) de préparer les hommes à la parentalité.

    «Au cours de l’histoire et dans de nombreuses civilisations, il y a eu des rituels symboliques et concrets qui amenaient l’homme à prendre sa part dans la grossesse et l’accouchement, expose Emmanuelle Berthiaud. Ainsi, à l’époque moderne, on relève des cas de couvades où l’homme se met au lit comme la parturiente [la femme qui a accouché] et on lui adresse des félicitations une fois le bébé né ; aujourd’hui ce terme renvoie plutôt à des transformations physiques chez le futur père (prise de poids, etc.). Il est logique que tous ces rites changent car les rôles masculin et féminin ont changé. Attendre un enfant suppose des ajustements et, si ce n’est pas symétrique entre les deux sexes, il existe pour les hommes des manières d’accompagner la femme par des gestes et des attentions spécifiques.»

    Joël Clerget fait le même constat :

    «Les femmes ne sont pas folles, elles ne vont pas demander à ce que leur compagnon vomisse en même temps qu’elles. Le partage a des limites. Il ne faut pas confondre la position d’égalité des sujets et la similitude des vécus. On partage dans l’altérité. La question, c’est comment bien penser l’égalité dans la différence ?»

    En clair, derrière ce souhait de solidarité conjugale, on trouve une banale demande d’écoute et d’équité. Ce que chacun peut résoudre à sa façon. «Benoît est assez vigilant, conclut Laure. Quand il achète du fromage, comme il sait que j’aime les fromages qui puent, il en prend des qui puent et qui sont pasteurisés.» Du côté de Louise, qui s’agace quand son mari ouvre de bonnes bouteilles d’alcool, qu’elle n’aura plus l’occasion de goûter une fois leur enfant né, l’important, c’est qu’«il essaye de ne pas finir toutes les bouteilles».

    À travers l’expression des frustrations et l’aspiration à une solidarité conjugale (entre autres alimentaire) pendant la grossesse, «on assiste à une réappropriation de l’expérience, à une forme d’empowerment», récapitule Emmanuelle Berthiaud. C’est-à-dire que les femmes renforcent leurs capacités d’émancipation et se prennent en charge, plutôt que de laisser les autres, tant le personnel de santé que leur entourage, décider de ce qui est bon pour elles. «Comme pour la pilule et ses effets secondaires, la parole se libère. Les femmes refusent ce discours d’autorité (qu’il vienne de l’Église ou du corps médical) et veulent que l’on reconnaisse leur singularité. En somme, le mot d’ordre, c’est "Respectez-nous !".»