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    Quoi qu'elle fasse, Anne Hathaway ne peut pas gagner

    Quand vous faites tout comme il faut mais que la société vous le reproche, vous souffrez du syndrome Anne Hathaway. Son dernier film, Le Nouveau stagiaire illustre ce paradoxe. Mais peut-il faire changer d'avis les Hathaway-haters?

    Quand vous travaillez dur, que vos efforts sont récompensés, que votre silhouette est conforme aux standards de beauté actuels; bref, quand vous avez beau cocher toutes les cases, mais que le reste du monde a toujours quelque chose à vous reprocher, inutile de chercher plus loin : vous souffrez du syndrome Anne Hathaway.

    Les prémices se sont manifestées en 2013, juste après les nominations des Academy Awards, lorsque la placide, l’impeccable Anne Hathaway (en lice pour l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour Les Misérables) est apparue comme l’anti-meuf cool symbolisée par Jennifer Lawrence. Tout le monde avait envie de boire une bière avec la deuxième, tandis qu’on imaginait la première monopoliser la conversation en soirée. C’est en tout cas ce qui transpirait, et ce qu’internet n’a fait que confirmer: «Pourquoi les femmes détestent-elles Anne Hathaway (mais adorent Jennifer Lawrence)?», s’interrogeait New York Magazine; «Anne Hathaway vs. Jennifer Lawrence: pourquoi on déteste l’une et on adore l’autre», expliquait The Globe and Mail; «La fille heureuse vs. la fille cool : pourquoi personne n’aime Anne Hathaway», écrivait Indiewire. Dans le New York Daily News, qui s’est même fendu d'un micro-trottoir, une jeune femme s’explique: «Elle en fait trop pour plaire à tout le monde, c’est saoulant à force.»

    La stratégie immédiate d’Hathaway fut de reconnaître la blessure:

    «Ça me touche, évidemment. Mais j’essaie de me souvenir que dans la vie, il y a du positif dans le négatif et du négatif dans le positif. Le miracle de l’univers, c’est qu’il y a 51% de matière contre 49% d’antimatière —donc les choses tendent vers le positif, alors j’essaie de me concentrer là-dessus.»

    Une réponse digne d’Hermione Granger et aussi insupportable que l’amorce de son discours, sur scène, l’Oscar à la main:

    «C'est un rêve devenu réalité.»

    En temps normal, n'importe qui aurait trouvé ça plutôt distingué, voire totalement adorable, d’accepter ainsi ce genre de récompense. Sous-entendu, «j’ai rêvé d’un tel succès, j’ai travaillé dur pour ça et en reconnaissant mes efforts, vous m’avez exaucée». Mais Anne Hathaway n’a pas le droit de se féliciter de son succès, ni d’admettre qu’elle est affectée par cet acharnement qui déferle dès qu’elle montre un peu d’assurance. Pas assez frondeuse pour que les femmes se rallient à son attitude progressiste/agressive, elle incarne à ce point la perfection faite actrice —féminine, polyvalente, charmante, avec un corps façonné au Pilates et un sourire aussi large que celui de Julia Roberts— qu’elle n’a plus rien d’humain.

    Le problème, c’est que le charisme et la coolitude ne sont pas des sciences exactes —et l’un comme l’autre se dissolvent au moindre effort. Mais qu’est-ce qu’Anne Hathaway sinon la personnification même de l’effort? Certes, les stars, comme tout un chacun, s’efforcent d’atteindre un objectif. Seulement, certaines, comme Jennifer Lawrence, le cachent (bien) mieux. Et la célébrité, à l’instar de la fabrication toute contemporaine de nos avatars sur les réseaux sociaux, se mesure au naturel du résultat final.

    «Les qualités que nous saluons chez un homme (pouvoir, ambition, détermination) sont celles que nous fustigeons chez le sexe opposé.»

    Alors, Anne Hathaway a arrêté d’essayer, au moins pour un temps. Depuis son Oscar, elle s’est fait discrète et n’a accepté qu’un seul rôle principal, celui d’une scientifique dans Interstellar. Mais la relâche a été de courte durée: dans le clip de Jenny Lewis Just One of the Guys, aux côtés de Kristen Stewart et Brie Larson, c’est elle qui a le rôle le moins cool; sa prestation sur le tube de Miley Cyrus Wrecking Ball dans l’émission Lip Sync Battle a outrepassé les frontières du too much; et son compte Instagram n’est qu’une succession de selfies malaise, d’hommages sincères à Cecil le lion, de blagues nases, de photos promos invitant à la rejoindre à l’Apple Store, le tout accompagné de hashtags horripilants.



    Le pire, c’est qu’Anne Hathaway n’en fait pas spécialement plus qu’une Taylor Swift ou qu’une Anna Kendrick, mais les efforts de ces dernières sont juste un poil moins évidents et infiniment plus supportables. Anne Hathaway a coché toutes les cases de la check-list «comment devenir une star» et le plus frustrant, peut-être même le plus tragique, c’est que les gens la détestent toujours autant.

    Il faut y voir une leçon qui s’applique peut-être à l’ensemble des femmes: le succès n’est pas synonyme de capital sympathie —c’est souvent plutôt le contraire. Les qualités que nous saluons chez un homme (pouvoir, ambition, détermination) sont celles que nous fustigeons chez le sexe opposé. Une différence de traitement que les femmes dénoncent depuis des dizaines d’années, y compris celles qui, comme moi, n’aiment pas Anne Hathaway. J’ai beau voir en quoi mon ressentiment est injuste, je n’y peux rien, elle m’insupporte. Quand elle dit à Refinery29 qu’elle a passé un été relax, j’ai envie de lui hurler de se détendre.

    Or, son dernier film, Le Nouveau stagiaire (en salles le le 7 octobre), est une dissertation de deux heures sur le syndrome Anne Hathaway. Elle y interprète Jules, patronne d’un site d’e-commerce spécialisé dans la mode et incarnation du féminisme actuel (blanc et bourgeois). Elle tente de triompher du sexisme systémique enraciné dans la culture d’entreprise et de légitimer une forme de commerce qui s’est féminisée, mais aussi d’être une bonne mère, d’avoir une relation plus épanouissante avec son époux, un homme au foyer qu’elle essaie de ne pas émasculer, d’impressionner des investisseurs perplexes, tout en gardant du temps pour dormir et manger. Le succès de sa boîte est largement dû à son souci du détail et à sa dévotion; pas rusée pour deux sous, elle est tenace mais bienveillante, à l’opposé du cliché de la garce castratrice. Son corps est parfait, son sens du style irréprochable et le stress semble ne pas avoir prise sur elle. Lorsqu’elle pleure —rarement— c’est toujours en privé. Elle symbolise l’idéal de la femme moderne: un robot impeccable et accompli.


    Mais tout cela vaut à Jules d’être mise à l’index par les autres mères de son quartier, et la sienne ne déborde pas non plus de tendresse ni d’encouragements pour sa fille. Elle n’a pas d’amies femmes, et, SPOILER PRÉVISIBLE, son mari la trompe. Néanmoins, à l’inverse des comédies romantiques classiques où la carrière d’une femme est montrée comme source de malheur, Le Nouveau stagiaire porte un regard neuf sur la situation, car Jules est heureuse. Elle n’a aucune envie de quitter son boulot pour reconquérir son mari; elle n’envisage même pas de déléguer, au contraire, elle veut toujours plus de responsabilités. Elle aime son travail, elle est fière de ce qu’elle a créé, elle y prend du plaisir, c’est ce qui la porte; pourquoi ferait-elle une croix dessus?

    Celui qui lui ouvre les yeux, c’est Ben, son stagiaire «senior» joué par Robert De Niro. Il a quarante ans de plus qu’elle, n’a pas du tout négocié le virage numérique mais il assume tous les choix qu’il a faits dans la vie et surtout, il reconnaît immédiatement le talent de Jules et son sens aigu des affaires. On a du mal à y croire, mais bon.


    «Oui, je suis hermétique à Anne Hathaway, mais je cherche toujours pourquoi.»

    C’est donc Ben qui finit par sermonner les harpies du parc qui trouvent Jules «revêche»; c’est aussi lui qui répète à sa boss des trucs du genre «S’il y a bien quelqu’un qui peut se passer d’un patron, c’est vous» ou «Ayez confiance en ce que vous faites». C’est que Jules rappelle à Ben feu son épouse, principale dans un collège en plus d’être mère, une femme «pour qui la vie paraissait facile, même lorsqu’elle ne l’était pas». En plus d’être charmant, le personnage joué par De Niro est le plus féministe du film, peut-être même de tous les films de Nancy Meyers. Mais ça ne change rien au fait que Jules a si peu d’alliées, que ce soit au travail, au parc ou dans sa propre famille, et qu’elle a besoin d’un homme de 70 ans pour confirmer ce qu’elle savait déjà au fond d’elle-même: ce sont les autres qui ont tort.

    Or, le jugement que nous portons sur notre propre personne repose en grande partie sur ce que les autres pensent de nous. Et cela vaut aussi pour l’image que renvoient les stars. En regardant Le Nouveau stagiaire, on a parfaitement conscience de l’injustice que subit Jules. Pourtant, il nous est difficile d’envisager que notre haine pour Anne Hathaway s’inscrit dans le même paradigme, d’appréhender objectivement notre réaction vis-à-vis d’une femme qui fait trop bien son travail, qui échoue à dissimuler suffisamment ses efforts et qui se montre ainsi vulnérable à une aversion aussi intense et généralisée qu’elle est difficile à expliquer.

    Chacun est libre de ressentir ce qu’il veut, bien sûr, mais nos réactions en disent toujours plus long sur qui nous sommes, sur nos valeurs et nos principes, mais aussi sur nos conflits internes et nos hypocrisies, que sur les célébrités que nous jugeons.

    Oui, je suis hermétique à Anne Hathaway, mais je cherche toujours pourquoi.

    Traduit par Nora Bouazzouni

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