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    Pourquoi entend-on le mot «féminicide» dans les médias ?

    Le 30 janvier, Jonathann Daval a avoué avoir tué sa compagne. Dans les médias, certains parlent de «féminicide». Mais que signifie ce mot exactement ? BuzzFeed News fait le point.

    Mardi 30 janvier, Jonathann Daval a avoué avoir tué sa femme, Alexia Daval. Dans cette affaire, très commentée, on a beaucoup entendu le terme «féminicide».

    Ainsi, Marlène Schiappa, la secrétaire d'État à l'Égalité entre les femmes et les hommes, a utilisé ce terme sur Twitter pour commenter l'affaire.

    « Alexia avait une personnalité écrasante » 👉🏾 Pour tous ceux qui demandent un exemple de « victim-blaming » dans… https://t.co/pVVIdV5hnc

    Elle l'a aussi utilisé lors d'une interview sur RTL, en réagissant aux propos de l'avocat de Jonathann Daval :

    «Nous dire : elle a une personnalité écrasante, et c'est pour cela qu'elle aurait été assassinée, je trouve ça proprement scandaleux (...) En disant ça, on légitime les féminicides, on légitime le fait que tous les trois jours, il y a une femme qui soit tuée sous les coups de son conjoint.»

    Mais le terme ne fait pas l'unanimité. Ainsi Alain Jakubowicz, ancien président de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme, a réagi à l'utilisation du terme par la secrétaire d'État et par des féministes «Les violences faites aux femmes sont un sujet trop grave pour être confiées aux féministes.»

    Après Carmen « revisitee » pour violence sexiste et Cendrillon privée du baiser du prince pour défaut de consenteme… https://t.co/ODCrfqC9EH

    Que signifie exactement ce terme ? Est-il utile ? On fait le point.

    Ce terme désigne le meurtre d’une femme parce qu'elle est une femme.

    Si le mot ne figure pas dans le Larousse, il a été introduit en 2015, comme le note Slate, dans le Petit Robert, qui le définit ainsi :

    1 - rare : Qui tue une femme. n. Un, une féminicide.
    2 - n. m. Meurtre d'une femme, d'une fille en raison de son sexe. Le féminicide est un crime reconnu par plusieurs pays d'Amérique latine.

    C'est la seconde définition qui est généralement utilisée ces dernières années.

    Le mot «féminicide» a aussi été ajouté en septembre 2014 au vocabulaire du droit et des sciences humaines par la Commission générale de terminologie et de néologie, qui le caractérise ainsi : «Homicide d'une femme, d'une jeune fille ou d'une enfant en raison de son sexe».

    Le meurtre d'une femme ne constitue donc pas forcément un féminicide. Par exemple, si une femme est tuée dans un attentat (qui ne ciblait pas spécifiquement des femmes), ou lors d'un braquage, on ne parlera pas de féminicide.

    Mais ce terme permet de désigner les meurtres pour lesquelles le genre féminin de la victime a joué un rôle, comme l'explicite ici la blogueuse féministe Crêpe Georgette :

    Par exemple, le meurtre d'une femme par son compagnon parce qu'elle souhaitait le quitter, les assassinats de filles à la naissance à cause de la politique de l'enfant unique en Chine, la lapidation de femmes ou encore le meurtre d'une femme à cause de vêtements ou d'un comportement jugé non-conforme à son genre peuvent être qualifiés de «féminicide».

    Pour décrire les féminicides, on cite souvent la tuerie de l'École polytechnique de Montréal, où, en 1989, un Canadien a tué 14 étudiantes, expliquant son geste par sa haine des féministes. Même chose pour la fusillade de Santa Barbara en 2014, où le tueur s'était filmé dans des vidéos, expliquant qu'il voulait «punir» les femmes parce qu'il avait été rejeté.

    L'Organisation mondiale de la santé (OMS), qui reconnaît la notion de féminicide, en liste quatre grands types :

    - le «fémicide intime», commis par un époux, un petit ami, ou un ex-conjoint.

    - les «crimes commis au nom de "l’honneur"».

    - les «fémicides liés à la dot», quand par exemple des femmes sont assassinées parce qu'elles ont apporté une dot insuffisante à la famille du marié.

    -le «fémicide non intime», commis par une personne qui n’est pas en relation intime avec la victime.

    Le Petit Robert date l'apparition du mot en 1855 mais ce terme ne s'est réellement répandu que dans la seconde moitié du XXe siècle, grâce à des travaux féministes, tout d'abord sous la forme «fémicide».

    C'est l'écrivaine et militante féministe Diane H. Russell qui se met à parler de «fémicide» dans les années 1970, comme elle l'explique sur son site.

    En 1992, elle publie avec Jill Radford l'ouvrage Femicide: The Politics of Woman Killing qui contribue à faire connaître le concept.

    Le terme est ensuite repris par la Mexicaine Marcela Lagarde, qui travaille sur les meurtres de femmes dans son pays. Mais elle décide, elle, de le traduire en «feminicidio» (et non pas «femicidio») pour éviter de créer un parallèle avec le mot «homicide».

    Ce nouveau terme de «féminicides» est particulièrement utile pour décrire ce qu'il se passe à l'époque – et encore aujourd'hui- dans la ville de Ciudad Juárez.

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    A partir de 1993, de très nombreuses femmes et filles disparaissent, dans cette ville à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Quand leur corps est retrouvé, on peut constater qu'elles ont été violées ou torturées. Selon des chiffres officiels, près de 1 500 de ces meurtres auraient été commis à Ciudad Juárez de 1993 à 2013. L'indifférence des autorités est régulièrement dénoncée par les familles des victimes.

    Marcela Lagarde définit donc, elle, le féminicide comme un «crime d'État», pour ces cas où les autorités échouent à garantir la sécurité des femmes, voire sont complices des meurtriers.

    Aujourd'hui, de plus en plus de collectifs féministes français utilisent le mot «féminicide».

    Des victimes de #féminicides sur des abribus parisiens #insomniariot #feminisme #25novembrebrisonslesilence… https://t.co/Xy3OjRnD9u

    CP: Ménard, récidiviste : STOP à l’apologie du féminicide dans l’espace public ! https://t.co/QKyEQRZLeY

    S'il permet en effet d'évoquer un type bien particulier de crime (le meurtre d'une femme parce qu'elle est une femme), il a aussi l'avantage de mettre en avant le fait qu'il ne s'agit pas d'un fait divers isolé mais d'un «fait social», comme l'explique la journaliste Titiou Lecoq, qui a recensé pour Libération les femmes tuées par leur compagnon en France en 2017.

    Interrogée sur Europe 1 sur l'affaire Daval et les cas de femmes tuées par leur conjoint, elle a défendu l'usage du terme par les journalistes:

    «Ça permet de mettre en valeur le fait qu’il y a un point commun entre toutes ces histoires. Ce ne sont pas des faits divers. Quand on fait vraiment toute la liste, on retrouve les même choses et on retrouve des hommes qui considèrent que ces femmes leur appartiennent et que, du coup, ils ont une espèce de droit de vie ou de mort sur elles.

    Le terme féminicide rappelle un rapport domination entre les hommes et les femmes qui est là dans sa forme la plus extrême.»

    Pour faire comprendre l'intérêt du mot, la militante féministe Crêpe Georgette le compare, dans un billet de blog particulièrement fouillé, au terme «génocide», créé pendant la seconde guerre mondiale :

    «Je crois que la définition du mot "génocide" est à peu près comprise et acceptée par tous et toutes ; elle n'allait pourtant pas de soi il y a 60 ans. Nous sommes aujourd'hui capables de comprendre que le génocide désigne un événement particulier qu'il est important de nommer et étudier précisément.»

    Nommer précisément les féminicides, c'est donc mieux pouvoir les étudier, comprendre ce que ces homicides ont de particulier, et lutter de manière plus efficace contre ceux-ci.

    Crêpe Georgette précise également sur son blog que, contrairement à ce que croient certains, il «ne s'agit pas de dire qu'un meurtre crapuleux est moins grave ou que le meurtre d'une femme est plus grave que celui d'un homme mais de bien nommer les actes pour lutter efficacement contre».

    Mais le terme et sa définition ne font pas toujours consensus. Ainsi, la médecin légiste Alexia Delbreil, interrogée par Le Monde sur l'affaire Daval, estime que cette affaire ne peut pas être qualifiée de féminicide. Et précise qu'elle n'est, plus généralement, pas partisane du mot :

    «C’est un mot qui a une connotation militante plus que scientifique ou criminologique. Le féminicide correspond au fait de tuer une femme parce qu’elle est une femme. Cela ne suffit pas à définir l’homicide au sein du couple où il existe bien d’autres enjeux. Je ne pense pas que cela s’applique sur ce cas.

    Plus de 80 % des victimes de meurtres conjugaux sont des femmes, mais un meurtre dans la cellule familiale est particulier. La famille est un milieu clos, avec sa propre dynamique intime qui crée diverses motivations à l’origine d’un passage à l’acte violent. Cette dynamique intime n’intervient pas dans tous les féminicides. L’homicide conjugal est une entité particulière.»

    D'autres reprochent au terme une définition trop large voire fourre-tout.

    Si le terme est de plus en plus utilisé par les médias, devrait-il l'être par la justice ? En 2014, l'association Osez le féminisme a lancé une campagne pour la reconnaissance du féminicide dans la loi.

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    Le collectif estimait à l'époque que «le droit ignore les rapports de domination entre hommes et femmes et ne prend pas en compte la portée misogyne des meurtres de femmes».

    Ces féministes mettent en avant que le féminicide a été inscrit dans le code pénal d'un certains nombre de pays d'Amérique centrale d'Amérique du Sud :

    – le Costa Rica (en 2007) ;

    – le Guatemala (2008) ;

    – le Chili (2010) ;

    – le Pérou (2011) ;

    – le Salvador ;

    – l'Argentine ;

    – le Nicaragua et le Mexique (2012)

    – et la Bolivie (2013).

    Faudrait-il faire la même chose en France ? Les avis des juristes sont partagés.

    Si le racisme ou l'homophobie sont depuis longtemps considérés comme des circonstances aggravantes, ce n'était pas le cas du sexisme. Mais depuis janvier 2017, comme le souligne Libération, le fait de commettre un délit ou un crime sur une personne «en raison de son sexe» entraîne une peine plus sévère.

    Par ailleurs, pour le meurtre, le fait qu'il soit commis par un conjoint ou un concubin est également une circonstance aggravante.

    Pour certains, puisque la France dispose déjà de cet arsenal juridique, inclure le «féminicide» dans nos textes de loi ne serait pas nécessaire. Voire «ajouterait de la confusion», selon l'avocate spécialisée dans les violences contre les femmes Isabelle Steyer, citée par Libération.

    Mais la sociologue Stéphanie Le Gal-Gorin, interrogée par Grazia, y voit au contraire un certain nombres d'avantages :

    «Le fait de le caractériser en droit pénal permettrait de rendre plus visible cette réalité-là – les mots en disent long sur la manière dont on conçoit les choses – et d'avoir des statistiques plus précises. Le fait d'employer ce terme ferait avancer les professionnels et plus largement l'opinion publique sur cette question.»

    À l'heure qu'il est, il est en effet impossible de savoir combien de féminicides ont lieu chaque année en France. Seuls les chiffres des «morts violentes au sein du couple» (qui concernent majoritairement des femmes), sont recensés par le ministère de l’Intérieur.