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    Abandonnés par la France, les interprètes afghans en appellent à Emmanuel Macron

    152 Afghans qui ont servi sous drapeau français pendant l'intervention française en Afghanistan sont abandonnés à leur sort, leur sécurité menacée. Pendant la campagne, Emmanuel Macron avait qualifié la situation de «trahison» et comparé leur sort à celui des «harkis». Interrogé par BuzzFeed News, le porte-parole du gouvernement promet de demander des éléments de réponse au cabinet du président.

    Après sept ans au service de l'armée française, Mirwais Akbary vit comme une bête traquée à Kaboul. Après cinq ans au service de l'armée française, Baktash Sediqi a dû prendre la route de l'Allemagne, illégalement, avec sa mère, après avoir essuyé un refus des autorités française. Après 13 ans au service de l'armée française, Abdul Raziq a fini par obtenir un visa mais après avoir encaissé deux refus inexpliqués.

    Ces hommes, avec qui nous nous sommes entretenus, font partie des centaines d'interprètes afghans abandonnés par la France quand l'armée a quitté le pays en 2014, après 13 ans d’un conflit meurtrier. Considérés comme des traîtres dans leur pays, leur sécurité est menacée, et ils se battent depuis trois ans pour obtenir le statut de réfugiés. Trois ans après le retrait de l'armée française, sur les 252 interprètes afghans qui ont demandé l'asile à la France, 152 se sont vu refuser le précieux sésame... sans explication.

    Le cas le plus emblématique est sans doute celui d'Arifullah Amini. Recruté en 2006 alors qu'il n'a que 17 ans et un bac en poche passé au lycée français de Kaboul, Arifullah a exercé de manière exemplaire sa fonction d'interprète pour les forces françaises, comme en atteste les lettres de félicitations qu'il a reçues lors de la fin de sa mission. Il a travaillé jusqu'en 2014 avec l'armée française, alors même que sa première demande de visa avait déjà été refusée. Considéré comme un traître par les Talibans, sa vie est régulièrement menacée, et son quotidien est devenu un enfer. Comme il l'expliquait à nos confrères d'Explicite, «on sort toujours avec des lunettes de soleil et un foulard, on essaie de sortir moins qu'avant».

    Il a dans son dossier des dizaines de documents attestant des services rendus à la France, que BuzzFeed News a pu consulter. Comme cette lettre, écrite par un haut gradé de l'armée française, et sertie du liseré bleu-blanc-rouge. Ce soldat, qui a travaillé avec Arifullah, écrit:

    «Humble, discret et hautement imprégné de la culture française, [Arifullah] a fait montre d'une rare disponibilité et d'un dévouement sans faille à sa mission. Pour son engagement pour son pays, son esprit de coopération et pour l'aide précieuse procurée aux mentors français comme à l'armée afghane, [Arifullah] mérite tout particulièrement d'être félicité.»


    Dans cette autre lettre, un militaire français qui a travaillé avec lui loue les «qualités exceptionnelles» d'Arifullah, qui ont «contribué à la symbiose» entre les militaires afghans et français. Ce haut gradé, dont le nom et la fonction ont été noircis par BuzzFeed News pour préserver son anonymat, explique encore:

    «Engagé sur le terrain quotidiennement au sein de la cellule tactique, il n'a jamais hésité à s'exposer aux côtés de ses mentors français. Pétri de culture française (...) fidèle et loyal au détachement français depuis de nombreuses années, monsieur AMINI Arifullah est un élément de valeur méritant.»

    Après huit années de service pour l'armée française, Arifullah s'est vu refuser sa demande de visa par deux fois. Et à chaque fois, la réponse de la France est lapidaire, comme en atteste ce document que nous a fourni l'interprète:

    «Après un examen attentif de votre demande et de votre situation personnelle, il ne m'est pas possible de donner une suite à votre demande.»

    Macron prend position pendant la campagne

    «Une trahison.» C'est ainsi qu'Emmanuel Macron, alors candidat à la présidence de la République, qualifiait le comportement de la France à l'égard des centaines d'Afghans qui ont travaillé pour son armée, pendant près de onze ans. Emmanuel Macron comparait en février 2016 leur situation à celle des Harkis, ces combattants algériens qui s'étaient engagés aux côtés de la France pendant la guerre d'Algérie dans une vidéo postée sur son compte Facebook et dont nous reproduisons ici deux captures d'écran.

    Comme Arifullah, ils sont encore 152 à espérer que la nouvelle administration agisse en leur faveur. Questionné à ce sujet par BuzzFeed News lors d'une conférence de presse mercredi 5 juillet, Christophe Castaner, porte-parole du gouvernement, nous a fait la réponse suivante:

    «Je n'ai pas d'éléments qui permettent de répondre à votre question, je préfère être honnête et vous le dire. Par contre on va la noter, et je vais demander aux services du président quelques éléments que je vous rapporterai. (...) Je préfère ne pas m'aventurer sur un sujet qui n'a pas été abordé en Conseil des ministres, vous vous en doutez, et sur lequel je n'ai pas d'éléments précis.»

    Mais, 48 heures après, et malgré plusieurs relances, toujours rien...

    De leur côté, les ministères des Affaires étrangères et de la Défense n'ont donné aucune suite à nos sollicitations. Il y a quelques mois, lors d'une réunion avec plusieurs journalistes, un représentant du Quai d'Orsay avait tenté d'expliquer les refus de visa par trois critères définis par l'armée: l'effectivité de l'emploi, la durée de l'emploi et l'impact sur la sécurité nationale en cas d'asile en France. Pourtant, tous ces interprètes disposent de contrats de travail signés par l'armée française et ont effectué leur travail sur des durées allant parfois jusqu'à huit années. Ils ont enfin tous reçu des lettres de recommandation, et sont loin de représenter une menace pour la sécurité nationale française. Le dossier d'Arifullah par exemple, est sans appel. Dans un questionnaire rempli par un général de l'armée française et que nous nous sommes procuré, le jugement de celui-ci sur Arifullah est sans appel:

    Dernier argument avancé par l'administration française: la menace qui pèse sur eux ne serait pas assez concrète. Aberrant pour Caroline Decroix, fondatrice du collectif d’avocats qui défend plusieurs dizaines d'anciens interprètes de l'armée française:

    «Aujourd’hui, ceux qui sont encore en Afghanistan vivent tous à Kaboul pour être plus en sécurité que dans leurs provinces d’origine. Les autorités françaises estiment qu’à Kaboul, ils ne peuvent pas arguer d’une menace directe dans le sens où, aujourd’hui, aucun interprète n’a été victime directe d’un règlement de compte ou d’une vengeance. Pourtant, ils sont répertoriés par le H.C.R (Le Haut Commissariat des nations unies pour les réfugiés) comme des cibles. Ceux qui sont arrivés en France sont considérés comme des cibles par l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides).»

    La France se cache derrière un imbroglio juridique

    Pour tenter de forcer la main à l'administration, Caroline Decroix s'appuie aujourd'hui sur une loi de 1983 qui oblige l'État à fournir à ses fonctionnaires une protection fonctionnelle. En clair: tout fonctionnaire ou ancien fonctionnaire dont la vie serait menacée à cause de cette fonction a le droit à la protection de l'État.

    Là encore, la France reste muette: «Ils ont tous des lettres de recommandation parfaites. Et on n’a aucune explication quant à savoir pourquoi ils n’ont pas été acceptés. Nous avons enregistré 152 refus, et aujourd'hui, certains sont perdus dans la nature. On ne sait pas où il sont. Nous en suivons environ 90 aujourd'hui.»

    Dernier recours pour obliger la France à réagir, le Conseil d'État. Faute de motifs, les refus de visa pourraient être cassés par le juge administratif. C'est du moins ce qu'espère Caroline Decroix:

    «Ils avaient tous des contrats avec le ministère de la Défense donc ça ouvre droit à la protection fonctionnelle. À ce jour, on n’a pas eu de réponse. Au bout de deux mois sans réponse, on considère qu’il y a refus implicite. On va formaliser des demandes de motivation puisqu’il n’y a eu aucune réponse, on ne sait pas pourquoi ils refusent. Si ces demandes n’aboutissent pas, le juge administratif pourra annuler ces refus.»

    En attendant que la bataille juridique aboutisse, c'est l'incompréhension qui règne. Avec parfois plus de dix ans de service à leur actif, les interprètes afghans désespèrent. Certains ont fui vers le Pakistan, l'Allemagne ou l'Irak. D'autres attendent encore le précieux sésame qui leur offrira la possibilité d'une vie meilleure en France.