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    Les danseuses classiques fascinent. Avec leurs costumes aériens sur leurs corps affinés par des années de travail acharné. Nous nous sommes mis dans la peau de Marianela Núñez, danseuse étoile au Royal Ballet à Londres, pour avoir un aperçu de son monde.

    «Nom et personne que vous venez voir, merci.» Il est 10h15 et je me tiens à l'entrée de la scène de la Royal Opera House, donnant des renseignements à un réceptionniste peu aimable. J'ai une soudaine montée de stress mais après un bref coup de téléphone et un long regard appuyé, on me pousse vers la terre sacrée: le sanctuaire du Royal Ballet. Dehors, sur Floral Street, passe au-dessus de ma tête un pont qui relie ce bâtiment à la Royal Ballet School, de l'autre côté.

    Appelé le «Bridge of Aspiration», le pont des aspirations, il incarne les rêves de chaque danseur qui s'entraîne ici. Il y a des années, alors que je déambulais dans cette rue, deux adolescents excités, un garçon et une fille, m'avaient demandé de les prendre en photo devant la porte que je viens juste de franchir. M'attendant à une photo de touristes souriants, j'ai pointé l'appareil, et hop! Ils sont passés à l'action. Ils se sont débarrassés de leurs manteaux et de leurs écharpes et soudain, la fille s'est mise à virevolter et à tourner dans les airs, jambes tendues, en équilibre parfait dans les bras de son compagnon. Depuis ce jour, ce qui se trouve derrière l'entrée des artistes a toujours eu un immense pouvoir d'attraction sur moi.

    Et aujourd'hui, j'y suis. Dans un lieu simple avec deux portes en verre séparant le personnel et les danseurs du monde extérieur, avec des boîtes aux lettres, des liasses de papiers empilés sur des comptoirs, des avis punaisés à des panneaux de liège et un flux constant de personnes bien couvertes entrant et sortant d'un air affairé, s'arrêtant pour se sourire et papoter. Tout est si normal. Mais la femme que je viens rencontrer ici est loin de tout ça.

    Marianela Núñez, ou «Nela» pour tous ceux qui la connaissent, est un prodige d'origine argentine qui danse depuis l'âge de 3 ans. Elle a intégré à 9 ans la plus grande école de ballet d'Argentine. Les danseurs se forment habituellement dix ans dans cette école, mais Marianela Núñez l'a quittée au bout de seulement cinq ans pour danser dans une compagnie professionnelle. Elle a débarqué à 15 ans à Londres, où la Royal Ballet Company lui a proposé un contrat, mais elle a dû aller à la Royal Ballet School quand on a découvert qu'elle était trop jeune d'une année pour être danseuse professionnelle.

    Heureusement, quand elle a retraversé le Bridge of Aspirations douze mois plus tard, les choses ont rapidement changé: au bout de seulement un an et demi dans le corps de ballet, elle est devenue soliste à 17 ans. À 20 ans, elle était danseuse étoile. Les danseuses étoiles, pour ceux qui ne sont pas passionnés par le ballet, sont les princesses Aurore, les Kitri et autres Carmen: autant de rôles que Marianela Núñez a interprétés pendant ses presque vingt années passées avec la compagnie.

    Alors que nous émergeons d'un immense ascenseur au dernier étage du bâtiment, Camilla, l'agent de liaison avec la presse pour notre visite, nous indique que Marianela Núñez est déjà à son premier cours, un échauffement quotidien strictement interdit à la presse. C'est un moment sacré pendant lequel les danseurs peuvent se concentrer sans être aucunement distraits. Je commence à distraire Camilla à la place, la bombardant de questions tandis que nous admirons la vue donnant sur les toits de Covent Garden.

    La Royal Opera House est pleine de chantiers en cours qui, comme je le découvre, se poursuivront pendant au moins l'année suivante tandis qu'on travaille sur la devanture du bâtiment, dans le cadre d'un projet visant à faire paraître l'entrée principale plus accessible. «De l'extérieur, elle donnait un sentiment d'exclusivité dont nous ne voulions pas vraiment, commente Camilla, sérieuse. Venir à l'Opera House est bien sûr très spécial, mais nous voulons que le plus de gens possible aient le sentiment qu'on s'adresse à eux.»

    Ce commentaire a du sens. Pour un amateur de ballets au budget serré, le Royal Ballet semble étonnamment accessible. Cinq livres (environ six euros) vous permettront d'avoir un siège sous les toits; il faudra que vous tendiez le cou mais même de là-haut, les performances semblent imprégnées de magie, les costumes scintillent et les pas de deux sont un régal. Je peux le confirmer puisque j'ai déjà vu la représentation actuelle de La Belle au bois dormant trois fois.

    Il y a deux salles de cours: une pour les femmes et une pour les hommes. Cette dernière possède une fenêtre géante pour les spectateurs. Nous y jetons un œil avant de nous rendre dans la première salle. Si les danseurs étoiles ont la liberté de choisir le cours qu'ils veulent suivre indépendamment de leur genre, Marianela Núñez a choisi de suivre celui pour les femmes, où la seule fenêtre par laquelle on peut regarder est un petit bout de plastique dans la porte. Là, nous pouvons apercevoir quelques secondes une pièce remplie de danseurs rigoureusement formés en mouvement, parmi lesquels Marianela Núñez se meut avec grâce. Quand elle émerge, il est difficile de reconnaître dans cette personne chaleureuse et immédiatement sympathique la silhouette fluide et parfaite vue plus tôt.

    Ce qui frappe immédiatement quand on voit Marianela Núñez en personne, c'est à quel point elle est humaine. Avoir vu plusieurs fois Black Swan m'avait préparée à rencontrer une danseuse jolie mais névrosée, dans la veine de la Nina de Natalie Portman. Cette femme, c'est le contraire, à l'instar de toute la compagnie de danse. Les danseurs virevoltent, parfaitement à l'aise, et pendant les répétitions auxquelles nous assistons, la camaraderie est omniprésente. Ce sont des amis qui travaillent ensemble depuis des années. Quand je lui demande quelles sont les danseuses qui l'ont le plus inspirée, Marianela Núñez répond qu'il y a trop de noms, mais qu'elle aime regarder ses collègues: elle s'assoit au premier rang à leurs spectacles.

    Ce qui ne veut pas dire que la compétition n'existe pas. «Il y a de la compétition, explique Marianela Núñez. Il y a de la passion. Il y a de l'obsession, mais une saine obsession pour ce que l'on fait. Nous sommes des fous de la perfection, mais le ballet a besoin de cette saine folie. C'est cette folie qui fait l'art.»

    Et pour Marianela Núñez, c'est de l'art. Les danseurs de ballet extrêmes repoussant les limites de leurs corps, beaucoup les rangent dans la catégorie des athlètes, mais la jeune femme rejette totalement ce terme. «Il y a un certain athlétisme mais c'est une forme d'art, explique-t-elle. Il faut que nous fassions très attention à ne pas oublier d'offrir cela au public. Vous pouvez courir très vite et sauter très haut, mais ce n'est pas de la danse classique. Il faut essayer de rester fidèle à la forme artistique.» Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne reconnaît par l'ampleur de l'énergie exigée par un ballet, les danseurs aspirant à repousser leurs limites jour après jour.

    «Ce que l'on peut faire aujourd'hui avec nos corps, les gens ne pouvaient pas le faire avant, reprend-elle. La nuit dernière, j'ai dansé le plus pur des ballets classiques. Aujourd'hui, je suis en pantalon et je fais du travail contemporain: ce sont deux extrêmes. Et aujourd'hui, les danseurs poussent même le ballet traditionnel vers des extrêmes.»

    Ce qui n'est jamais plus évident que lorsqu'on assiste à des répétitions pour deux spectacles à venir: After the Rain, ballet de 2005 de Christopher Wheeldon, et The Human Seasons, ballet de 2013 de David Dawson.

    «Ce qu'il y a de merveilleux avec la Royal Opera House, c'est que nous y respectons le passé tout en regardant vers l'avenir», dit Marianela Núñez, du répertoire de danses modernes de l'Opera House. Passer des sièges tout en haut du théâtre à une répétition au premier ou deuxième rang est un changement saisissant. Après un déchirant pas de deux entre Marianela Núñez et son partenaire, Thiago Soares (sans costume, avec un piano pour seul accompagnement), je me rends compte que j'ai oublié de respirer.

    Alors que nous passons de pièce en pièce, d'une répétition aux cabines d'essayage, le sentiment qui nous accable, c'est celui de la vie étirée à son maximum. On attrape des petits pains entre deux rendez-vous en guise de repas, et les instructions vont toujours droit au but; Marianela Núñez ne se départ pas de sa politesse, mais c'est une femme qui sait ce qu'elle veut, depuis ses costumes jusqu'à sa physiothérapie, en passant par ses chaussons de danse.

    Nous rencontrons Jane Latimer, responsable des chaussons de danse à la Royal Opera House, et visitons sa pièce remplie d'un millier de pointes chatoyantes. Certaines sont ornées de bijoux, certaines de différentes couleurs et d'autres blanches de craie, mais la grande majorité de ces chaussons sont d'un rose satin parfait, empilés sur plusieurs rangées dans les casiers des danseurs.

    «À tout moment, les filles ont entre 40 et 120 paires de chaussons dans leur casier, explique Jane Latimer. Il s'écoule très peu de temps entre le moment où les danseuses essaient de nouveaux chaussons, les cousent, les portent jusqu'à ce qu'ils soient parfaitement ajustés puis dansent avec. Marianela peut utiliser jusqu'à 60 paires par mois.»

    C'est un élément dont on parle moins: le savoir-faire requis chez les danseuses classiques qui va au-delà de la danse; elles défont elles-mêmes leurs chaussons, les assemblent à nouveau et les cousent, voire les frappent avec un marteau pour les ajuster. Comme le dit Jane Latimer, «quelques millimètres ici et là peuvent faire toute la différence entre pouvoir les porter ou non.»

    Les costumes sont modifiés tout aussi minutieusement. Une équipe de tailleurs tient le fort en coulisses, ajustant les corsages et les tailles pour que les danseuses puissent se mouvoir avec le moins de gêne possible, les costumes créant des murs de tulle et de bijoux autour d'elles. Il faut parfois plus de trois heures de préparation avant un spectacle. Chaque seconde compte et aucun détail n'est négligé pour aider ces danseuses à atteindre leur potentiel maximal.

    On en revient toujours à la carrière extrêmement courte d'une danseuse: à cause des efforts infligés au corps par la danse classique, les ballerines ont de la chance si elles peuvent continuer à danser jusqu'à la quarantaine. «J'ai vu Darcey Bussell prendre sa retraite à 37 ans, à l'apogée de sa carrière, raconte Marianela Núñez. Elle dansait d'une manière si incroyable: je voulais la supplier de rester! J'ai ainsi réalisé que ça passait vite. On ne peut pas gaspiller une journée. Le temps de cligner des yeux, c'est fini.» La carrière d'une danseuse est une performance unique dans une vie. Un tourbillon de différents éléments s'assemblent pour créer une expérience à la beauté stupéfiante mais vous faisant regretter que la fin soit arrivée si vite.

    Chez Marianela Núñez, ce besoin impérieux de profiter pleinement du temps est omniprésent. La danse est sa raison de vivre et son style de vie est étudié pour l'aider à continuer à danser aussi longtemps que possible. Elle ne fume pas, elle ne boit pas et son régime est strict et sain.

    Son restaurant préféré, 26 Grains, est situé juste à côté de la Royal Opera House, et son plat préféré est l'avocat sur toast avec des œufs pochés. C'est ce plat qu'elle choisit tandis que nous papotons pendant le déjeuner là-bas.

    Le mot «perfectionnisme» est le seul qui peut décrire son style de vie. Ses chaussons, ses robes et ses repas sont aussi méticuleusement profilés que ses doigts et ses orteils parfaitement placés. Mais il y a heureusement un peu de place pour l'erreur humaine. Je lui explique avoir récemment vu une danseuse chuter sur scène et lui demande ce qui se passe habituellement après un faux pas. La jeune femme hausse les épaules. «Les accidents, ça arrive. Ça peut arriver à tout le monde.»

    Elle se lance en riant dans le récit animé de son histoire d'horreur à elle, comme pour dissiper tout embarras que pourrait encore ressentir la danseuse absente.

    «En décembre, nous jouions Casse-noisette et à un moment, il fallait que je saute sur l'épaule du prince, se souvient-elle. Il y avait sur sa veste une petite agrafe et mes collants se sont pris dedans. Quand il m'a reposée, nous pensions que les collants s'arracheraient de l'agrafe mais ça n'a pas été le cas et il s'est retrouvé la tête dans mon tutu pendant plus de 30 secondes, pendant que je me contentais de regarder le public! J'étais mortifiée, mais aujourd'hui on arrive à en rire.»

    La vie d'une danseuse semble peut-être difficile, mais il est clair qu'elle ne voudrait rien y changer. Après avoir dansé leur dernière danse, certaines ballerines se lancent dans des domaines totalement différents pour repartir de zéro. Quand on lui demande si c'est le chemin qu'elle prendra, Marianela Núñez fait violemment non de la tête: elle aime trop la danse classique pour ne serait-ce que penser à quitter ce monde-là.

    Les spectacles la font autant qu'elle les fait. «J'ai dansé pour la première fois dans La Belle au bois dormant quand j'avais 21 ans. Aujourd'hui, je ressens cette même sensation d'être sur scène à chaque fois que j'entends la musique. Ça ne vous quitte jamais, même quand vous partez à la retraite.»



    Ce post a été traduit de l'anglais.