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    Voici la lettre puissante qu'une victime de viol a lue à son violeur pendant son procès

    Un étudiant de Stanford a été condamné à six mois de prison pour avoir agressé sexuellement une femme inconsciente, parce qu'une plus longue peine «aurait un impact sévère sur lui» selon le juge. Jeudi, sa victime lui a lu une lettre décrivant «l'impact sévère» que l'agression avait eu sur elle.

    Une nuit de janvier 2015, deux étudiants en master à l’université de Stanford traversaient le campus en vélo quand ils ont vu un première année en train de s'en prendre à une femme inconsciente et à demi-nue derrière une benne à ordures.

    En mars 2016, un jury californien a jugé l’ancien élève de 20 ans, Brock Allen Turner, coupable d’agression sexuelle. Brock Allen Turner encourait jusqu’à 14 ans dans une prison d’État. Jeudi, il a été condamné à six mois avec sursis dans la prison du comté. Le juge a dit qu’il craignait qu’une plus longue condamnation ait «un impact sévère» sur Turner, une star de l'équipe de natation qui aspirait à faire les Jeux olympiques, ce qui a été répété à plusieurs reprises pendant le procès.

    Jeudi, la victime de Turner s’est adressée à lui directement, détaillant l’impact sévère que ses actions ont eu sur elle –depuis la nuit où elle a appris qu’elle avait été agressée par un inconnu alors qu’elle était inconsciente, jusqu’au procès exténuant pendant lequel les avocats de Turner ont argué qu’elle avait été tout à fait consentante.

    La jeune femme, qui a aujourd’hui 23 ans, a dit à BuzzFeed News qu’elle était déçue par la condamnation «légère» et énervée que Turner continue de nier l’avoir agressée sexuellement.

    «Même si la condamnation est légère, j’espère que ça va réveiller les gens», a-t-elle dit. «Je veux que le juge sache qu’il a allumé un petit feu. Qu’il nous a donné une raison pour que nous parlions toutes encore plus fort.»

    Elle a fourni sa déclaration lue au tribunal à BuzzFeed News, nous la reproduisons dans son intégralité.


    Votre honneur, si je peux me permettre, pour la plus grande partie de cette déclaration j’aimerais m’adresser directement à l’accusé.

    Tu ne me connais pas, mais tu as été à l’intérieur de moi, et c’est pour ça que nous sommes ici aujourd’hui.

    Le 17 janvier 2015, je passais un samedi soir tranquille à la maison. Mon père a fait à manger et je me suis attablée avec ma petite sœur qui était de passage pour le week-end. J’avais un boulot à temps plein et on s’approchait de mon heure de coucher. Je comptais rester chez moi, regarder la télé et lire, pendant qu’elle allait à une fête avec ses potes. Et puis j’ai décidé que c’était ma seule soirée avec elle, je n’avais rien de mieux à faire, alors pourquoi pas se bouger et aller à une fête à dix minutes de chez moi? J’irais, je danserais comme une idiote et je foutrais la honte à ma petite sœur. En chemin, j’ai blagué en disant que les mecs en licence auraient des bagues, ma sœur m’a dit que j’avais mis un cardigan beige de bibliothécaire pour aller à une fête. J’ai dit que je serais «la maman» parce que je savais que j’allais être la plus âgée à cette fête. J’ai fait des grimaces, je me suis détendue, et j’ai bu trop vite sans prendre en compte que ma tolérance à l’alcool s’était réduite de manière significative depuis la fac.

    La première chose dont je me souviens ensuite, c’est d’être sur un brancard dans un couloir. J’avais du sang séché et des pansements sur le dos de mes mains et mon épaule. J’ai pensé que j’étais peut-être tombée, que j’étais dans un bureau sur le campus. J’étais très calme, et je me demandais où était ma sœur. Un policier m’a expliqué que j’avais été agressée. Je suis restée calme, pensant qu’il parlait à quelqu’un d’autre. Je ne connaissais personne à cette fête. Quand on m’a enfin autorisée à utiliser les toilettes, j’ai baissé mon pantalon d’hôpital, voulu baisser ma culotte, et n’ai rien trouvé. Je me rappelle encore la sensation de mes mains touchant ma peau et n’attrapant rien. J’ai regardé, et il n’y avait rien. Le fin morceau de tissu, la seule chose entre mon vagin et le reste du monde avait disparu, et tout en moi s’est tu. Je n’ai toujours pas de mots pour décrire cette sensation. Pour continuer à respirer, j’ai pensé que les policiers avaient peut-être coupé mes sous-vêtements pour s’en servir comme preuves.

    «Tu ne me connais pas, mais tu as été à l’intérieur de moi, et c’est pour ça que nous sommes ici aujourd’hui.»

    Ensuite, j’ai senti des aiguilles de pin qui me grattaient la nuque et j’ai commencé à les retirer de mes cheveux. J’ai pensé que les aiguilles étaient peut-être tombées d’un arbre sur ma tête. Mon cerveau essayait de convaincre mon corps de ne pas s’écrouler. Parce que mon corps disait, aidez-moi, aidez-moi.

    J’ai trainé mes pieds d’une pièce à l’autre avec une couverture autour de moi, laissant un sillon d’aiguilles de pin sur mon passage, j’en laissais un petit tas dans chaque pièce. On m’a demandé de signer des papiers qui disaient «victime de viol», et je me suis dit qu’il s’était vraiment passé quelque chose. On m’a confisqué mes vêtements et je suis restée debout nue pendant que les infirmières mesuraient avec une règle toutes sortes d’écorchures sur mon corps et les photographiaient. Toutes les trois, nous avons taché d’enlever les aiguilles de pin de mes cheveux, six mains pour remplir un sac en papier. Pour me calmer, elles disaient c’est juste la flore et la faune, la flore et la faune. On m’a inséré plusieurs coton-tiges dans le vagin et l’anus, des aiguilles pour des vaccins, des médicaments, on m’a pointé un Nikon en plein entre mes jambes écartées. On a mis de longs becs pointus à l’intérieur de moi et étalé de la peinture bleue et froide dans mon vagin pour voir s’il y avait des écorchures.

    Après quelques heures, on m’a laissée me doucher. Je suis restée là, à examiner mon corps sous le flot d’eau et j’ai décidé que je ne voulais plus de mon corps. J’en étais terrifiée, je ne savais pas ce qu’il y avait eu dans mon corps, s’il avait été contaminé, qui l’avait touché. Je voulais enlever mon corps comme on enlève une veste et le laisser à l’hôpital avec tout le reste.

    Ce matin-là, tout ce qu’on m’a dit c’est que j’avais été trouvée derrière une benne, potentiellement pénétrée par un inconnu, et que je devrais me faire dépister à nouveau pour le VIH parce que les résultats mettent parfois un peu de temps à se voir. Mais que pour l’instant, je devrais rentrer chez moi et revenir à ma vie normale. Imagine ce que ça fait de revenir dans le monde avec cette seule information. On m’a fait des câlins, et je suis sortie de l’hôpital, je suis allée dans le parking avec le nouveau sweat et le jogging qu’ils m’avaient donnés, parce qu’ils m’avaient seulement autorisée à garder mon collier et mes chaussures.

    Ma sœur est venue me chercher, le visage mouillé de larmes et déformé par l’angoisse. Instinctivement et immédiatement, je voulais lui enlever sa douleur. Je lui ai souri, je lui ai dit: «Regarde-moi, je suis là, ça va, tout va bien, je suis là.» Mes cheveux sont lavés et tout propres, ils m’ont donné un shampoing trop bizarre, calme-toi et regarde-moi. Regarde ce jogging et ce sweat marrants, je ressemble à une prof d’EPS, rentrons, allons manger quelque chose. Elle ne savait pas que sous mon jogging, j’avais des éraflures et des pansements sur ma peau, que mon vagin était douloureux et qu'il était d’une couleur sombre et étrange après tous ces examens, que mes sous-vêtements avaient disparu et que je me sentais trop vide pour continuer à parler. Que j’avais aussi peur, que moi aussi j’étais dévastée. Ce jour-là, on est rentrées et pendant des heures, en silence, ma petite sœur m’a prise dans ses bras.

    Mon petit ami ne savait pas ce qui s’était passé, mais il m’a appelée ce jour-là et m’a dit: «Je me suis vraiment inquiété pour toi cette nuit, tu m’as fait peur, tu es bien rentrée?» J’étais horrifiée. C’est à ce moment-là que j’ai appris que je l’avais appelé cette nuit pendant mon black-out, que je lui avais laissé un message vocal incompréhensible, qu’on s’était parlé au téléphone mais que je parlais d’une façon si incompréhensible qu’il avait eu peur pour moi, qu’il m’avait dit plusieurs fois d’aller retrouver [ma sœur]. À nouveau, il m’a demandé: «Qu’est-ce qui s’est passé hier soir? Est-ce que tu es bien rentrée?», j’ai dit oui, et j’ai raccroché pour pleurer.

    Je n’étais pas prête à dire à mon petit ami ou à mes parents qu’en fait, j’avais peut-être été violée derrière une benne, mais je ne sais pas par qui ou quand ou comment. Si je leur disais, je verrais la peur sur leur visage, et ma propre peur se multiplierait par dix, donc à la place j’ai fait comme si tout ça n’était pas vrai.

    J’ai essayé de faire sortir tout ça de mon esprit mais c’était si lourd que je ne parlais pas, je ne mangeais pas, je ne dormais pas, je n’interagissais avec personne. Après le travail, j’allais en voiture dans un endroit isolé pour hurler. Je ne parlais pas, je ne mangeais pas, je ne dormais pas, je n’interagissais avec personne, et je m’isolais des personnes que j’aimais le plus. Pendant plus d’une semaine après l’incident, je n’ai pas eu d’appels ou de nouvelles informations sur ce qui m’était arrivé. Le seul symbole prouvant que ce n’était pas juste un cauchemar était le sweat-shirt de l’hôpital, désormais dans mes tiroirs.

    «J’ai appris ce qui m’était arrivé au même moment que le reste du monde a appris ce qui m’était arrivé.»

    Un jour, au travail, je parcourais l’actu sur mon téléphone, et je suis tombée sur un article. Je l’ai lu et j’ai appris pour la première fois que j’avais été trouvée évanouie, les cheveux emmêlés, long collier enroulé autour du cou, soutien-gorge sorti de ma robe, robe poussée au-dessus de mes épaules et de ma taille, que j’étais nue jusqu’à mes bottes, les jambes écartées, et que j’avais été pénétrée par un objet étranger, par quelqu’un que je n’avais pas reconnu. C’est comme ça que j’ai appris ce qui m’était arrivé, assise à mon bureau devant un article. J’ai appris ce qui m’était arrivé au même moment que le reste du monde a appris ce qui m’était arrivé. C’est là que j’ai compris pourquoi j’avais eu des aiguilles de pin dans les cheveux, elles n’étaient pas tombées d’un arbre. Il avait enlevé mes sous-vêtements, ses doigts avaient été à l’intérieur de moi. Je ne connais même pas cette personne. Je ne connais toujours pas cette personne.

    Quand j’ai lu tout ça pour moi, j’ai dit, ça ne peut pas être moi, ça ne peut pas être moi. Je ne pouvais rien digérer ou accepter de cette information. Je ne pouvais pas imaginer ma famille devant lire ça en ligne. Je continuais à lire. Dans le paragraphe suivant, j’ai lu quelque chose que je ne pardonnerai jamais; j’ai lu que d’après lui, j’avais aimé ça. J’avais aimé ça. Encore une fois, je n’ai pas les mots pour décrire ce sentiment.

    C’est comme si vous lisiez un article où une voiture a été percutée, et trouvée amochée dans le fossé. Mais peut-être que la voiture a aimé être percutée. Peut-être que l’autre voiture ne voulait pas la percuter, juste lui donner un petit coup. Les voitures ont toujours des accidents, les gens ne font pas toujours attention, est-ce qu’on peut vraiment dire qui est fautif.

    «Et ensuite, à la fin, après avoir appris les détails graphiques de ma propre agression sexuelle, l’article faisait la liste de ses chronos en natation.»

    Et ensuite, à la fin, après avoir appris les détails crus de ma propre agression sexuelle, l’article faisait la liste de ses chronos en natation. On l’a trouvée inconsciente avec ses sous-vêtements à 15cm de son ventre nu, recroquevillée. Au fait, c’est un très bon nageur. Donnez mon chrono au jogging si c’est l’idée. Je cuisine bien, mettez ça à la fin de votre article, puisqu'apparemment, c’est là qu'on fait la liste des activités extra-scolaires pour contrebalancer les choses ignobles qui se sont passées.

    La nuit où l’info est sortie, j’ai dit à mes parents que j’avais été agressée, je leur ai dit de ne pas regarder les infos parce que c’est perturbant, sachez juste que ça va, je suis là, ça va. Mais pendant que je leur disais, ma mère a dû me tenir parce que je n’arrivais plus à rester debout.

    Le lendemain de ce qu’il s’est passé, il a dit qu’il ne connaissait pas mon nom, qu’il ne pourrait pas m’identifier, n’a mentionné aucun dialogue entre nous, pas de mots, juste de la danse et des baisers. Danser est un terme mignon; est-ce qu’on claquait des doigts et virevoltait ou est-ce que c’était juste des corps se frottant l’un contre l’autre dans une pièce bondée? Je me demande si «des baisers» étaient juste des visages vaguement pressés l’un contre l’autre? Quand l'enquêteur lui a demandé s’il comptait me ramener dans son dortoir, il a dit non. Quand l'enquêteur lui a demandé comment on s’était retrouvés derrière la benne, il a dit qu’il ne savait pas. Il a admis qu’il avait embrassé d’autres filles à cette fête, dont ma sœur, qui l’avait repoussé. Il a admis qu’il voulait coucher avec quelqu’un. J’étais l’antilope blessée du troupeau, complètement seule et vulnérable, incapable physiquement de me défendre, et il m’a choisie. Parfois je me dis que si je n’y avais pas été, rien de tout ça ne se serait passé. Mais ensuite je me suis rendue compte que ça se serait passé, ça serait juste arrivé à quelqu’un d'autre. Tu étais sur le point d’entrer dans quatre années d’accès à des filles bourrées et à des fêtes, et si c’est comme ça que tu as commencé, c’est bien que tu n’aies pas continué. Le lendemain de ce qu'il s'est passé, il a dit qu’il pensait que j’avais aimé ça parce que je lui avais caressé le dos. Une caresse dans le dos.

    Jamais mentionné mon consentement, ni même aucune discussion qu’on a pu avoir, juste que je lui ai caressé le dos. J’ai appris dans les médias que mes fesses et mon vagin étaient à découvert, qu’on m’avait peloté les seins, qu’on m’avait enfoncé des doigts et, avec, des aiguilles de pin et d’autres détritus, que ma peau dénudée et ma tête avaient râpé le sol derrière une benne à ordures pendant qu’un première année en érection se frottait contre mon corps inanimé et à demi-nu. Mais je ne me souviens de rien, alors comment prouver que je n’ai pas aimé ça.

    Je me suis dit, aucune chance qu’on aille jusqu’au procès; il y a des témoins, de la terre dans mon corps, il s’est enfui mais s’est fait arrêter. On allait trouver un accord, il présenterait des excuses en bonne et due forme et chacun de nous passerait à autre chose. Mais non. On m’a dit qu’il avait embauché un très bon avocat, des experts pour témoigner, des détectives privés pour fouiller ma vie privée et s’en servir contre moi, trouver des incohérences dans mon témoignage pour nous décrédibiliser ma sœur et moi, pour montrer que cette agression sexuelle n’était rien qu’un malentendu. On m’a dit qu’il ne reculerait devant rien pour prouver à tous qu’il y avait juste eu confusion.

    On m’a non seulement dit que j’avais été agressée, mais aussi que techniquement, comme je ne me rappelais rien, je ne pourrais pas prouver que je n’étais pas d’accord. Et ça m’a cabossée, ça m’a meurtrie, ça m’a presque brisée. C’est le pire des chaos de s’entendre dire qu’on s’est fait agresser, presque violer, au vu de tous, mais qu’on ne sait pas encore si ça compte comme une agression. J’ai dû me battre pendant une année entière pour bien faire comprendre que quelque chose clochait.


    «On m’a assené des questions fermées, acerbes, qui disséquaient ma vie privée, amoureuse, ma vie passée, ma vie de famille, des questions ineptes, une accumulation de détails sans importance visant à trouver une excuse à ce type qui m’a déshabillée à moitié sans même prendre la peine de me demander mon prénom.»

    Quand on m’a dit de me préparer au cas où je perdrais, j’ai répondu que c’était impossible. Il est coupable depuis la minute où j’ai repris conscience. Personne ne pourra me convaincre du contraire, pas après le mal qu’il m’a fait. Le pire, m’a-t-on prévenue, c’est que comme il sait que je ne me souviens de rien, c’est lui qui déroulera le script. Il racontera ce qu’il voudra, personne ne pourra contester. J’étais impuissante, je n’avais pas voix au chapitre, j’étais sans défense. Mes trous de mémoire allaient être utilisés contre moi. Mon témoignage était fragile, incomplet et on m’avait fait croire que je ne serais peut-être pas assez bien pour gagner le procès. Son avocat a constamment rappelé au jury que le seul qu’on pouvait croire était Brock, puisque la fille n’avait aucun souvenir. Cette impuissance fut traumatisante.

    Le temps que j’aurais pu consacrer à panser mes plaies, je l’ai passé à essayer de me souvenir des détails les plus sordides de cette nuit-là, me préparant à répondre aux questions indiscrètes et agressives que me poserait son avocat pour me dérouter, me faire me contredire, contredire ma sœur, des questions formulées de telle manière à manipuler mes réponses. Au lieu de dire «Avez-vous remarqué des égratignures?», son avocat m’a demandé: «Vous n’avez remarqué aucune égratignure, c’est bien cela?» Un jeu stratégique censé me pousser à dénigrer ma propre valeur, comme si j’allais mordre à l’hameçon. L’agression sexuelle était évidente, mais au tribunal, j’ai dû répondre à ce genre de questions:

    Quel âge avez-vous? Combien pesez-vous? Vous aviez mangé quoi ce jour-là? Bon, vous aviez mangé quoi au dîner? Qui avait préparé le dîner? Vous aviez bu en dînant? Non, même pas de l’eau? Quand avez-vous bu? À quel point avez-vous bu? Vous avez bu dans quel récipient? Qui vous a servi votre boisson? Vous buvez à quel point, habituellement? Qui vous a amené à cette fête? À quelle heure? Mais où exactement? Vous portiez quoi? Pourquoi alliez-vous à cette fête? Qu’avez-vous fait en arrivant? Vous en êtes sûre? Mais à quelle heure est-ce que vous avez fait ça? Que veut dire ce texto? À qui est-ce que vous avez envoyé ce texto? Quand êtes-vous allée uriner? Où avez-vous uriné? Avec qui avez-vous uriné dehors? Votre téléphone était-il en mode silencieux quand votre sœur a appelé? Vous vous rappelez l’avoir mis en mode silencieux? Vraiment, parce qu’à la page 53 je tiens à signaler que vous avez dit qu’il était en mode normal. Est-ce que vous buviez à la fac? Vous avez dit que vous étiez une fêtarde? Ça vous est arrivé souvent, de perdre connaissance? Faisiez-vous la fête dans des fraternités? C’est sérieux avec votre petit ami? Avez-vous des relations sexuelles avec lui? Quand est-ce que vous vous êtes mis ensemble? Est-ce que vous pourriez le tromper? Est-ce que vous avez déjà trompé? Qu’est-ce que vous insinuiez quand vous avez dit vouloir le récompenser? Vous rappelez-vous l’heure qu’il était quand vous vous êtes réveillée? Vous portiez votre cardigan? De quelle couleur était votre cardigan? Vous vous rappelez autre chose de cette nuit-là? Non? Okay, eh bien, nous allons laisser Brock compléter.

    On m’a assené des questions fermées, acerbes, qui disséquaient ma vie privée, amoureuse, ma vie passée, ma vie de famille, des questions ineptes, une accumulation de détails sans importance visant à trouver une excuse à ce type qui m’a déshabillée à moitié sans même prendre la peine de me demander mon prénom. Après l’agression physique, j’ai subi une agression verbale, des questions brutales qui disaient, regardez, son témoignage n’est pas cohérent, elle est folle, quasi alcoolique, elle voulait sûrement coucher, ce type est genre un athlète non, ils étaient soûls tous les deux, bref, les trucs dont elle se souvient à l’hôpital sont arrivés après les faits, pourquoi en tenir compte, Brock risque gros alors tout ça est vraiment pénible pour lui.

    Et puis vint son tour de témoigner et j’ai appris ce que signifiait être persécutée à nouveau. Je voudrais vous rappeler que la nuit suivant les faits, il a dit qu’il n’avait jamais eu l’intention de me ramener dans sa chambre. Il a dit qu’il ne savait pas comment on s’était retrouvés derrière une benne à ordures. Il s’est levé pour partir parce qu’il ne se sentait pas très bien, quand on l’a poursuivi et attaqué. Il a ensuite appris que je n’avais aucun souvenir de tout ça.

    Alors un an plus tard, comme je l’avais prédit, un nouveau dialogue s'amorça. Brock se mit à raconter une histoire différente, étrange, un genre de roman pour jeunes adultes mal écrit avec des baisers, des gens qui dansent, se prennent la main, qui tombent tendrement à la renverse et, le plus important dans cette nouvelle version, il y avait soudainement consentement. Un an après l’incident, il s’est souvenu que ah oui, au fait, elle avait dit qu’elle était d’accord, pour tout, donc bon.

    Il dit m’avoir demandé si je voulais danser. Apparemment, j’ai dit oui. Il dit m’avoir demandé si je voulais aller dans sa chambre, j’ai dit oui. Ensuite, il m’a demandé s’il pouvait me doigter et j’ai dit oui. La plupart des mecs ne demandent pas «Est-ce que je peux te doigter?», en général les choses progressent naturellement, avec un consentement mutuel, pas une séance de questions-réponses. Mais apparemment, je lui ai donné carte blanche. Il en est persuadé. Même dans son histoire, je n’ai dit en tout et pour tout que trois mots, oui oui oui, avant de me retrouver à moitié nue sur le sol. Note pour plus tard: si vous n’êtes pas sûr qu’une fille est en mesure ou non de donner son consentement, vérifiez qu’elle soit capable de prononcer une phrase entière. Tu n’as même pas essayé. Rien qu’une suite de mots cohérents. Où est la confusion là-dedans? C’est juste du bon sens, de la décence humaine.

    D’après lui, la seule raison pour laquelle on était par terre c’est parce que je suis tombée. Note: si une fille tombe, aide-la à se relever. Si elle est trop soûle pour marcher et se casse la figure, ne lui grimpe pas dessus, ne te frotte pas contre elle, ne lui retire pas ses sous-vêtements, ne mets pas ta main dans son vagin. Si une fille tombe, relève-la. Si elle porte un cardigan par-dessus sa robe, ne lui enlève pas pour pouvoir lui toucher les seins. Peut-être qu’elle a froid, peut-être que c’est pour ça qu’elle a mis ce cardigan.

    Ensuite, dans ta version, deux Suédois à vélo se sont approchés de toi et tu t'es enfui. Quand ils t’ont plaqué au sol, pourquoi est-ce que tu n’as pas dit «Stop! Tout va bien, demandez-lui, elle est juste là-bas, elle vous le dira»? Je veux dire, tu venais de me demander mon consentement, non? J’étais consciente, non? Quand les policiers sont arrivés et ont interrogé le méchant Suédois qui t’a plaqué, il pleurait tellement à cause de ce qu’il avait vu qu’il n’arrivait même pas à parler.

    Ton avocat a plusieurs fois souligné que, eh bien, nous ne savons pas exactement à quel moment elle s’est évanouie. Et tu as raison, peut-être que mes paupières battaient encore et que je n’étais pas encore complètement atone. Mais ça n’a jamais été le propos. J’étais trop soûle pour parler, trop soûle pour exprimer mon consentement et ce bien avant de me retrouver par terre. Personne n’aurait jamais dû me toucher. Brock a dit: «À aucun moment je me suis rendu compte qu’elle ne réagissait pas. Si une telle chose m’avait traversé l’esprit, j’aurais immédiatement arrêté.» Je t’explique: si ton plan c’était de t’arrêter seulement au moment où je ne réagirais plus, alors tu n’as toujours rien compris. Et de toute façon, tu ne t’es même pas arrêté quand je me suis évanouie! C’est quelqu’un d’autre qui t’a interrompu. Deux types à vélo ont remarqué, dans le noir, que je ne bougeais pas et ont dû te plaquer au sol. Comment est-ce que tu ne l'as pas remarqué alors que tu étais sur moi?

    Tu as dit que tu aurais arrêté et que tu serais allé chercher de l’aide. Tu dis ça, mais explique-moi comment tu m’aurais aidée, étape par étape, vraiment, explique-moi. Je veux savoir, si ces méchants Suédois ne m’avaient pas trouvée, comment se serait finie cette nuit-là. Je te le demande: est-ce que tu aurais remonté mes sous-vêtements roulés sur mes bottes? Démêlé mon collier? Est-ce que tu aurais fermé mes jambes, est-ce que tu m’aurais couverte? Enlevé les aiguilles de pin de mes cheveux? Demandé si les écorchures sur mon cou et mes fesses me faisaient mal? Est-ce que tu serais allé chercher un ami pour lui demander de t’aider à m’emmener dans un endroit chaud et confortable? Je fais des nuits blanches quand je pense à la manière dont ça aurait pu se passer si ces deux gars n’avaient jamais débarqué. Qu’est-ce qui me serait arrivé? Voilà une question à laquelle tu n’auras jamais la bonne réponse, une chose que tu n’arrives pas à expliquer, même un an après.

    En plus de tout ça, il affirme que j’ai joui après une minute de pénétration digitale. L’infirmière a dit qu’il y avait des lacérations, des éraflures et de la terre dans mon vagin. C’était avant ou après mon orgasme?

    Nous informer sous serment que oui, j’en avais envie, et que oui, j’avais donné ma permission et que c’est toi la vraie victime, attaqué par des Suédois pour des raisons inconnues, c’est consternant, c’est dément, c’est égoïste, c’est pernicieux. C’est déjà bien assez de souffrir sans que quelqu’un s’acharne à minimiser la gravité et la validité de cette souffrance.

    Ma famille a dû regarder des photos de ma tête sanglée à un brancard jonché d’aiguilles de pin, de mon corps à même la terre, les yeux clos, les cheveux en bataille, les membres tordus, la robe relevée. Et après tout ça, ma famille a dû écouter ton avocat dire que ces photos avaient été prises après les faits, qu’il ne fallait donc pas en tenir compte. Dire que oui, mon infirmière a confirmé des rougeurs et des écorchures à l’intérieur de mon corps, un traumatisme important des organes génitaux mais que c’est ce qui se passe quand on doigte quelqu’un et il a déjà reconnu l’avoir fait. D’écouter ton avocat dresser un portrait de moi façon Girls Gone Wild, comme si ça allait prouver d’une manière ou d’une autre que je l’avais bien cherché. De l’entendre dire que si j’avais l’air soûle au téléphone, c’est parce que je faisais l’idiote en prenant une voix bêbête. D’attirer l’attention sur le fait que dans un message laissé sur son répondeur, je disais à mon copain que j’allais le récompenser et qu’on sait tous à quoi je pensais. Je tiens à préciser que mon programme de récompenses est non cessible, surtout s'il s'agit d'un inconnu qui s’approcherait de moi.

    «Ce n’est pas une énième coucherie bourrée d’étudiants résultant d'une suite de mauvaises décisions. Une agression n’est pas un accident.»

    Durant ce procès, il a causé des dommages irréversibles à ma famille et moi, qui devions l’écouter en silence donner sa version de la soirée. Mais au final, ses affirmations sans fondements et la logique tordue de son avocat n’ont trompé personne. La vérité a triomphé, la vérité a parlé d’elle-même.

    Tu es coupable. Douze jurés t’ont reconnu coupable de trois chefs d’accusation au-delà de tout doute raisonnable, c’est douze votes par chef d’accusation, trente-six oui qui confirment ta culpabilité, c’est 100%, l’unanimité. Et moi qui pensais que c’était terminé pour de bon, qu’il assumerait enfin ses actes, qu’il présenterait des excuses en bonne et due forme et qu’on pourrait enfin passer à autre chose, que ça irait mieux. Et puis j’ai lu ta déclaration.

    Si tu espères qu’un de mes organes implose de colère et me tue, on y est presque. Tu brûles. Ce n’est pas une énième coucherie bourrée d’étudiants résultant d'une suite de mauvaises décisions. Une agression n’est pas un accident. Curieusement, tu n’as toujours pas compris. Curieusement, tu sembles toujours confus. Je vais maintenant lire des extraits de la déclaration de l’accusé et y répondre.

    Tu as dit: Comme j’étais bourré je n’ai pas pris les meilleures décisions et elle non plus.

    L’alcool n’est pas une excuse. Est-ce que c’est un facteur? Oui. Mais ce n’est pas l’alcool qui m’a déshabillée, doigtée, qui a laissé le sol écorcher mon visage, mon corps presque nu. Boire plus que de raison fut une erreur de débutant que je veux bien reconnaître, mais qui n’a rien de criminel. Tout le monde dans cette pièce a déjà regretté une soirée trop arrosée, ou connaît quelqu’un dont c’est le cas. Regretter un abus d’alcool, ce n’est pas la même chose que regretter une agression sexuelle. On était tous les deux soûls, la différence c’est que je n’ai pas enlevé ton pantalon et tes sous-vêtements, je ne t’ai pas touché de manière inappropriée et je ne me suis pas enfuie. Voilà la différence.

    Tu as dit: Si j’avais voulu faire connaissance, j’aurais dû lui demander son numéro plutôt que lui proposer de monter dans ma chambre.

    Je ne suis pas en colère parce que tu ne m’as pas demandé mon numéro. Même si on se connaissait, je n’aurais pas voulu me retrouver dans cette situation. Mon propre copain me connaît, mais s’il demandait à me doigter derrière une benne, je lui mettrais une gifle. Aucune fille n’a envie de se retrouver dans cette situation. Personne. Je me fiche de savoir si tu as ou non leur numéro.

    Tu as dit: J’ai bêtement pensé que je pouvais faire la même chose que tous les gens autour de moi, c’est-à-dire boire. J’ai eu tort.

    À nouveau, tu n’es pas en tort parce que tu as bu. Personne autour de toi ne m’agressait sexuellement. Tu es en tort parce que tu as fait ce que personne d’autre ne faisait, c’est-à-dire presser ta bite en érection dans ton pantalon contre mon corps nu et sans défense, dans un endroit sombre, à l’abri du regard et de la protection des autres invités, où ma propre sœur n’a pas su me trouver. Boire n’est pas ton crime. Retirer et jeter mes sous-vêtements comme un papier de bonbon pour pénétrer mon corps avec tes doigts, voilà ton tort. Pourquoi ai-je encore besoin d’expliquer tout cela.

    Tu as dit: Pendant le procès, je ne voulais pas la persécuter du tout. C’était seulement mon avocat et sa manière d’appréhender l’affaire.

    Ton avocat n’est pas ton bouc émissaire, il te représente. Est-ce que ton avocat a dit des choses excessivement rageantes et dégradantes? Absolument. Il a dit que tu avais eu une érection parce qu’il faisait froid.

    Tu as dit être en train de créer un programme destiné aux lycéens et aux étudiants dans lequel tu partages ton expérience pour «dénoncer la culture de l’alcool sur les campus et la promiscuité sexuelle qui s’ensuit».

    La culture de l’alcool sur les campus. C’est ça qu’on veut dénoncer? Tu crois que c’est contre ça que j’ai passé un an à me battre? Pas sensibiliser aux agressions sexuelles sur les campus, ou bien au viol, ou apprendre à reconnaître un consentement. La culture de l’alcool sur les campus. À bas Jack Daniels. À bas la vodka Skyy. Si tu veux parler d’alcoolisme aux gens, va à une réunion des AA. Tu te rends compte qu’avoir un problème d’alcool, c’est différent de boire puis essayer avec acharnement d’avoir une relation sexuelle avec quelqu’un? Montre aux hommes comment respecter les femmes, pas comment se calmer sur la boisson.

    La culture de l’alcool et la promiscuité sexuelle qui s’ensuit. Qui s’ensuit, comme un effet secondaire, comme une assiette de frites avec ta commande. À quel moment est-il question de promiscuité? Aucun média n’a titré Brock Turner, coupable d’avoir trop bu et de la promiscuité sexuelle qui s’ensuit. Les agressions sexuelles sur les campus. Voilà la première diapo de ton PowerPoint. Sois-en assuré: si tu ne changes pas le sujet de tes interventions, je te suivrai dans chaque école où tu iras pour une présentation complémentaire.

    Il n’y a pas longtemps, tu as dit: je veux montrer aux gens qu’une soirée de beuverie peut détruire toute une vie.

    Une vie, une seule vie, la tienne, tu as oublié la mienne. Laisse-moi reformuler la phrase pour toi: je veux montrer aux gens qu’une soirée de beuverie peut détruire deux vies. Toi et moi. Tu es la cause, je suis l’effet. Tu m’as entraînée dans cet enfer avec toi, replongée dans cette nuit, encore et encore. Tu as fait tomber nos deux tours, je me suis effondrée en même temps que toi. Si tu penses que j’ai été épargnée, que je m’en suis sortie indemne, qu’aujourd’hui je chevauche vers le soleil couchant et que c’est toi qui souffres le plus, tu te trompes. Personne n’est gagnant. Nous sommes tous dévastés, nous essayons tous de trouver du sens à toute cette souffrance. Les dégâts que tu as subis sont concrets: tu perds titres, diplômes, inscription à l’université. Les dégâts que j’ai subis sont internes, invisibles, je les transporte avec moi. Tu m’as pris ma valeur, ma vie privée, mon énergie, mon temps, ma sécurité, mon intimité, ma confiance en moi, ma voix même, jusqu’à aujourd’hui.

    Tu vois, nous avons une chose en commun, c’est que nous avons été tous les deux incapables de nous lever le matin. La douleur ne m’est pas étrangère. Tu as fait de moi une victime. Dans les journaux, mon nom était «femme inconsciente sous l’emprise de l’alcool», dix syllabes, et rien d’autre. Pendant un moment, j’ai cru que j’étais réduite à ça. J’ai dû me forcer à réapprendre mon vrai nom, mon identité. À réapprendre que je ne suis pas que ça. Que je ne suis pas seulement une victime bourrée dans une soirée de fac retrouvée derrière une benne à ordures, alors que toi tu es le nageur All American dans une université d’élite, innocent tant que sa culpabilité n’a pas été démontrée, avec tellement de choses à perdre. Je suis un être humain qui a été blessé de manière irréversible, ma vie a été mise en veille pendant plus d’un an, en attendant de déterminer si j’avais une quelconque valeur.

    Mon indépendance, ma joie naturelle, ma douceur et le style de vie paisible que je connaissais ont été déformés au point d’être méconnaissables. Je me suis renfermée, je suis devenue énervée, je m’auto-dépréciais, j’étais fatiguée, irritable, vide. L’isolement était parfois insupportable. Tu ne peux pas me rendre la vie que j’avais avant cette nuit-là. Pendant que tu te faisais du souci pour ta réputation, tous les soirs je mettais des cuillères au réfrigérateur pour qu’au réveil, je les pose sur mes yeux boursouflés à force d’avoir pleuré, pour diminuer le gonflement et être capable de les ouvrir. J’arrivais au travail une heure en retard chaque matin, m’excusais et sortais pleurer dans la cage d’escalier, je peux te dire où se trouvent toutes les meilleures cachettes pour pleurer sans être entendu dans ce bâtiment. La douleur est devenue si intense que j’ai été obligée de raconter les détails privés à ma patronne pour qu’elle comprenne les raisons de mon départ. J’avais besoin de temps parce que continuer jour après jour n’était plus possible. J’ai utilisé mes économies pour aller aussi loin que je le pouvais. Je ne suis pas retournée travailler à plein temps car je savais qu’il faudrait que je prenne des semaines de congé à un moment pour les audiences et le procès, qui étaient constamment reportés. Ma vie a été mise entre parenthèses pendant plus d’un an, ma structure s’était effondrée.

    Je n’arrive pas à dormir seule la nuit sans qu’il y ait une lumière allumée, comme une enfant de 5 ans, parce que je fais des cauchemars où l’on me touche et je n’arrive pas à me réveiller, je suis allée jusqu’à attendre que le soleil se lève, afin de me sentir suffisamment en sécurité pour dormir. Pendant trois mois, je suis allée me coucher à 6 heures du matin.

    Avant, j’étais fière de mon indépendance, aujourd’hui j’ai peur d’aller me promener le soir, d’assister à des soirées où il y a de l'alcool avec des amis, où je devrais me sentir à l’aise. Je suis devenue une petite bernacle qui a toujours besoin d’être à côté de quelqu’un, d’avoir mon petit ami avec moi, pour dormir, pour me protéger. Cette faiblesse que je ressens, cette façon craintive que j’ai de me déplacer dans la vie, toujours sur mes gardes, sur la défensive, prête à me mettre en colère, suscitent chez moi un sentiment de honte.

    Tu n’as pas idée à quel point j’ai travaillé dur pour reconstruire des parties de moi qui sont encore fragiles. Il m’a fallu huit mois pour réussir à simplement parler de ce qui était arrivé. Je n’arrivais plus à communiquer avec mes amis, avec tout mon entourage. Je criais sur mon petit ami, sur ma propre famille à chaque fois qu’ils abordaient le sujet. Tu ne m’as jamais permis d’oublier ce qui m’était arrivé. À la fin de l’audience, du procès, j’étais trop fatiguée pour parler. Je suis partie épuisée, silencieuse. Je suis rentrée à la maison, j’ai éteint mon téléphone et pendant des jours, je n’ai plus ouvert la bouche. Tu m’as payé un billet pour une planète où j’ai vécu toute seule. Chaque fois qu’un nouvel article était publié, je vivais avec la sensation paranoïaque que toute ma ville allait apprendre ce qui s’était passé et m’identifierait comme la fille qui s’était fait agresser. Je ne voulais de la pitié de personne et je suis encore en train d’essayer d’apprendre que «victime» fait partie de mon identité. Tu as fait de ma propre ville un lieu où je me sens mal.

    Tu ne peux pas me rendre mes nuits sans sommeil. Le fait que j’éclate en sanglots incontrôlables quand je regarde un film où une femme est agressée, pour le dire pudiquement, cette expérience a augmenté mon empathie envers les autres victimes. J’ai perdu du poids à cause du stress, et quand on me faisait des réflexions, je disais que je courais beaucoup depuis un certain temps. À certains moments, je ne supportais plus qu’on me touche. Je dois de nouveau apprendre que je ne suis pas fragile, que je suis capable, que je suis saine, pas juste furieuse et faible.

    Quand je vois ma petite sœur souffrir, quand je la vois incapable de suivre à l’école, être privée de joie, quand elle pleure si fort au téléphone qu’elle a du mal à respirer, qu’elle me demande pardon, encore et encore, de m’avoir laissée seule ce soir-là, pardon, pardon, pardon, quand elle se sent plus coupable que toi, alors je ne te pardonne pas. Ce soir-là, je l’ai appelée pour essayer de la trouver, mais tu m’as trouvée avant elle. La conclusion de ton avocat commençait par ces mots: «(Sa sœur) a dit qu’elle allait bien, et qui la connaît mieux que sa sœur.» Tu as essayé d’utiliser ma propre sœur contre moi? Tes points d’attaque étaient si faibles, si bas, c’en était presque gênant. Tu ne la touches pas.

    Tu n’aurais jamais dû me faire ça. Deuxièmement, tu n’aurais jamais dû me forcer à me battre si longtemps pour te dire: tu n’aurais jamais dû me faire ça. Mais on en est là. Le mal est fait, personne ne peut le défaire. Et à présent, nous avons tous les deux le choix. Nous pouvons laisser ça nous détruire, je peux rester en colère, blessée et toi dans le déni, ou bien nous pouvons l’affronter en face, moi j’accepte la douleur, toi tu acceptes la punition, et on passe à autre chose.

    Ta vie n’est pas foutue, tu as des dizaines d’années devant toi pour réécrire ton histoire. Le monde est immense, il est tellement plus grand que Palo Alto et Stanford, et tu t’y feras une place où tu pourras être utile et heureux. Mais pour l’instant, tu n’as plus le droit de hausser les épaules et de ne pas savoir où tu en es. Tu n’as pas le droit de faire comme si il n’y avait pas eu de signaux d’alerte. Tu as été reconnu coupable de m’avoir violée, intentionnellement, en faisant usage de la force, sexuellement, avec l’intention de nuire, et tout ce que tu arrives à admettre c’est que tu as consommé de l’alcool. Ne te plains pas que ta vie est chamboulée pour le pire parce que l’alcool t’a poussé à commettre de mauvaises actions. Trouve le moyen d’assumer ta propre conduite.

    Et maintenant, au sujet de la condamnation. Quand j’ai lu le rapport de l’agent de probation, je n’y croyais pas, j’étais consumée par une colère qui a fini par se transformer en une profonde tristesse. Mes déclarations ont été minimisées au point d’en être déformées et sorties de leur contexte. Je me suis battue avec acharnement pendant ce procès et il est hors de question que je laisse un agent de probation qui prétend évaluer mon état actuel et ce que je souhaite en quinze minutes de conversation, dont la plus grande partie a été consacrée à répondre à mes questions sur le système judiciaire, en minimiser le résultat. Le contexte aussi est important. Brock devait encore faire sa déclaration, et je n’avais pas lu ses remarques.

    Ma vie est mise en pause depuis plus d’un an, une année de colère, d’angoisse et d’incertitude, jusqu’à ce qu’un jury de mes pairs rende un jugement qui a validé les injustices que j’avais endurées. Si Brock avait admis sa culpabilité, manifesté des remords et proposé un accord avant, j’aurais envisagé une peine plus légère, par respect pour son honnêteté, reconnaissante de pouvoir permettre à nos vies d’aller de l’avant. Au lieu de cela, il a pris le risque du procès, ajoutant l’insulte à la blessure, et m’a forcée à revivre cette souffrance tandis que les détails de ma vie personnelle et l’agression sexuelle dont j’ai été victime étaient violemment disséqués en public. Il nous a poussés, moi et ma famille, à vivre une année de souffrances inexplicables et inutiles, et il doit assumer les conséquences de cette remise en question de son crime, d’avoir mis ma douleur en doute, de nous avoir fait attendre si longtemps pour que justice soit faite.

    J’ai dit à l’agent de probation que je ne voulais pas que Brock pourrisse en prison. Je n’ai pas dit qu’il ne méritait pas de se retrouver derrière les barreaux. La recommandation de l’agent de probation d’un an ou moins dans une prison du comté est un coup de règle sur les doigts, une raillerie de la gravité de ses agressions, une insulte pour moi et pour toutes les femmes. Cela envoie le message qu’un inconnu peut entrer en vous sans qu’il y ait consentement et qu’il recevra une sanction inférieure à ce qui a été défini comme la peine minimum. La probation ne devrait pas lui être accordée. J’ai aussi dit à l’agent de probation que ce que je voulais vraiment, c’était que Brock se rende compte, qu’il comprenne et admette qu’il a mal agi.

    Malheureusement, après avoir lu le rapport du prévenu, je suis extrêmement déçue, j’ai l’impression qu’il ne montre aucun remords sincère et qu’il n’assume pas la responsabilité de sa conduite. J’ai totalement respecté son droit à avoir un procès, mais même après que douze jurés l’ont reconnu coupable à l’unanimité de trois crimes, tout ce qu’il a admis avoir fait est d’avoir ingéré de l’alcool. Quelqu’un incapable d’assumer la pleine responsabilité de ses actes ne mérite pas une peine atténuée. Il est profondément offensant qu’il tente de diluer le viol dans une suggestion de «promiscuité». Par définition, le viol n’est pas l’absence de promiscuité, le viol est l’absence de consentement, et cela me perturbe profondément qu’il ne soit même pas capable de voir cette différence.

    L’agent de probation a pris en compte le fait que l’accusé était jeune et qu’il n’avait jamais été condamné. À mon avis, il est assez âgé pour savoir que ce qu’il a fait est mal. Dans ce pays, à 18 ans vous pouvez aller à la guerre. À 19 ans, vous êtes assez vieux pour payer les conséquences si vous avez tenté de violer quelqu’un. Il est jeune, mais il est assez vieux pour avoir un peu de jugeote.

    Comme il s’agit d’une première fois, je comprends la tentation de l’indulgence. D’un autre côté, en tant que société, nous ne pouvons pas pardonner la première agression sexuelle ou le premier viol digital de tout le monde. Cela n’a aucun sens. Le fait que le viol est un acte grave doit être communiqué clairement, il ne faut pas créer une culture qui suggère d’apprendre de façon empirique que le viol est condamnable. Les sanctions des agressions sexuelles doivent être sévères, de telle sorte que les gens aient suffisamment peur pour utiliser leur bon sens, même s’ils sont ivres, elles doivent être assez sévères pour être préventives.

    L’agent de probation a pris en compte le fait qu’il ait dû renoncer à une bourse de natation durement acquise. La vitesse de nage de Brock n’atténue en rien la gravité de ce qui m’est arrivé, et ne devrait en rien atténuer la sévérité de sa sanction. Si un délinquant sans casier venu d’un milieu défavorisé était accusé de trois crimes et n’avait avancé d’autre justification que l’abus d’alcool, à quoi serait-il condamné? Le fait que Brock était un athlète dans une université privée ne devrait pas être considéré comme un droit à l’indulgence mais comme une occasion d’envoyer le message que les agressions sexuelles sont illégales, quelle que soit la classe sociale.

    L’agent de probation a déclaré que cette affaire, lorsqu’on la comparait à d’autres crimes de même nature, pouvait être considérée comme moins grave étant donné le niveau d’ébriété du prévenu. À vivre, c’était grave. C’est tout ce que j’en dirai.

    Qu’a-t-il fait pour démontrer qu’il méritait la clémence? Il n’a fait que s’excuser d’avoir bu et n’a toujours pas défini les agressions sexuelles qu’il a commises sur moi, il n'a fait que m'accabler, encore et encore, sans jamais s’arrêter. Il a été déclaré coupable de trois crimes et il est temps qu’il accepte les conséquences de ses actes. On ne va pas lui pardonner comme ça.

    Il sera enregistré à vie comme un délinquant sexuel. Il n’y aura pas de prescription. Tout comme ce qu’il m’a fait ne sera pas prescrit, ne disparaîtra pas après un nombre d’années convenu. Cela restera avec moi, cela fait partie de mon identité, ça a changé pour toujours ma manière de me comporter, la manière de vivre le restant de ma vie.

    Pour conclure, je voudrais dire merci. À tout le monde, de l’interne qui m’a donné des flocons d’avoine quand je me suis réveillée à l’hôpital ce matin-là à l’assistante qui a attendu à côté de moi, en passant par les infirmières qui m’ont calmée, l’enquêteur qui m’a écoutée et ne m’a jamais jugée, à mes avocats qui se sont sans faillir tenus à mes côtés, à mon psy qui m’a appris à trouver du courage dans la vulnérabilité, à ma patronne pour sa gentillesse et sa compréhension, à mes incroyables parents qui m’apprennent à transformer la douleur en force, à ma grand-mère qui a fait passer du chocolat en douce dans la salle d’audience pendant cette épreuve pour me le donner, à mes amis qui me rappellent comment être heureuse, à mon petit ami, patient et aimant, à mon indomptable sœur qui est l’autre moitié de mon cœur, à Alaleh, mon idole, qui s’est battue inlassablement et n’a jamais douté de moi. Merci à tous ceux qui sont impliqués dans ce procès pour votre temps et votre attention. Merci aux filles de tout le pays qui ont envoyé des lettres au procureur de mon district pour qu’il me les donne, à tous ces inconnus qui se sont souciés de moi.

    Mais surtout, merci aux deux hommes qui m’ont sauvée, que je n’ai toujours pas rencontrés. Je dors avec deux dessins de vélos que j’ai faits, scotchés au-dessus de mon lit, pour me rappeler qu’il y a des héros dans cette histoire. Que nous nous préoccupons les uns des autres. Avoir connu tous ces gens, avoir senti leur protection et leur amour, c’est quelque chose que je n’oublierai jamais.

    Et enfin, aux filles, où que vous soyez, je suis avec vous. Les soirs où vous vous sentez seules, je suis avec vous. Quand on ne vous croit pas, quand on vous ignore, je suis avec vous. Je me suis battue chaque jour pour vous. Alors n’arrêtez jamais de vous battre, moi je vous crois. Comme l’a écrit l’auteure Anne Lamott: «Les phares ne sillonnent pas les îles en courant à la recherche de bateaux à sauver; ils se contentent de se tenir droit et de briller». Bien que je ne puisse pas sauver tous les bateaux, j’espère que parce que j’ai parlé aujourd’hui, vous avez absorbé un petit peu de lumière, une petite conviction qu’on ne peut pas vous faire taire, une petite satisfaction que justice a été rendue, une petite assurance que nous allons quelque part, et une grande, grande conviction que vous êtes importantes, incontestablement, vous êtes intouchables, vous êtes belles, vous devez être estimées, respectées, indéniablement, chaque minute de chaque jour, vous êtes puissantes et personne ne peut vous enlever ça. À toutes les filles du monde, je suis avec vous. Merci.

    Traduit de l'anglais par Nora Bouazzouni, Cécile Dehesdin et Bérengère Viennot.