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    «C’est bien de faire des manifs féministes mais là, en plus, on peut faire des procès»

    Depuis un an, la Fondation des femmes propose aux associations féministes l’aide d’une «force juridique». Pour donner un coup de main aux militantes mais aussi, au-delà, pour faire avancer la cause des femmes par le droit. Reportage.

    «Vous avez déjà travaillé sur les violences médicales?» Ce jeudi soir, une vingtaine de femmes sont réunies, dans le 14e arrondissement parisien, pour la réunion mensuelle de la «force juridique» de la Fondation des femmes. Une nouvelle venue lance la conversation sur ces violences dont on parle peu: celles que peuvent vivre les femmes à l'hôpital ou chez leur médecin. «Je connais une femme qui a subi une épisiotomie alors qu’elle avait dit qu’elle n’en voulait pas», renchérit une autre. «Il y aurait plein de choses à faire là-dessus», approuve une juriste à l’autre bout de la table. «Est-ce que vous avez déjà un groupe de travail sur le sujet?» Non. «Mais on n’a qu’à le faire ensemble!» conclut, enthousiaste, Anne-Cécile Mailfert, la présidente de la fondation.

    Nous sommes dans une des salles des Grands Voisins, l'hôpital parisien Saint-Vincent-de-Paul réaménagé pour héberger des associations (dont la Fondation des femmes) et des logements sociaux. Les murs sont blancs, le sol carrelé, la déco minimale et les néons blafards. Les avocates et juristes réunies ce soir ne sont pas là pour le confort et malgré l'air froid hivernal qui se faufile à travers la porte, les remarques fusent. En quelques minutes, après le cyberharcèlement et les pubs sexistes, la force juridique vient de se trouver un nouveau sujet à investir.

    60 professionnels du droit au service du féminisme

    La Fondation des femmes vient tout juste de fêter ses un an. Le 3 mars 2016, elle était lancée en grande pompe, avec au menu: cérémonie chic dans une salle de la mairie du 3e arrondissement de Paris, présence de Delphine Ernotte, la présidente de France Télévisions, ou encore discours de la ministre des Droits des femmes, Laurence Rossignol, devant une salle bondée.

    Le but de la fondation: récolter des fonds pour les combats féministes. Elle héberge aussi dans ses locaux quelques associations. Mais ce qui est moins connu, c’est qu’elle possède une «force juridique». C'est-à-dire une équipe d’une soixantaine de professionnels du droit (des avocats, des juristes, des élèves avocats…) qui ont répondu présents pour aider bénévolement les associations féministes. Ce sont très majoritairement des femmes -on compte seulement trois hommes parmi les volontaires.

    Pour les assos du réseau, pas besoin de payer quoi que ce soit. Elles peuvent juste envoyer un mail pour demander un petit -ou un plus gros- coup de main. «Concrètement, on a aidé sur l’écriture de statuts associatifs, sur la rédaction de plaintes, pour des conseils juridiques...», détaille Maïmouna Haidara, une élève avocate en stage à la Fondation, qui assiste le comité de pilotage de la force. «Ou, par exemple, on nous a aussi demandé des fiches juridiques sur le mariage forcé.»

    Des médecins harceleurs

    Pour comprendre pourquoi ce groupe a été mis en place dès le lancement de la fondation, il faut remonter à janvier 2015. Anne-Cécile Mailfert est alors porte-parole d’Osez le féminisme. L’association vient de publier un communiqué de presse dénonçant une fresque de la salle de garde du CHU de Clermont-Ferrand représentant un «viol collectif visant la ministre des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes, Marisol Touraine». La fresque est effacée dans la foulée. Furieux, un membre du groupe Facebook «Les médecins ne sont pas des pigeons» poste le numéro de portable d’Anne-Cécile Mailfert, et commente: «Soyez libre de lui poser vos questions... Elle va adorer!» La jeune femme reçoit alors des dizaines d’appel. «Mon portable sonnait toutes les cinq minutes. J’ai reçu des messages d’insultes, d’autres m’ont menacée...», raconte-t-elle aujourd’hui.

    «Parfois, on est un peu submergées par un sentiment d’impuissance. Là, avec la force juridique, on peut se sentir fortes»

    Elle veut porter plainte mais ne sait pas exactement comment faire pour ce genre de cas. La porte-parole demande autour d’elle et finit par trouver un cabinet d’avocats qui accepte de la défendre gratuitement. Une chance. «Mais cette histoire m’a fait réaliser que quand on milite, on peut être prise pour cible par ceux qui n’aiment pas notre discours. Quand on a publié le communiqué indiquant qu’on portait plainte, ça a tout de suite calmé les choses.»

    Le but de la force juridique est de faire bénéficier les associations féministes d’une aide similaire.

    «Dans le militantisme féministe, on se dit souvent: “On n'aura jamais les moyens, et s’ils nous attaquent, on ne pourra pas réagir…”, décrit Anne-Cécile Mailfert. Parfois, on est un peu submergées par un pessimisme et par un sentiment d’impuissance. Là, avec la force juridique, on peut se sentir fortes et avoir l’ambition de déranger pour de vrai. C’est très bien de faire des manifestations féministes, c’est très bien de faire des pétitions, mais là en plus on peut faire des procès. Et ça, c’est cool.»

    Car, au-delà des coups de main filés aux assos, il s’agit aussi de faire avancer la cause par le droit. À travers la force juridique, les associations peuvent aussi porter plainte quand les droits des femmes ne sont pas respectés. Anne-Cécile Mailfert évoque, envieuse, ces démarches militantes «qui existent dans d’autres pays, comme aux États-Unis».

    «En France, ça se fait sur l’environnement: des associations vont attaquer une entreprise qui pollue, pour défendre des droits liés à l’écologie, décrit-elle. Mais bizarrement pour les droits de femmes -alors que ça s’appelle justement “droits” des femmes- il y a une sous-utilisation du droit. Pourtant, ça pourrait nous permettre de faire avancer les choses en utilisant les instruments pour lesquels se sont battues nos aînées.

    Il faut qu’on se demande: quels sont les grands sujets sur lesquels on doit taper du poing sur la table et montrer que les choses ne sont pas justes? On veut travailler sur des cas qui peuvent faire évoluer la société et les mentalités.»

    Dans les années 70, la célèbre avocate féministe Gisèle Halimi avait utilisé les procès très médiatisés de Bobigny puis d’Aix-en-Provence comme tribunes pour militer pour la légalisation de l’IVG et la criminalisation du viol. Mais aujourd’hui, le militantisme féministe semble avoir déserté les prétoires. «Pourtant, le droit est un outil tellement puissant. Le fait d’avoir enfin les moyens d’avoir derrière nous 60 professionnels du droit, ça met les associations dans une position de pro-action. On se sent plus forte dans ce qu’on défend.»

    Une récompense du barreau de Paris

    L’année dernière, la force juridique a ainsi contribué à l’adoption d’un amendement réellement efficace contre le revenge porn -cette pratique qui consiste à poster en ligne des photos ou vidéos intimes d’une femme, souvent pour se venger après une rupture. En janvier 2016, un amendement sur le sujet est introduit dans le cadre de la loi pour une République numérique, mais il omet des points cruciaux pour les associations féministes. Elles veulent notamment que le revenge porn soit condamnable y compris quand la photo publiée sans l'accord de la victime est un selfie. La force juridique consulte pas moins de 16 associations, rédige des propositions d'amendements, rencontre le cabinet d'Axelle Lemaire, secrétaire d'État en charge du numérique… et obtient gain de cause.

    «Nous avons pu travailler main dans la main avec les associations et traduire juridiquement leurs remontées du terrain», se félicitent Floriane Volt, avocate et Clara Gonzales, juriste, qui ont travaillé sur le dossier. «Et comme ça, on a pu soulager les associations de ce travail juridique et de lobbying.»

    Au-delà de cet amendement, la force juridique se montre plutôt satisfaite de son bilan un an après sa création. La fondation a porté plainte contre Amine Mojito, ce youtubeur qui s’est spécialisé dans des vidéos où il fouette et humilie des femmes, a saisi le CSA après une agression sexuelle en direct lors de Touche pas à mon poste, a mis en place une hotline juridique éphémère pendant l’affaire Baupin, a produit un rapport sur le manque de moyens des mouvements féministes… «Et on va aussi organiser un concours d'éloquence sur le thème des droits des femmes», décrit Maïmouna Haidara. Et ça paie: à l'automne dernier, la force a été primée lors des Trophées Pro Bono 2016 du barreau de Paris.

    «C'est un nouveau mode d’action qui émerge»

    Une récompense qui rend très fière Valence Borgia, une des femmes à l’origine de la force juridique. Cette avocate en contentieux des affaires et en arbitrages internationaux, connue pour ses engagements féministes (elle a notamment préfacé le livre Paye ta shnek sur le harcèlement de rue) investit beaucoup de temps dans la structure, malgré son emploi du temps déjà bien occupé. «Mais c’est le principe des gouttes d’eau qui s'accumulent, commente-t-elle. On fait chacune un petit peu et comme on est nombreuses, au final, on fait beaucoup.» La fondation a aussi des partenariats avec de gros cabinets qui contribuent au financement et peuvent aider dans le cadre de leurs activités pro bono -c’est-à-dire bénévoles- sur des affaires trop prenantes.

    Valence Borgia est impressionnée par la motivation sans faille des ses consœurs. Elle évoque, épatée, «toutes ces avocates qui se réunissent alors qu’elles ont des emplois du temps très chargés mais qui ont envie de faire quelque chose à leur niveau». Pour elle, c’est sûr: «Il se passe quelque chose.» C'est un nouveau mode d’action qui émerge.

    Photo de une: Céline Trefle.