Aller directement au contenu

    «Terroriste», «guerre», «attentat»: le sens des mots utilisés après l'attaque en Isère

    Depuis qu'un homme a décapité son patron et tenté de faire exploser une usine en Isère vendredi, les médias et les politiques n'hésitent pas à parler «d'attentat terroriste» ou de «guerre»... Mais ces termes sont-ils exacts?

    Vendredi 26 juin, 9H36: explosion à l'intérieur d'une usine de Saint-Quentin-Fallavier, en Isère. Trente minutes après environ, les gendarmes interpellent le suspect et retrouvent une tête décapitée accrochée au grillage de la société Air Products, entourée de deux drapeaux floqués d'inscriptions arabes. Une question se pose alors pour toutes les rédactions, puis pour les responsables politiques qui auront à prendre la parole rapidement: comment qualifier cet acte?

    Trois jours après ce drame, l'enquête est toujours en cours et la garde à vue de Yassin Salhi, qui a avoué le meurtre de son employeur, ne cesse de connaître des rebondissements.

    Et pourtant, de nombreux médias et responsables politiques ont tranché rapidement les questions sémantiques en employant des termes très explicites. Sans même attendre les conclusions du procureur de Paris qui vient seulement de confirmer ce mardi 30 juin le lien entre cet «assassinat et une entreprise terroriste». Tour d'horizon et décryptage des expressions employées.



    «Attentat de Daesh»

    Quelques minutes après l'explosion survenue dans l'usine Air Products et alors que personne ne connait l'identité de l'auteur ni ses motivations, le site du quotidien local Le Dauphiné Libéré révèle l'information avec un titre pour le moins catégorique:«Attentat de Daesh à Saint-Quentin-Fallavier: un homme décapité». Une heure plus tard, le site du quotidien régional Le Télégramme choisira un titre similaire.

    La légitimité de ces deux intitulés est difficilement défendable et nombreux ont été ceux à le pointer sur les réseaux sociaux. Interrogé par BuzzFeed France, Wassim Nasr, spécialiste de la mouvance djihadiste et journaliste pour la chaîne France 24, dénonce «l'absurdité de ces termes»:

    «Choisir ces titres une heure ou deux heures après les faits, c'est du grand n'importe quoi. L'identité du suspect n'était pas connue, ses liens avec Daesh ne sont toujours pas prouvés et les drapeaux entourant la tête décapitée que j'ai pu voir portent des inscriptions arabes (la Chahada), mais ne sont pas ceux de l'organisation de l'Etat islamique».

    Le Dauphiné Libéré, qui n'a pas encore répondu à nos sollicitations, finira par modifier son titre quelques heures après en évoquant cette fois un «attentat islamiste», ce qui n'est pas forcément plus juste.

    «Attentat Terroriste»

    Si les faits sont survenus à 9h36, la première dépêche AFP est tombée à 11h18. L'agence envoie un «urgent» intitulé «Un mort et des blessés dans un attentat commis dans une usine en Isère», mais n'emploie pas encore le terme terroriste. Beaucoup de médias reprendront le terme d'attentat, à l'exception de quelques uns qui préféreront parler «d'attaque» compte tenu du manque d'information.

    Capture d'écran des deux chaînes à 12h42 vendredi.

    Très vite pourtant, «l'attaque terroriste» pour certaines rédactions ne fait plus de doute. C'est le cas par exemple de France Bleu Isère qui parle dès 11h14 d'un «attentat terroriste» et évoque la piste islamiste. «Depuis l’attentat en Isère, craignez-vous une nouvelle attaque terroriste?», interroge quant à lui le JDD dans un sondage.

    L'emploie du terme «terroriste» dérange toutefois Nathalie Cettina, chercheuse auprès du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R) et auteure de nombreux livres sur la question, sollicitée par BuzzFeed France:

    «Aujourd'hui encore, il n'est pas du tout certain que l'acte de Yassin Salhi soit un acte terroriste. Cette histoire démontre d'ailleurs qu'il faut se méfier des termes employés car cela crée facilement une confusion pour l'opinion. Très peu de temps après l'explosion de l'usine, un terroriste sévissait à Sousse en Tunisie et le mauvais choix des mots suscite immédiatement un amalgame entre ces deux informations. Et alors même qu'il n'existe aucun lien direct pour le moment entre ces deux drames.

    D'ailleurs, le terrorisme n'a de valeur que parce qu'il est revendiqué et qu'il y a une publicité autour de l'acte. Or jusqu'à présent, le suspect ne revendique pas un acte terroriste ni même religieux et aucune organisation n'a revendiqué cette attaque.»

    «C'est très très rare qu'un individu commette un attentat sur quelqu'un de son entourage». 

    Selon Nathalie Cettina, parler d'un «attentat» serait également une erreur au regard de l'article 412-1 du code pénal qui précise que «constitue un attentat le fait de commettre un ou plusieurs actes de violence de nature à mettre en péril les institutions de la République ou à porter atteinte à l'intégrité du territoire national»:


    «La notion de terreur volontaire qui accompagne un attentat et sa dimension symbolique n'est pas établie, en tout cas pas pour l'instant. Même s'il a tenté de faire exploser l'usine, il faut analyser ses motivations qui, pour l'instant, ne confirment pas qu'il voulait mettre en péril les institutions.

    Et c'est très très rare qu'un individu commette un attentat sur quelqu'un de son entourage plutôt que sur une foule indéterminée ou une institution».

    «Attaque de nature terroriste»

    La formulation employée par François Hollande vendredi a de quoi surprendre. Qu'a bien voulu dire le Président lorsqu'il a qualifié les faits à la fois d'attaque et de terrorisme?

    Une chose est sûre, cette synthèse, propre au chef de l'Etat, divise. Pour Wassim Nasr, là encore la formulation n'est pas correcte:

    «Je pense que François Hollande a dit cela par rapport à l'usine classée SEVESO que le suspect a tenté de faire exploser. Le problème, c'est que dans l'inconscient collectif aujourd'hui, terrorisme signifie islamiste qui signifie Al-Qaïda ou maintenant État islamique. Encore une fois, rien ne prouve aujourd'hui que Yassin Salhi était lié à un groupuscule terroriste. D'ailleurs, le fait que l’homme ait tué son patron démystifie son acte et en réduit la portée politique. Il ne faut pas prêter à l’État islamique plus de poids qu'il n'en a véritablement.»

    D'autres assument ce champ lexical, à l'instar du président de l'Observatoire international du terrorisme Roland Jacquard. Interrogé par l'Obs, il précise:

    «La distinction entre ces termes [«attentat» et «terroriste» NDLR], c'est l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette. [...]Bien sûr, les motivations peuvent être isolées, locales. Il faut savoir si derrière cet acte il y a une organisation ou s'il s'agit d'une auto-radicalisation. De nouveaux éléments vont venir au fil de l'enquête mais il s'agit bien de terrorisme».

    Dans la même interview ce spécialiste insiste cependant sur le fait qu'il n'y a pour le moment pas eu de vraie revendication, «même si la décapitation peut rappeler Daesh qui fait de tels actes un mode de propagande».

    Il a d'ailleurs fallu attendre cinq jours pour que le procureur de la République de Paris valide ce mardi l'utilisation du terme d'attentat et indique –encore prudemment– que «certains éléments laissent entrevoir un mobile terroriste».

    Attentat en Isère (procureur) : "La définition du terrorisme, en droit pénal, c'est "troubler gravement l'ordre public par la terreur""

    «Guerre»

    Outre l'expression «guerre de civilisations», plus que jamais controversée, le simple emploi du mot «guerre» pose déjà question. Le député LR Eric Ciotti a par exemple estimé dans le JDD «que nous sommes en guerre et que cela nécessite des moyens d'une autre ampleur».

    Les différents dictionnaires n'ont pas la même définition pour qualifier la «guerre». Selon le Larousse, c'est «une lutte armée entre Etats», alors que pour Hachette, c'est un «conflit armé entre des nations, des Etats, des groupes humains» et, pour le petit Robert, une «lutte armée entre groupes sociaux et spécialement entre Etats». Mais pour une définition plus d'actualité, il faut se référer aux textes qui régissent les conflits internationaux pour trouver LA définition.

    «Le terme "guerre" n'est qu'un terme générique souvent utilisé médiatiquement».

    Interrogé par Metronews en plein conflit entre Israël et le Hamas, Thomas Lanson, chercheur à l’IRIS et spécialiste des questions de défense avait nuancé la pertinence de ce terme:

    «En réalité, le mot guerre n’est pas assez précis sur un plan légal. Les règles relatives à ces questions sont le droit international humanitaire, constitué principalement par les Conventions de Genève (créées à l’initiative de la Croix-Rouge), il faut donc se référer à ses textes (...) Le terme "guerre" n'est qu'un terme générique souvent utilisé médiatiquement».

    Comme l'expliquait Metronews, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) parle de «conflit armé international», qui implique des combats entre Etats, ou «non international» quand ce n'est pas le cas. Parler de guerre n'est donc pas nécessairement pertinent, surtout depuis que Laurent Fabius a déclaré que Daesh n'était pas un État et donc que le droit de la guerre ne s'appliquait pas. Devant l'Assemblée nationale, le ministre des Affaires étrangères expliquait en septembre:

    «Le groupe terroriste dont il s'agit n'est pas un État, il voudrait l'être, mais il ne l'est pas. Je vous demande de ne plus utiliser le terme d'État islamique, car cela occasionne une confusion entre islam, islamistes et musulmans. Il s'agit de ce que les Arabes appellent Daesh et que j'appellerai pour ma part les égorgeurs de Daesh».

    Mais encore une fois, la question ne fait pas l'unanimité chez les chercheurs. Contacté par BuzzFeed France, le général Jean-Claude Allard, directeur de recherche à l'IRIS et spécialiste sur les politiques de défense, veut que l'on parle d'une «guerre», quitte à bousculer les définitions jusqu'à présent établies:

    «Aujourd'hui, oui je pense que c'est une guerre, même si je ne sais pas si le terme de civilisations est opportun. Le fait que le "calife" autoproclamé de l"’État Islamique" annonce vouloir conquérir Rome et le monde dans sa dernière allocution, le prouve. Il y a bien une évolution par rapport à la guerre traditionnelle, mais soit nous inventons un nouveau mot, soit nous utilisons ce terme, mais le mot "lutte" par exemple ne suffit plus».


    Suivez-nous aussi sur Facebook et Twitter: