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    Pourra-t-on un jour utiliser les dessins de Tintin librement?

    La Cour de la Haye a donné raison à l'association néerlandaise tintinophile Hergé Genootschap, qui a publié plusieurs vignettes du héros de BD dans ses revues. Mais les fans de Tintin ne doivent pas se réjouir trop vite.

    La société Moulinsart, gestionnaire des droits d'auteur des bandes-dessinées Tintin, a perdu le 26 mai 2015 un procès historique contre une association néerlandaise de tintinophiles.

    Moulinsart perd le procès Tintin à La Haye http://t.co/dM07Jml2j6

    Fondé en 1999, le fan-club néerlandais Hergé Genootschap publie trois fois par an dans ses revues des vignettes du héros belge. Moulinsart avait, dans un premier temps, autorisé l'association à utiliser le nom d'Hergé, les personnages, les thèmes et les dessins de son œuvre pour les revues.

    Mais en 2009, Moulinsart change d'avis et demande à facturer chaque reproduction du héros à la houppette. En justice, la société accuse Hergé Genootschap de «viol du droit d'auteur sur l'œuvre de Hergé» et réclamé des dommages et intérêts.

    Le procès, jugé par la Cour de La Haye aux Pays-Bas, a connu un rebondissement lorsque l'association a révélé un vieux document prouvant que la société Moulinsart ne détenait plus les droits sur les albums de Tintin.

    Selon le journal belge Le Soir, «la défense de Hergé Genootschap a créé la surprise en produisant devant la Cour un document de 1942, dont une copie lui avait été fournie par un spécialiste anonyme de l'œuvre d'Hergé.»

    Le quotidien ajoute qu'il «s'agissait du contrat d'édition par lequel Hergé a cédé explicitement les droits sur les textes et les vignettes de tous ses albums à Casterman! Et depuis la mort de l'auteur en 1983, Fanny Rodwell, la légataire universelle d'Hergé, n'a apparemment jamais remis ce contrat en cause.» Libération ajoute que «le droit de publication concédé s'étend pour toutes les éditions en langue française et étrangères.»

    La décision de la Cour de la Haye est disponible en néerlandais, ici.

    L'éditeur Casterman étant donc le détenteur des droits d'auteur de Tintin, la cour néerlandaise a estimé que Moulinsart ne pouvait rien réclamer.

    «Interrogé par Elsje Jorritsma, Jan Aarnout Boer, le président de Hergé Genootschap, a rappelé que depuis 2009, "de nombreux fans clubs d'Hergé ont été contraints de verser des droits pour l'utilisation des vignettes de Tintin, alors que précédemment, tout se passait amicalement, de manière informelle et gratuitement"», ajoute Le Soir.

    «Cette décision est une grosse surprise, puisque la Cour reconnaît ainsi que la société Moulinsart n'a pas les droits sur l'oeuvre de Hergé en produisant ce contrat d'édition. Par ailleurs, la société Moulinsart connaissait probablement l'existence de ce document», explique à BuzzFeed France Lionel Maurel, juriste et bibliothécaire (Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine), auteur du blog S.I.Lex, sur la propriété intellectuelle.

    «Toutes ces années, la société Moulinsart a attaqué des personnes en justice parce qu'ils avaient utilisé les vignettes de Tintin. En réalité, ce n'était que de l'intimidation jusqu'au jour où quelqu'un a pu produire la preuve ultime. Et ce jour est arrivé», estime le juriste.

    Depuis la mort de Hergé, le couple controversé Rodwell gère d'une main de fer l'héritage du dessinateur belge.

    Après le décès de Hergé en 1983, sa veuve Fanny Rodwell a hérité des droits sur son oeuvre. Elle a été désignée comme légataire universelle. Remariée depuis 1993 avec Nick Rodwell, administrateur délégué de la société Moulinsart, elle forme avec lui un tandem redouté.

    Fanny et Nick Rodwell.

    Qu'en est-il des condamnations passées, et des potentiels procès à venir?

    L'auteur Bob Garcia avait été condamné à verser 40.000 euros d'amende pour avoir reproduit des cases de Tintin dans certains de ses ouvrages.

    «Moulinsart me reprochait d'avoir utilisé au titre de la courte citation quelques vignettes extraites des albums de Hergé. Les avocats de Moulinsart n'ont pas contesté le droit à la courte citation, mais ont argumenté que chaque vignette de Hergé pouvait être grandie pour en faire un tableau. J'aurais donc reproduit des "tableaux" de Hergé...», rappelle à BuzzFeed France Bob Garcia.

    «J'ignore s'il me sera encore possible de contester mon jugement. Mon avocat étudie le dossier. S'il existe encore des recours juridiques, je contesterai bien sûr ma condamnation, d'autant que Casterman m'avait autorisé à utiliser ces vignettes... Autre argument qui apparaît aujourd'hui décisif et qui avait été balayé par les juges», ajoute l'écrivain français.

    L'avocate Clémence Philippe, spécialiste en droit des nouvelles technologies, de l'informatique et de la communication, n'est pas très optimiste: «la décision a autorité de force jugée, elle s'applique aux parties qui doivent la respecter», estime-t-elle à propos des condamnations passées.

    Il est encore trop tôt pour savoir si la décision du tribunal néerlandais pourra s'appliquer en France dans le futur. Les futurs auteurs «pourront très bien tenter d'utiliser les œuvres de Tintin avec risque d'une action devant une juridiction française. Sachant que dans le cadre de cette procédure, ils pourront utiliser l'existence de l'accord de 1942 comme élément de défense», estime Me Clémence Philippe.

    Reste à savoir si Casterman poursuivra dans la dure lignée de Moulinsart, ou si l'éditeur fera preuve de plus de tolérance.

    Oh la bonne nouvelle! RT @PierreGodon On a chaud aux fesses à Moulinsart cc @lepetitXXIe http://t.co/xVeUdDE8Sg

    «Attention, comme j'ai pu le lire partout cela ne signifie pas pour autant que Tintin est "libéré ou délivré". La société Moulinsart n'a plus la qualité pour agir mais Casterman, lui, peut très bien poursuivre avec la même sévérité que Moulinsart», estime Lionel Maurel.

    Même son de cloche pour Quentin Girard, co-créateur du Tumblr Le Petit XXIe, un site qui commentait l'actualité à travers les vignettes de Tintin. Soudainement, fin mars 2014, Tumblr a supprimé les images du blog, à la demande des ayants droit. «À priori c'est plutôt une bonne nouvelle mais ce que je sais c'est que du côté de Casterman et de Moulinsart on reste silencieux… Tout l'enjeu est de savoir si Casterman sera plus tolérant ou non que Moulinsart», explique-t-il à BuzzFeed France.

    Dans un article publié dans Libération en 2014, le journaliste publiait les arguments avancés par la société: «"La jurisprudence considère une case des albums les Aventures de Tintin comme une œuvre à part entière. Or, la citation s'entend par nature d'un extrait, d'un passage, d'une œuvre constituant un tout." Toute case étant une œuvre d'art, cela rendrait donc impossible de citer Tintin dans aucune circonstance que ce soit, à moins de n'en citer que le texte.»

    Pour Lionel Maurel, le problème est plus profond. La vraie question concerne la réforme du droit d'auteur qui doit s'appliquer à l'image.

    «Il faudrait créer un droit à la citation de l'image, le droit à la citation est appliqué au texte mais pas à l'image, notamment lorsqu'elle est utilisée sur internet. Il est nécessaire qu'une réforme du droit d'auteur en Europe puisse être appliquée à l'audiovisuel comme l'a proposé l'euro-députée allemande Julia Reda en janvier 2015.»

    Le juriste estime que l'intolérance de Moulinsart a «fossilisé» le personnage de Tintin. «Tintin est à l'exact opposé de Harry Potter. Il y a une énorme activité autour du sorcier, notamment avec la création de nombreuses fan fictions par les internautes. JK Rowling a été claire, tout cela ne la dérange pas tant qu'il n'y a aucun but lucratif derrière».

    «La société Moulinsart n'a jamais été tolérante avec Tintin. Et avec internet, c'est difficile d'appliquer une telle intolérance. On voit d'ailleurs qu'il y a un décrochage, on a l'impression que Tintin n'est plus très vivant dans l'oeuvre populaire, ce qui est une grosse erreur de leur part, car les communautés tintinophiles existent, sauf qu'elles ne peuvent pas s'exprimer», déplore-t-il.

    Julia Reda est une euro-députée allemande. Une première version de cet article disait qu'elle était de nationalité française.

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