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    À Nice, les musulmanes tentent de tourner la page après la polémique sur le burkini

    Les femmes de l'Ariane, un quartier pauvre de Nice, craignent que le débat autour de l'interdiction du burkini ait des répercussions à long terme sur leur vie.

    Sous les longues ombres projetées par les immeubles, bien loin de la promenade des Anglais bordant la mer Méditerranée bleu cobalt, une grand-mère vêtue d'une robe à fleurs et d'un foulard pousse un landau dans un parc. Des mères sont assises sur les bancs du parc, elles papotent avec leurs voisines en mangeant un casse-croûte, tandis que leurs enfants —arabes, noirs et blancs— jouent au football ou passent à scooter. Les devantures des bouchers halal pas chers, du hammam local et des tailleurs dont les vitrines exposent des robes de mariées sont baissées. En face, une jeune femme en jilbab, portant un jean slim et des baskets Nike Air Max, est assise sous un Abribus. Nous sommes dans le quartier de l'Ariane.

    La vie dans ce quartier de la Côte d'Azur —dont les barres HLM sont coincées entre le fleuve Paillon et les collines de Nice— n'a pas été facile pour ses résidents. Tout le monde ici vous dira qu'il y a des tensions. Le souvenir de l'attentat qui a eu lieu le 14 juillet est encore dans toutes les mémoires, et on trouve des hommages aux victimes partout sur la promenade. Un autel de fortune avec des mots manuscrits et des bougies consumées montre l'endroit où une victime a autrefois travaillé dans le Vieux-Nice.

    «Peut-être que les musulmanes ont une responsabilité dans ce climat d'inquiétudes, estime Fatima, mais la tension est alimentée par les médias.»

    «Depuis les attaques terroristes à Nice et à Paris, j'ai l'impression que les gens ont plus peur de la communauté musulmane», dit Fatima, 34 ans, assise sur les marches en ciment d'un amphithéâtre dans l'aire de jeu, surveillant ses deux jeunes enfants. Comme les autres femmes avec lesquelles BuzzFeed News a discuté, elle n'a donné que son prénom.

    «Mais j'ignore si c'est une paranoïa partagée des deux côtés», ajoute Fatima, qui vit depuis neuf ans à l'Ariane, un quartier qui sert depuis longtemps de toile de fond aux discussions politiques et est un point de référence quand la presse parle de la communauté musulmane en France.

    Il règne à l'Ariane un sentiment de communauté, et ce malgré la façon dont le quartier est vu depuis l'extérieur —un quartier au nord-est de Nice dont la population est majoritairement immigrée et musulmane, à quelques kilomètres du quartier des Abattoirs, où vivait le terroriste de Nice Mohamed Lahouaiej Bouhlel. Les gens se connaissent, prennent le temps de se parler dans le parc. Des jeunes femmes écoutent de la musique ensemble sur un téléphone, le haut-parleur activé. Un peu plus loin, des hommes boivent un café en terrasse, d'autres nettoient des cageots à fruits du marché tandis qu'un groupe d'adolescents est perché sur des grilles, et partage une chicha faite maison.

    Mais Fatima et beaucoup d'autres musulmans ont le sentiment que leur communauté est injustement pointée du doigt pour l'attentat du 14 juillet, qui a fait 84 victimes. Ils craignent que la discrimination et les divisions sociales ne se développent; comme l'incarne le débat mouvementé sur le burkini, cette tenue de bain choisie par certaines musulmanes.

    Selon le maire de Nice, le burkini serait une question de sécurité nationale. Dans plus de 30 villes balnéaires, des avis ont été placardés pour interdire aux baigneuses de porter des vêtements religieux «ostentatoires». Les images montrant une femme d'âge moyen obligée d'ôter son haut par la police armée a fait les gros titres dans le monde entier. Des mères ont dû surveiller leurs enfants qui jouaient sur la plage depuis des bancs sur la promenade. Le problème a fait les choux gras des médias.

    «Peut-être que les musulmanes ont une responsabilité dans ce climat d'inquiétudes, estime Fatima, mais la tension est alimentée par les médias, et on ne cesse d'entendre ces débats sur le hijab et notre communauté.» C'est toujours la même rengaine.

    «Je ne comprends pas, pourquoi est-ce que ça pose problème maintenant? Le burkini et le hijab existeront toujours.»

    «C'est comme si les femmes étaient des enfants et ne savaient pas ce qu'elles faisaient.» 

    Fatima, qui travaille comme auxiliaire d'éducation dans un collège, ne porte pas son hijab au travail et affirme ne pas comprendre pourquoi les musulmanes attirent toute l'attention chaque fois que la situation dans notre pays devient tendue. «Je ne comprends pas, je respecte les lois. Quand je travaille, je ne mets jamais mon hijab. J'estime respecter la République; pour moi c'est normal, je ne veux pas enfreindre la loi.»

    Même si l'interdiction à Nice a été suspendue après que les juges du tribunal administratif ont jugé que l'attaque terroriste ne justifiait pas une telle interdiction, les femmes craignent tout de même que ses effets ne perdurent. Tandis que les grandes vacances touchent à leur fin et qu'une nouvelle année scolaire commence, elles redoutent que la prochaine controverse n'arrive très vite, à mesure que s'approchent les élections présidentielles.

    «Les femmes se sentent blessées par ce débat, reprend Fatima. Peut-être que c'est infondé, mais il est très important que les gens se parlent, les musulmans et les non-musulmans, qu'ils aient ce débat, cette conversation, pour se comprendre mutuellement.»

    Safia, qui est originaire de Nice et s'est convertie à l'islam il y a quatre ans, se promène dans le parc bordé d'arbres et passe devant une adolescente qui apprend à de jeunes enfants à danser. Elle se joint à la conversation et affirme que les musulmanes de France sont traitées de manière «paternaliste».

    «C'est comme si les femmes étaient des enfants et ne savaient pas ce qu'elles faisaient.» Même si Safia avoue ne jamais avoir subi d'attaques islamophobes, on la regarde parfois de travers. Elle a également souvent droit à des commentaires du genre: «Madame, c'est un pays laïc ici.»

    Malika, 33 ans, habitante de l'Ariane, partage ces inquiétudes. «Depuis les attaques terroristes, les politiciens parlent du hijab, mais je ne comprends pas... pourquoi maintenant?»

    Cette mère de quatre enfants cherche du travail, mais ce n'est pas simple. Malika ne porte pas le hijab; il y a trois ans, elle l'a porté pendant un mois mais s'est sentie mal à l'aise face au regard des autres et dit que «tout le monde a un avis là-dessus». Quand elle postule à des emplois, elle doit faire face à la discrimination: d'après elle, ses futurs employeurs potentiels voient bien qu'elle a des origines nord-africaines, et elle n'a plus aucune chance quand ils découvrent qu'elle vient de l'Ariane.

    «Et ce n'est pas le burkini le problème. C'est l'islamophobie. Désormais, je ne peux plus sortir après le coucher du soleil car j'ai peur de ce que les gens peuvent faire.»

    Les habitants du quartier disent que l'Ariane est considérée comme un genre de ghetto par les autres habitants de Nice, qui ont automatiquement des préjugés si vous leur dites que vous venez de là. C'est une ZUS (une zone urbaine sensible) pour les autorités, avec 45% de ses habitants vivant sous le seuil de pauvreté, selon des statistiques officielles. Près de 25% des familles du quartier sont monoparentales.

    Malika a peur de la montée de l'islamophobie et se demande dans quel monde grandiront ses filles. «J'ai peur de l'avenir et j'ai entendu plein d'histoires sur internet à propos de musulmans victimes d'agressions, explique-t-elle. J'ai entendu dire qu'un jour, dans une autre HLM, une famille musulmane avait trouvé du porc sur le pas de sa porte.»

    Et il n'y a pas qu'à l'Ariane que la peur monte. «C'est de plus en plus difficile pour les musulmanes de vivre en France, ou du moins dans certaines parties du territoire», raconte Sarah, 24 ans, membre de l'association Étudiants musulmans de France. «Le plus gros problème pour les femmes musulmanes, c'est qu'on les empêche de porter ce qu'elles veulent au travail.»

    Elle explique qu'il est non seulement interdit aux femmes de porter le hijab dans le secteur public, mais que la plupart des entreprises privées empêchent aussi leurs employées de le porter, et menacent de les renvoyer... ou n'engagent tout simplement pas de femmes portant un foulard.

    Sarah explique qu'il n'y a pas beaucoup d'aide apportée aux femmes musulmanes en France. Pays qui, avec l'Allemagne, accueille la plus importante communauté musulmane d'Europe. «La plupart se sentent tellement désœuvrées qu'elles jettent l'éponge et obéissent à des ordres injustes», reprend Sarah. Elle ajoute: «Il y a juste le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) qui est suffisamment qualifié et puissant pour les aider. Mais ils reçoivent tellement de demandes qu'ils ne peuvent pas toutes les gérer.»

    Lamia, une étudiante en master de droit, s'est rendue à Nice la deuxième semaine d'août, pour sa lune de miel. Elle raconte que lors de sa dernière nuit là-bas, elle a été attaquée par une femme dans un restaurant. Personne ne l'a aidée. «On se sent seules.» «Même si on ressent du soutien de la part des autres femmes musulmanes du monde, comme au Canada ou au Royaume-Uni, en France, on se sent seules.»

    «Et ce n'est pas le burkini le problème. C'est l'islamophobie. Désormais, je ne peux plus sortir après le coucher du soleil car j'ai peur de ce que les gens peuvent faire.»

    «La France me déçoit beaucoup et je fais tout ce que je peux pour aller au Canada. Je ne supporte plus la façon dont la France traite les musulmanes.»

    Cependant, Lina, une professeure, est optimiste en voyant que l'interdiction du burkini a été abrogée dans certaines villes balnéaires comme Cannes et Nice. «Cela donne de l'espoir pour les autres villes, affirme-t-elle. Et pas seulement par rapport au burkini. C'est rassurant de savoir que cette décision va s'assurer que de tels règlements municipaux n'envahiront pas l'espace public. Du moins pendant un certain temps.»