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    L'étrange conformité des tutos beauté sur YouTube

    Les YouTubeuses beauté appliquent toutes la même formule. Mais n’est-ce pas ce qu’on attend d’elles?

    Dans une vidéo Mia, 4 ans, explique à sa mère comment elle s’est servie de son maquillage. Elle prend un pinceau —tête en bas— ainsi qu’un fard à joues qu’elle tient par le couvercle et tourne son poignet de manière à ce que nous puissions voir la couleur.

    «J’ai utilisé ça…», explique-t-elle, «sur mes joues et ma… ma tête et mon menton.» Elle gesticule pour montrer précisément à sa mère, qui la filme, où elle a appliqué du fard à joues. «J’ai mis ça pour mes sourcils», continue Mia en agitant un tube de mascara, avant d’attraper un gloss foncé qu’elle ouvre non sans difficulté. «Et j’ai utilisé ce gloss» — qu’elle referme aussi vite.

    Comme la vidéo a été vue plus de 15 millions de fois en quelques jours, il et peu probable qu’elle vous ait échappé. Mais si par hasard c’était le cas, vous n’aurez sans doute aucun problème à imaginer la gestuelle de Mia et sa façon de parler —pour peu que vous ayez déjà passé quelques minutes à fréquenter l’internet des «YouTubeuses beauté». Car Mia a adopté le langage spécifique et extrêmement codifié de ces «tutos» vidéo. La France aussi a sa Mia: Lina, qui a publié son premier tuto beauté à 5 ans.

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    youtube.com

    Les tics de langage (et la langue qui claque contre le palais après avoir pincé les lèvres, propre aux fillettes de 4 ans et aux YouTubeuses); la pose style «assistante de présentateur télé»; la façon dont elle se touche les cheveux et écarte les doigts avant de joindre les mains… Mia a parfaitement intégré les codes qui régissent la création d’une vidéo YouTube. Star de sa vidéo au même titre que les vlogueurs les plus influents de la plateforme. Mia joue au «gourou» YouTube, mais d’une certaine manière, elle en est un.

    Les tutos beauté sont devenus un business juteux. Les vlogueurs les plus connus s’adressent à des millions de gens et leurs compteurs de vues s’affolent, à faire pâlir de jalousie les YouTubeurs lambda. Mais au-delà des chiffres, il s’agit d’abord de contenus parfaitement calibrés.

    Une formule extrêmement virale

    Ces vidéos sont comme des mèmes, rabâchés jusqu’à écœurement et saturation. Peu importe ce qu’elles racontent: un lookbook, un tuto de «contouring» ou de «highlighting», un «haul» ou bien une discussion face caméra… Elles sont protéiformes, mais semblent toutes régies par une sorte de manuel non-officiel de sorte que nous, public, sachions au premier coup d’œil ce à quoi nous avons à faire. Une formule simple, efficace et surtout, extrêmement virale. Le phénomène s’auto-entretient en se multipliant jusqu’à ce que plus personne ne se rappelle comment c’était avant. Oui, tout le monde s’y met, mais ça a toujours existé, non?

    J’ai donc mené un sondage pas du tout scientifique sur les réseaux sociaux: j’ai demandé à ceux qui regardent ces tutos beauté de me faire une liste des poncifs propres à ces vidéos. Les voici.

    Les formules de politesse:

    - «Salut les fiiiilles!»

    - «Coucou tout le monde!»

    - «Bonjour à toutes!»

    Sur le YouTube des tutos beauté, les salutations sont exubérantes et décontractées, avec la tête légèrement penchée sur le côté, un léger signe de la main (ou du doigt, ou une rotation du poignet, comme la reine Elizabeth), en souriant de toutes ses dents. Quelque soit le sujet de la vidéo, le ton est toujours enjoué, amical, «comme si tu bavardais avec ta meilleure amie!», disent les marketeux. Plus qu’une manière de saluer, c’est un véritable mode de vie qu’on affiche dès les premières secondes. Un monde où tout n’est que légèreté et allégresse.

    Viennent ensuite ce que j’appelle les marqueurs de gratitude: «Merci d’avoir regardé cette vidéo jusqu’au bout»; «Merci d’être aussi nombreuses à me suivre»; «J’ai encore du mal à croire que j’ai 200.000 abonnés!» Comme chacun sait, il faut savoir rester humble si l’on veut s’en sortir avec son quotient de sympathie et sa complicité intactes dans cet univers impitoyable qu’est YouTube.

    La manière dont elles «rendent l’antenne» est tout aussi importante: «Dites-moi ce que vous avez pensé de cette vidéo dans les commentaires»; «N’oubliez pas de liker et de vous abonner»; «Partagez cette vidéo sur les réseaux sociaux».

    Les présentateurs télé ont leurs formules cultes, pourquoi pas les YouTubeuses?

    Le décor:

    Des bougies, des guirlandes lumineuses, des murs d’une blancheur immaculée. Une phrase de Marilyn Monroe/Beyoncé/d’un personnage joué par Audrey Hepburn encadrée. Un tapis en fausse fourrure posé sur du parquet, des chaussures à talons alignées le long d’un mur, un portant à vêtements peu fourni, un lit parfaitement fait.

    Je peux encore citer une bonne quinzaine d’éléments qu’on trouve sur ce genre de vidéos YouTube — et vous aussi. L’objectif premier de l’exercice est certes de créer une complicité, mais aussi de montrer un idéal auquel aspirer. On a tous envie que notre appartement ressemble à cet espace qu’on voit un peu partout sur YouTube —propre, épuré, élégant— mais qui nous ressemble pour peu qu’on arrange quelques détails ça et là. C’est pour cette raison que les «room tours» sont si populaires, que les internautes demandent aux YouTubeuses comment elles rangent leurs pinceaux de maquillages (merci les bougies Diptyque vides), leurs rouges à lèvres (merci Muji et ses boîtes acryliques 5 tiroirs) ou bien ce qui les inspire au quotidien («ce verset de la Bible que j’ai fait encadrer pour ne pas oublier de respirer»). Les vidéastes les plus organisées préviennent même leur public d’un changement de décor imminent, voire leur demandent conseil.

    Parfois, un enfant entre dans le champ, le téléphone sonne, quelqu’un ouvre la porte… Des irruptions de la vie quotidienne qui font le vocabulaire particulier des tutos beauté.

    La terminologie.

    Une odeur est «fraîche», «fruitée» ou «sensuelle». Un fard à joues ou à paupières «très pigmenté». Un fond de teint, plus ou moins «couvrant». Le «packaging» est «pratique» et «super joli».

    Elles ne donnent par leur avis n’importe comment: les non-professionnelles se disent «passionnées» pour dissuader les experts en tout de leur faire la leçon dans les commentaires; elles en «reviennent toujours» à ce nouveau produit qu’elles adorent et auxquels elles sont «devenues accro!». Des produits sont évoqués parce que «vous êtes nombreuses à me l’avoir demandé» et «s’il y a des sujets dont vous voulez que je parle dans une vidéo, dites-le moi dans les commentaires!»

    Le pouvoir est dans les mains des YouTubeuses, mais comme elles sont sympas, elles en donnent un peu à leurs spectateurs.

    «Merci merci merci pour vos commentaires, promis, je les lis tous!»

    La gestuelle.

    Qui leur a montré comment couvrir le miroir d’un boîtier? Qui leur a demandé de poser les pieds en dedans et les hanches en dehors? Où ont-elles appris l’enchaînement regard-vers-le-bas-puis-face-caméra-et-moue-boudeuse? Pourquoi mettent-elles la paume de leur main derrière chaque produit qu’elles présentent?

    Quelle prochaine étape pour ces tutos?

    Qu’attend-on, au juste, de ces YouTubeuses beauté? Leur existence même est née de la volonté de s’affranchir des gros bonnets de la télévision et des multinationales propagandistes de la cosmétique. C’était censé être une opération à la FUBU («For us, by us», littéralement «par nous, pour nous», une marque streetwear américaine lancée en 1992 par des Afro-Américains à destination d’un public afro-américain), une rebuffade contre le système bien rodé qu’on nous impose depuis trop longtemps.

    Mais comme tous les produits de consommation grand public, YouTube est altérable à l’infini. Est-ce qu’on peut toujours parler d’artisanat quand le produit fini est indiscernable de ce qu’une usine produit à la chaîne? Non? Pourquoi? Comment mesurer l'authenticité si l’on a même parfois du mal à l'identifier?

    Quelle sera la prochaine étape dans l’évolution des tutos beauté? Quelque part, une vlogueuse est peut-être déjà en train d’inventer une nouvelle norme —un angle de caméra différent, une intro subtilement remaniée, un décor saugrenu­— qui va se propager, d’abord lentement puis à vitesse grand V, pour finir par remplacer l’actuelle. Quand un lexique se reconfigure constamment, les possibilités sont infinies.

    Peut-être est-ce cela qu’il faut retenir: ce qui importe, ce ne sont pas les règles, qui changent constamment, mais ceux qui les font —en grande partie les YouTubeuses. Ce sentiment d’appartenance, inextirpable, est la clé. Leur futur leur appartient.

    Traduit par Nora Bouazzouni.

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