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    Un an après Charlie, le grand malentendu sur la théorie du complot

    Médias et politiques n'ont jamais autant parlé des «conspis» que depuis le 7 janvier 2015, mais le phénomène reste mal compris.

    L'intérêt pour le «complot» a connu un pic spectaculaire en janvier 2015. Dès le lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, puis après la fusillade à Montrouge et les prises d'otages de Dammartin-en-Goële et de Vincennes, les remises en cause de la version «officielle» des attentats ont attiré l'attention. Pour preuve, les recherches sur le terme «complot» sur Google en France n'ont jamais été aussi élevées que sur la période, comme le montre Google Trends.

    «Il y a eu un vrai emballement», analyse Emmanuel Kreis, chercheur au sein du groupe «Sociétés, religions, laïcités» du CNRS et bon connaisseur de la question. Selon lui, tout est d'abord parti de la sphère médiatique: «Il y a eu rapidement un post de Conspiracy Watch, puis un article de L'Express et ce dernier est devenu la matrice de la formulation des "théories du complot" dans les médias.»

    La sphère politique, Najat Vallaud-Belkacem en tête, s'est ensuite emparée du sujet. «On a d'abord parlé des théories du complot à l'école, puis cela a été mêlé à des choses hétéroclites comme le procès de Dieudonné –qui est avant tout antisémite avant d'être complotiste. L'emballement a surtout duré du 7 janvier au début février.»

    Les médias ont néanmoins continué de s'intéresser aux «fous du complot» en tous genres, tout au long de l'année 2015: Marianne et L'Express y ont consacré des dossiers, l'émission Spécial Investigation y a dédié un long sujet, etc. Rue89 a même proposé récemment «16 histoires de complots pour bien commencer 2016».

    Le contre-discours à la peine

    Les rétroviseurs des frères Kouachi qui changeraient de couleur, les journalistes censés être au courant beaucoup trop rapidement, la prétendue «fausse mort» du policier Ahmed Merabet... Beaucoup de faux arguments qui essayaient de remettre en cause la «version officielle» des attentats de janvier ont été démentis par les médias. Autant d'informations à la portée de tous via les moteurs de recherche.

    Opération amplifiée après les attentats de novembre. Dans les jours qui ont suivi les attaques, de nombreux médias (BuzzFeed, Le Monde, Libération, France 24, Metronews, etc.) ont répondu aux rumeurs et intoxs diffusées sur le web.

    Est-ce à dire que les théories conspirationnistes n'ont plus pignon sur rue? «Il est temps de le dire et de le reconnaître: le contre-discours n'a pas fonctionné», balaie Emmanuelle Danblon, professeure de rhétorique à l'université libre de Bruxelles. «Il a au contraire montré une faiblesse de la pensée face à cette machine de guerre.» Autrement dit, les médias ont répondu par les faits mais n'ont pas forcément convaincu.

    Pour preuve, la chercheuse avance par exemple les témoignages, bien que difficiles à quantifier, d'enseignants qui hésitent à organiser des débats par peur de se retrouver confrontés à des argumentaires complotistes.


    «On idéalise le débat de façon abstraite, reprend Emmanuelle Danblon. On y va la fleur au fusil en se disant qu'on va débattre, donner de contre-arguments.» Mais en faisant cela, on rentre selon elle dans le jeu des conspirationnistes, qui veulent forcer leurs adversaires à se justifier, là où la logique voudrait qu'eux-mêmes commencent par avancer des preuves solides de leurs dires...

    «On a l'impression qu'une fois que la vérité sera établie, tout le monde sera d'accord, mais c'est une vision naïve du débat». Face à un événement qui fait peur, on a besoin d'informations, mais aussi de sens, estime-t-elle. C'est là que les complotistes arrivent à jouer sur l'émotion et à inscrire les événements dans un récit plus global. La carte d'identité retrouvée dans le véhicule des Kouachi le 7 janvier est un exemple typique de ce qu'aiment les complotistes: un incident qu'ils traitent comme le signe que tout était orchestré.

    «Conspis», ou justes sceptiques?

    Ne pas voir les émotions des gens confrontées à ces situations de panique revient aussi parfois à ranger trop vite certaines personnes dans la case «conspis» ou «malveillants».

    Des internautes pris dans les mouvements de panique à Paris au lendemain des attentats de novembre ont ainsi subi les foudres des observateurs sur Twitter parce qu'ils avaient partagé, à tort, des informations inquiétantes. Or, beaucoup étaient animés de bonnes intentions. Par exemple, cette personne qui avait pris peur à cause de bruits de pétards, pris à tort pour des coups de feu:

    Hey les mecs au lieu de gueuler parce que "c'est pas vrai", gueulez sur les connards qui jettent des pétards dans Paris dans ce climat

    Dans la même veine, beaucoup d'observateurs ont catégorisé un peu trop vite certaines théories et leurs adeptes comme «complotistes», estime le chercheur du CNRS Emmanuel Kreis. «Actuellement, la communauté scientifique n'est pas d'accord sur le terme. Après Charlie Hebdo, on a employé le mot "complot" de manière assez large, de tout ce qui remettait en cause la version "officielle" jusqu'au "méga-complot historique".»

    Mais selon lui, «cela peut devenir problématique si l'on classe tout ce qui remet en cause les médias ou les élites dans la case conspirationniste.» Et de rappeler par exemple les discours des États-Unis sur armes de destruction massive Sadam Hussein en Irak, qui se sont avérés faux par la suite.

    Faire la différence entre rumeur et complot

    Pour Emmanuel Kreis, il faut donc distinguer le complot de la rumeur. «Une vraie théorie du complot implique qu'il y ait un groupe pyramidal qui veut contrôler l'ensemble de la société humaine et que cela se fasse sur un temps long», estime-t-il. En fait, les médias qualifient souvent de complot ce qui n'est que, dans sa définition, de l'ordre de la rumeur. Et évoquent en fait très rarement les «vraies» théories du complot. Une vidéo sur YouTube passée inaperçue dans les médias qui prédit une «troisième Guerre Mondiale» a ainsi été vue environ deux millions de fois.


    En ce sens, on ne peut donc pas vraiment comparer ce qui a été observé après le 11 septembre 2001 et les attentats de janvier en matière de complotisme. Dans le premier cas, la polémique continue près de 15 ans après les faits, notamment via des structures qui se sont créées pour l'occasion comme ReOpen911. Alors que «finalement, les théories sur les reptiliens, les extraterrestres ou les illuminatis n'ont pas été mêlées à Charlie Hebdo. Il y a eu des productions purement conspirationnistes sur le sujet dans un deuxième temps, mais pas tant que ça.»

    «Est-ce qu'il y a vraiment eu des théories du complot ou plutôt une défiance envers les médias et le gouvernement ainsi qu'un emballement? C'est peut-être sur cela qu'il y a à s'interroger», observe le chercheur.

    Selon lui, une dernière explication à la montée des remises en cause des versions «officielles» est aussi à chercher du côté des médias eux-mêmes: «Parfois, quand on regarde des chaînes d'informations en continu, il peut y avoir des confusions parce qu'on manque de précisions sur ce qu'on voit à l'écran. Et comme il n'y a pas de retour ou de synthèse pendant le direct, on se pose des questions, ce qui alimente la machine à fantasmes.»