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    On est allés en Irlande voir l'effet de la légalisation accidentelle des drogues dures

    BuzzFeed News s'est rendu à Dublin pour constater les dégâts. Spoiler alert: l’Irlande n'a pas sombré dans le chaos.

    Il n'aurait pas été très surprenant d'entendre le mardi 10 mars dernier, au milieu du brouhaha qui s'élevait au parlement irlandais, une voix murmurer doucement: «On a merdé.»

    C'est sûrement ce que s'est dit le ministre de la Santé, Leo Varadkar, lorsque la cour d'appel a jugé inconstitutionnelles les lois interdisant certaines drogues et créé involontairement un vide juridique en Irlande, légalisant l'espace de deux jours la possession et la consommation de drogues de catégorie A. Acheter et distribuer ces substances –l'ecstasy, la kétamine et les «champignons magiques»– restait néanmoins passible de sanctions.

    Tandis que le ministère de la Santé se hâtait de faire voter une loi d'urgence pour que l'interdiction entre en vigueur dès le jeudi suivant à minuit, de nombreux fêtards se réjouissaient à la perspective de se livrer impunément à une orgie de drogue pendant 48 heures.

    The 24 legalisation of class A drugs in Ireland is just so ridiculous, Dublin is going to be absolutely mental

    «La légalisation pour 24 heures des drogues de classe A en Irlande est absolument ridicule, Dublin va partir totalement en sucette»

    Have just heard ecstasy, crystal meth & other drugs are legal in Ireland till Thursday. Who wants to catch the Dublin express tomarra lol 😉

    «Il paraît que l’ecstasy, les amphètes et d’autres drogues sont légales en Irlande jusqu’à jeudi. Qui veut choper le Dublin express demain lol»

    Très vite, les hashtags #YokeTuesday et #YokeGate –yoke, qui signifie jaune d'œuf, désigne l'ecstasy en argot– ont fleuri sur Twitter.

    I normally cook my omelettes with egg whites only, but tonight & for one night only I'm putting in the yokes. #NationalYokesDay #YokeTuesday

    «D’habitude je cuisine mes omelettes avec le blanc des œufs seulement, mais ce soir et pour une nuit seulement, je rajoute les jaunes. #NationalYokesDay #YokeTuesday»

    Les discussions sur les réseaux sociaux étaient complètement surexcitées, mais BuzzFeed News s'est demandé s'il allait vraiment se passer quelque chose. Les rues d'Irlande allaient-elles retentir des manifestations joviales de junkies dansant au rythme de leurs propres palpitations? Est-ce que sur place, quelqu'un en avait quelque chose à carrer?

    Nous sommes allés à Dublin pour le savoir.

    Commençons par le commencement: il nous fallait l'avis des étudiants. Si quelqu'un devait se livrer à de stupéfiantes festivités en plein jour ce serait bien eux, étant donné leur emploi du temps.

    Et puis, pour une journaliste has been, c'était une occasion unique d'aborder maladroitement avec des jeunes la question de leur usage de substances illicites.

    Hélas, une fois arrivés en territoire estudiantin à Dublin, pas la moindre manifestation ou fête dédiée à la célébration de la bourde gouvernementale à l'horizon.

    «Non, je ne crois pas que les gens profitent du vide juridique» confie Ross O'Brien à BuzzFeed News, devant Trinity College. «En tout cas pas plus que d'habitude – je ne pense pas que ça intéresse beaucoup de monde. Il me semble que si les gens peuvent s'en procurer quand c'est illégal, ils peuvent sûrement toujours le faire quand c'est légal».

    Cet étudiant de 22 ans originaire de Westmeath semble manifester davantage de perplexité devant la bévue du gouvernement que d'excitation à l'idée d'éventuels excès hypnotiques sans lendemain: «On a trouvé ça assez drôle, que le gouvernement irlandais se soit planté – mes amis et moi ça nous a bien fait rigoler».

    Je rencontre ensuite Joe Mahon de Dublin et Jack Larkin de Meath, 22 ans tous les deux, également étudiants à Trinity. Pour Larkin, qui arbore un pull génial couvert de chevaux, le plus intéressant est la manière dont les tribunaux serrent la bride au gouvernement.

    «Les gens ne vont pas se mettre à prendre de l'ecstasy devant le parlement» devine-t-il. «Mais ce qui est important, c'est que les tribunaux coupent l'herbe sous le pied du gouvernement qui outrepasse ses prérogatives. D'un point de vue sociétal, c'est intéressant parce qu'il dépassait les bornes et les tribunaux sont intervenus en lui disant: "Eh bien en fait non: il vous faut légiférer individuellement pour chacune des drogues que vous voulez interdire."»

    Mahon ajoute qu'à ses yeux, c'est une bonne farce des médias sociaux. «Beaucoup de gens disent qu'il y aura des tas de fêtes et des trucs comme ça, mais c'est n'importe quoi. En fait il ne va rien se passer.»

    Stephanie Wallace-Chavanne, dublinoise de 24 ans, est du même avis: bien que nombre de ses amis en aient parlé sur les réseaux sociaux, tout cela la laisse de marbre. Elle estime cependant que ceux qui vont tirer parti de ce vide juridique «feront des stocks» en prévision du Trinity Ball d'avril prochain.

    «Hier soir les gens étaient serrés comme des sardines» raconte-t-elle en évoquant les étudiants rassemblés dans la cour d'un bar local. «Ils étaient là à essayer de trouver des cachets et ils disaient "Hey, on s'en fout si on se fait gauler!"»

    Des étudiants comme Naoise Rush, 19 ans, acceptent bien volontiers de parler de drogue, même au sein de l'université un mercredi après-midi. La plupart du temps, ils n'estiment pas que le vide juridique soit autant une aubaine qu'on le dit. C'est comme si les gens savaient déjà qu'ils peuvent consommer de la drogue quand ils en ont envie.

    Naoise Rush évoque également l'impair du gouvernement, et conclut: «J'imagine que c'est l'image que vous avez de l'Irlande».

    Nous rencontrons Olly, Darren, Stephen et Niall, musiciens et étudiants, devant le Temple Bar.

    «La seule différence c'est que peut-être certains vont abuser avec les cachets» explique Olly. «Mais les gens en prendront, vide juridique ou pas.»

    Quant à Stephen, la réaction provoquée par la controverse sur les réseaux sociaux le fait bien ricaner: «Tous les statuts Facebook affichent "Cool, c'est légal!" mais en fait ils le font juste pour les likes.»

    «Notre gouvernement est le plus crétin de la planète» confie Conor, skater, dans le skatepark au coin de la rue. Ses amis Andrew et Gary opinent du chef. Le trio suggère que le vide juridique pourrait en encourager certains à aller «beaucoup trop loin» mais que pour la plupart des consommateurs, cela ne changera rien.

    «Il y a ce vide juridique pour la drogue, et ils ont rendu le mariage hétéro illégal – mais ils n'ont toujours pas légalisé le mariage entre personnes de même sexe» ajoute Conor. «Ça, ça me met vraiment, vraiment les boules».

    Soyons clairs, si le mariage entre personnes du même sexe reste bien illégal en Irlande, ce n'est pas le cas du mariage hétéro. Conor se réfère au fait que le mardi même où le vide juridique sur les drogues a été dévoilé au public, le gouvernement a dû changer la version gaélique de son prochain référendum sur le mariage homosexuel car il y avait un risque que le mariage hétérosexuel devienne inconstitutionnel.

    A friend of mine from Canada living here less than a year, just surmised our nation in a FB status.🙈 #Ireland #yokes

    «Ecstasy, crystal et métamphétamines sont légaux pour les prochaines 48 heures en Irlande. Les homos n’ont pas le droit de se marier et l’avortement est interdit. Ce pays est barré.»

    «Une de mes amies canadiennes qui vit ici depuis moins d’un an vient de résumer notre pays sur FB.»

    En déambulant dans Dublin je remarque plusieurs seringues dans le caniveau. Lorsque je parle de cette histoire de vide juridique aux passants, ils me montrent du doigt les junkies «repérables à un kilomètre», assis sur des bancs au bord de la Liffey ou traînant autour des deux cabines téléphoniques du coin de la rue, «célèbres» chez les gens qui se shootent.

    «Vous vouliez parler à l'un d'entre eux?» me demande une personne qui tente de m'aider à gérer mon enquête. «Eux, c'est sûr, ils prennent les drogues dont vous parlez.»

    J'imagine que le vide juridique n'a pas grand sens pour eux non plus.

    Plus tard cette même après-midi, un événement Facebook est créé autour d'une fête appelée The Loophole Pop-Up Party («la fête éphémère pour profiter du vide juridique»). Plus de 1000 personnes ont annoncé qu'elles participeraient à une fête organisée par Room 19 et qui doit avoir lieu à Barnardos Square, Dame Street, à 23 heures. Étant donné que les nouvelles lois entreront en vigueur à minuit, les fêtards avaient une heure entière pour jouir de leur liberté.

    En réalité, il n'y a pas eu de folles orgies barrant les rues de Dublin ce soir-là. Room 19 a organisé l'un de ses événements hebdomadaires habituels et une rave underground a eu lieu au Turk's Head. Mais malgré le battage médiatique, il semblerait que les niveaux de consommation de drogue dans la ville aient été plus ou moins les mêmes que n'importe quel autre mercredi soir.

    Lorsque j'ai parlé à une policière, ce jour-là, de la réaction de la police face à cette histoire de vide juridique, elle m'a répondu, imperturbable, qu'elle était «trop occupée à mettre quelqu'un en prison.»

    En tout cas, s'il y a une précieuse leçon à tirer de toute cette histoire c'est que les jeunes de Dublin trouvent hilarant de répéter Annie Oaks (à prononcer «any yokes», c'est-à-dire «t'as/tu veux de l'ecsta?») sur Facebook, encore et encore.

    Traduit par Bérengère Viennot.

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