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    Pourquoi les manuels de SVT ont-ils peur du clitoris?

    Aucun manuel de SVT ne représente correctement le clitoris. La faute des programmes, trop axés sur la procréation? Ou des maisons d'édition, trop timorées?

    * Sur huit manuels de SVT consultés par BuzzFeed News, deux ne mentionnent jamais le clitoris. Aucun ne représente le clitoris de manière correcte.

    * Le Syndicat national des éditeurs et le ministère de l'Éducation nationale se renvoient la balle, et aucun éditeur contacté n’a souhaité répondre à BuzzFeed News.

    * Au-delà de l'absence du clitoris dans les manuels, des experts regrettent une timidité dans la manière dont on évoque la sexualité avec les élèves. Selon une chercheuse, «c'est l'hyper-sensibilité catholique qui est redoutée».

    En juin dernier, le Haut Conseil à l’égalité entre femmes et hommes (HCE) rendait un rapport sur l’éducation à la sexualité, avec un constat plutôt alarmant sur l’état des connaissances des élèves français. Parmi les chiffres marquants cités par le texte, ceux d’une enquête menée auprès d’élèves de 4e et 3e dans un collège de Montpellier: une fille de 13 ans sur deux et une fille de 15 ans sur quatre ne savait pas qu’elle a un clitoris. Et 83% des filles et 68% des garçons interrogés ne connaissaient pas la fonction de cet organe...

    Surprenant? Pas forcément quand on regarde la façon dont sont enseignés les organes génitaux féminins dans les établissements français. Nous avons étudié huit manuels de SVT* (deux ouvrages de 4e et six de 1ère) et, pour trouver le clitoris, il faut bien chercher.

    Au collège, les questions de sexualité et de reproduction sont abordées en classe de 4e. Pour la rentrée 2016, seulement deux éditeurs ont sorti des manuels prenant en compte les nouveaux programmes (les autres ont préféré repousser la sortie de leur ouvrage à la rentrée 2017). Dans le manuel de cycle 4 (qui correspond à la 5e, 4e, 3e) de SVT de Hatier, on ne trouve aucune mention de la vulve, encore moins des petites et grandes lèvres ou du clitoris (photos ci-dessous).

    Celui de Nathan, ci-dessous, fait un peu mieux: on peut y voir un schéma à compléter, avec la vulve et le clitoris. Mais la représentation de ce dernier est erronée: seul son gland est représenté.

    En effet, depuis les années 2000, et notamment grâce au travail de la Française Odile Buisson qui a réalisé des échographies du clitoris, on sait que cet organe –le seul dédié uniquement au plaisir– ne se résume pas à ce petit bout apparent sur la vulve, mais qu’il est est formé d'une paire de corps caverneux et d'une paire de bulbes, qui entourent partiellement le vagin.

    Au lycée, c’est en 1ère que les élèves étudient à nouveau la sexualité. Et les manuels ne font pas bien mieux que ceux de collège. Dans l’ouvrage de Nathan destiné aux élèves de 1ère ES et L (ci-dessous), il n’est tout simplement pas question de la vulve ou du clitoris.

    Dans la plupart des manuels, ce n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, sur un schéma représentant l’appareil génital féminin que l’on retrouve une mention du clitoris, mais... au chapitre sur la mise en place des organes génitaux externes chez les fœtus.

    En effet, lors de la grossesse, le «tubercule génital» évolue en clitoris chez les filles et en pénis chez les garçons. Dans les manuels de 1ère ES/L des éditions Hatier et Belin, on trouve donc le terme «clitoris» sur une représentation de l’appareil génital d’un fœtus, mais sans plus d'informations sur cet organe, qui reste bien mystérieux.

    Parmi les huit manuels que nous avons étudiés, aucun ne comporte une représentation de face du sexe féminin. Deux manuels proposent une définition du clitoris mais, encore une fois, les informations sont erronées.

    Bordas (à droite ci-dessous) explique aux élèves de 1ère qu’il s’agit d’un «petit organe allongé (5 à 10mm) situé à la partie supérieure de la vulve» tandis que Nathan (à gauche) évoque un «petit organe sexuel externe», localisé «en avant de la vulve». Or le clitoris fait en moyenne 10cm et est aussi interne, puisqu’il entoure en partie le vagin.

    «Il n'existe aucun manuel scolaire, sans exception, représentant correctement le clitoris», confirme Alexandre Magot, professeur de SVT au lycée français de Barcelone et co-animateur du site SVT-égalité, qui propose des ressources pour «un enseignement plus égalitaire». Et de détailler:

    «Il y a un tabou concernant la sexualité féminine dans notre société, qui se retrouve complètement dans nos enseignements. Le clitoris, uniquement dédié au plaisir, est peut-être l'organe le plus représentatif de ce tabou.»

    Est-ce la faute des programmes, trop axés sur la procréation? Ou bien celle des éditeurs, trop timides pour représenter les organes génitaux féminins tels qu’ils sont réellement?

    Visiblement, la question gène aussi bien les maisons d'édition que le ministère de l'Éducation nationale. Parmi les quatre éditeurs d'ouvrages scolaires que nous avons contactés, deux (Nathan et Belin) ont indiqué qu’ils ne souhaitaient pas répondre à nos questions et les deux autres ne nous ont jamais répondu (Bordas et Hatier), malgré nos relances.

    Du côté de l’Éducation nationale, on insiste sur le fait que le contenu des manuels «relève de la responsabilité des éditeurs» et que rien n’empêche, en théorie, de représenter le clitoris «puisque la connaissance anatomique sexuelle est dans les programmes dès le cycle 4».

    Même avis du côté du Conseil supérieur des programmes (CSP), l’organe chargé de fournir au ministère les propositions de textes. «Les programmes ne rentrent pas jusqu’à ce niveau de précision, sur ce qui doit être représenté ou non, ce sont les choix éditoriaux des éditeurs», nous répond Véronique Fouquat, la secrétaire générale.

    Les éditeurs seraient donc trop frileux. Le ministère nous renvoie vers le Syndicat national de l'édition. Qui, lui, nous glisse que «le terme “clitoris” n’est pas dans les programmes» et nous redirige vers le CSP. Bref, tout le monde se renvoie la balle.

    Quant aux erreurs de représentations du clitoris, elles s’expliqueraient tout simplement «parce que son anatomie est méconnue, y compris des agrégés de sciences naturelles et autres enseignants de SVT qui sont sollicités par les éditeurs pour faire les manuels», lâche Odile Fillod, chercheuse indépendante en sociologie des sciences et de la vulgarisation scientifique, qui a travaillé sur un modèle de clitoris.

    La discrétion des manuels sur le clitoris est aussi révélatrice de la timidité de ces outils –et plus généralement de notre société– sur la sexualité.

    Selon Alexandre Magot, «on est tous et toutes issu-e-s d'une culture au sein de laquelle la sexualité féminine n'est jamais prise en compte. Peu de personnes sont finalement habituées à parler de vulves et de clitoris, alors qu'on est tous et toutes habitué-e-s au schéma d'un pénis en coupe et de la coupe des organes génitaux internes des femmes.

    Une partie des rédacteurs et rédactrices de manuels ne doivent donc tout simplement pas y penser... et reprennent les schémas classiques.»

    Ce professeur regrette que, bien que les programmes de 1ère incluent le thème des bases biologiques du plaisir, ils demandent «à ce qu'on aborde ça pour parler du système de récompense, c'est-à-dire de la partie cérébrale. C'est, ici, le programme lui-même qui gomme le clitoris.» Il évoque également le recul du gouvernement concernant les ABCD de l'égalité qui «a fait beaucoup de mal à tout-e celles et ceux qui voudraient que les cours soient moins normatifs, plus égalitaires».

    «Peut-être, et surement, y a-t-il une certaine frilosité des maisons d'édition et de certain-es collègues à parler de clitoris, en anticipant une réaction épidermique de parents réactionnaires?»

    Pour Odile Fillod, «ce qui pose problème de manière générale est toute information concernant la dissociation entre reproduction et désir/plaisir sexuel, y compris dans d'autres espèces que la nôtre –ce qui concerne par exemple les rapports sexuels entre individus de même sexe, mais aussi, plus largement, toute activité sexuelle non reproductive (masturbation, sexe oral...)».

    Pour la chercheuse, «c'est l'hyper-sensibilité catholique qui est particulièrement redoutée». Et de détailler:

    «J'ai eu l'occasion de faire des entretiens avec des contributeurs aux manuels de SVT, qui lorsque je les ai questionnés sur la raison pour laquelle certains biais dans la présentation de la sexualité étaient présents, m'ont expliqué très clairement qu'ils avaient subi une censure, et que celle-ci était directement liée à la puissance de l'enseignement privé catholique en France.»

    Pas moins de 17% des élèves sont scolarisés dans des établissements privés (chiffres de 2011-2012). Selon cette chercheuse, qui a étudié de manière détaillée les manuels de SVT, la part de marché que ces établissements représentent serait «trop importante pour que les éditeurs puissent se permettre d'introduire dans les manuels des choses qui risquent de déplaire à leur clientèle».

    Contacté par BuzzFeed News, le Syndicat national de l’édition nie toute influence des établissements catholiques sur le contenu des ouvrages:

    «Ce que les éditeurs prennent en compte, c’est le bulletin officiel, c’est ça notre bible. Ce sont les exigences du programme qui constituent notre ligne directrice, pas les demandes des uns et des autres.»

    Plusieurs initiatives proposent des supports éducatifs sur lesquels peuvent s’appuyer les profs. Odile Fillod a réalisé il y a quelques mois un modèle 3D d’un clitoris, dont elle a mis le fichier à libre disposition sur le web.

    Le site SVT-égalité, tenu par des enseignants et une éditrice, propose également des ressources représentant correctement le clitoris. Libre ensuite aux enseignants de les utiliser. Ou pas. La portée de ces initiatives reste, forcément, limitée et dépend uniquement de la volonté de chaque enseignant. Pour que l’anatomie correcte du clitoris soit enseignée dans toutes les classes, il faudrait qu’elle se trouve dans les manuels. Or, pour Odile Fillod, cela ne peut passer que par une modification des programmes.

    «On ne peut contraindre les éditeurs à parler de quelque chose qu'en le mentionnant dans les programmes», juge-t-elle, regrettant que le gouvernement soit «tétanisé par un mouvement conservateur à forte composante religieuse (catholique essentiellement) qui s'est notamment déployé avec la Manif pour tous, les Journées de retrait de l'école et la mobilisation (réussie) contre le déploiement des ABCD de l'égalité».

    Pour défendre sa politique en matière d’éducation à la sexualité, le ministère de l’Éducation nationale insiste sur le fait que les manuels de SVT ne sont pas la seule ressource à laquelle les élèves ont accès à l’école. Depuis une loi de 2001, des séances d’éducation à la sexualité sont censées être assurées trois fois par an, au collège et au lycée. Mais la réalité est un peu différente…

    «Dans les faits, une extrême minorité d'établissements organise réellement ces trois séances», raconte Alexandre Magot. «Ce n’est absolument pas appliqué», confirme Cécile Guerpillon, conseillère conjugale et familiale au Planning familial à Paris. Elle intervient depuis cinq ans dans le cadre de ces séances. «Dans certains établissements, on arrive à en faire deux, mais jamais trois», détaille-t-elle.

    Durant ces animations, la militante salariée du Planning constate que certains élèves «ne savent pas du tout ce qu’est le clitoris».

    «Plusieurs n’ont jamais entendu le mot, d’autres si, mais ne savent pas vraiment à quoi ça correspond. Ce n’est pas quelque chose dont on discute en famille. Donc si on ne le mentionne pas dans les manuels scolaires, c’est assez facile de ne pas en entendre parler».

    Sa collègue du Planning familial Isabelle Louis, qui intervient dans les établissements depuis sept ans, explique que ces trois séances annuelles ne sont pas respectées «pour des raisons d’organisation pratique». Mais aussi par manque de volonté.

    «Certains considèrent encore que c’est aux familles de s’occuper de ces questions-là, et pensent que "information" veut dire "incitation", qu'il est dangereux de donner trop d'informations.»

    Elle regrette la vision qu'ont certains adultes de la sexualité des jeunes. «Tant qu’on posera un regard méprisant sur eux, on aura ces dispositifs éducatifs qui se font croire à eux-mêmes qu’ils parlent de sexualité alors qu’ils ne parlent, en réalité, que de reproduction.»

    *Pour cet article, nous avons étudié les manuels de SVT de cycle 4 de Nathan et de Hatier, les manuels de sciences pour 1ère ES/L de Nathan, Hatier, Bordas, Belin, et les manuels de SVT pour 1ère S de Nathan, Bordas et Belin.