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    La rédaction web de Madame Figaro suspectée de bidonner des témoignages

    La société des journalistes du Figaro a été alertée sur de possibles faux témoignages publiés dans des articles du site Madame Figaro. La rédactrice en chef nie en bloc.

    Mise à jour le 7/12 11h40

    D'après nos informations, la société des journalistes du Figaro a convoqué les journalistes de Madame Figaro Digital individuellement. Elle a décidé de classer son enquête «faute de preuves suffisantes».

    De faux témoignages ont-ils été publiés? C'est la question qui agite depuis jeudi la rédaction web de Madame Figaro Digital, une rubrique rattachée au Figaro.fr et qui traite exclusivement de sujets féminins et de société.

    D'après nos informations, une enquête «informelle» a en effet été lancée par la société des journalistes du Figaro (SDJ) pour savoir si certains témoignages dans des articles publiés sur le site féminin auraient été «arrangés» ou «inventés».

    Interrogé par BuzzFeed, le président de la SDJ Thierry Oberlé précise:

    «Oui effectivement nous avons été alertés (sur des témoignages qui auraient pu être bidonnés, ndlr), mais on ne communique absolument pas sur cette histoire qui est interne. Je ne peux pas vous en dire plus».

    Lancée il y a un an, la nouvelle version du site Madame Figaro (une entité différente du magazine papier) aurait depuis triplé son audience. Le site met notamment l'accent sur la publication de nombreux articles société comportant la plupart du temps des témoignages forts. «Mes enfants n'ont pas la télé et se portent très bien», «Pourquoi des jeunes filles se laissent prendre au piège du X», ou encore «Carole, 41 ans, raconte l'enfer de la prostitution en Belgique», pour ne citer que quelques exemples.

    Un article sur la prostitution des mineurs dans le viseur

    Mais un article publié le 14 avril dernier et intitulé «L'inquiétante arrivée de la prostitution dans les collèges», a interpellé quelques journalistes du Figaro.fr. Selon plusieurs sources, certains suspectent Nicolas Basse, l'auteur de cette enquête et stagiaire au moment des faits, d'avoir ajouté deux faux témoignages de collégiennes qui se prostituent.

    Nous avons pu nous procurer les différentes versions de cet article avant publication sur le site. Dans le premier brouillon daté du 10 avril 2015 (photo ci-dessous), le rédacteur livrait seulement le témoignage de la présidente de l'association Agir contre la prostitution des enfants, Armelle le Bigot-Macaux:

    «Dans les toilettes des collèges, en réseau, sur internet, pour survivre, de 5000 à 10.000 enfants se prostituent en France. Il est temps de réagir. (...)

    La prostitution occasionnelle dans les toilettes des établissements est très élevée, partout. Et le phénomène est encore plus développé dans les beaux quartiers. Ils sont de plus en plus nombreux à proposer une vingtaine d'euros en échange d'une fellation, d'un attouchement, et de plus en plus en accepter...».

    Selon l'historique des modifications apportées à l'article avant publication, nous observons que la rédactrice en chef de MadameFigaro.fr Cécilia Gabizon relit le papier, sans témoignages de victimes, le 13 avril 2015 à 16h05.

    Dans une dernière version enregistrée le 14 avril à 12h06 (et qui sera publiée le même jour à 18h43) les propos d'Armelle le Bigot-Macaux ont été raccourcis.

    Ce n'est plus elle qui parle de la prostitution «des beaux quartiers» par exemple ou d'une vingtaine d'euros en l'échange d'une fellation. Deux nouveaux témoignages de collégiennes habitant «les beaux quartiers» apparaissent et reprennent ces idées:

    «En quatrième, j'ai pratiqué des actes sexuels avec un garçon de ma classe dans les toilettes du collège pour 15 euros. Pour moi, ce n'était pas très grave, d'autres copines l'avaient déjà fait. Aujourd'hui, j'ai tellement honte...» À 14 ans, Julie (1) habite dans les beaux quartiers de la capitale et n'est pas la seule à s'être ainsi prostituée. C'est aussi le cas de Caroline (1), qui habite dans le 17e arrondissement de Paris : «L'année dernière, j'ai fait une fellation et pratiqué la sodomie avec deux garçons pour avoir un téléphone. J'avais 13 ans».

    (1) Les noms ont été changés

    Dans le même article, le témoignage d'une pédopsychiatre dont le nom a été modifié est ajouté par l'auteur. Cette experte confirme l'importance de ces pratiques:

    «Ce phénomène s'étend», assure la pédopsychiatre Martine Guyart (1), spécialisée dans l'accueil des jeunes se prostituant. Dans son cabinet situé dans le 16e arrondissement de la capitale, elle a «reçu, depuis la rentrée, une dizaine de jeunes de l'ouest parisien qui ont échangé leur corps contre une petite somme ou un objet. S'il ne faut pas s'affoler, la société doit réaliser que cela se développe»

    (1) Le nom a été changé.

    Après cette nouvelle version, ce papier sera publié le 14 avril à 18h43 (et est toujours daté du 10 avril sur le site car le back-office –l'endroit où les journalistes déposent leurs articles– a pris en compte la date de la première version).

    Selon nos informations, quelques éléments troublent la SDJ:

    - Le fait que deux nouveaux témoignages et l'avis d'une pédopsychiatre illustrant parfaitement l'angle de son article apparaissent en seulement un jour;
    - et qu'il n'ait pas nommé la pédopsychiatre qui appuie justement son angle.

    La SDJ tente actuellement de vérifier les sources de ce papier et de contacter l'auteur pour éclaircir ces incohérences.

    Citée, elle dément avoir été interrogée

    Jointe par BuzzFeed, Armelle le Bigot-Macaux de l'association Agir contre la prostitution des enfants dit en tout cas ne pas se souvenir d'avoir répondu au journaliste et précise:

    «Je n'ai jamais pu tenir les propos qui sont rapportés dans ce papier. C'est impossible.»

    Plus tard, elle nous a confirmé avoir vérifié «toutes ses demandes de journalistes» et «ne pas avoir été contactée» par Madame Figaro. «Nous avons peu de moyens, on ne peut pas tout vérifier», ajoute-t-elle pour expliquer pourquoi elle n'a pas interpellé la rédaction. Elle ajoute:

    «Et de toute façon je persiste, je n'aurais jamais déclaré les propos qui me sont attribués. Mais je n'ai pas vu passer cet article».

    Contacté, l'auteur Nicolas Basse (qui ne travaille plus au Figaro) jure pourtant que tous ces témoignages «sont vrais» et tient à préserver l'anonymat de la pédopsychiatre car elle serait «actuellement poursuivie en justice dans une autre affaire». En évoquant l'écriture de son article, cet ex-stagiaire nous a d'abord dit avoir rencontré les deux jeunes collégiennes. Interrogé pour savoir comment il avait pu prendre rendez-vous avec trois personnes entre le 13 au soir et le 14 au matin, il a ensuite modifié sa version en déclarant n'avoir rencontré «qu'une seule des jeunes filles» et avoir eu les deux autres interlocutrices au téléphone, le même jour.

    Trois témoignages ajoutés en deux heures

    Nous avons trouvé un exemple d'article signé d'une autre journaliste de Madame Figaro qui pourrait contenir de faux témoignages. «Votre satisfaction professionnelle dépend de votre relation avec votre boss» a été publié le 7 octobre dernier. La première version de cet article a été déposée par la journaliste le 6 octobre à 16h59.

    Dans cette première version, aucun témoignage n'agrémente ce papier sur les relations entre patrons et employés.

    A 19h01, dans la seconde version qui selon l'historique du back-office (ci-dessus) est entre les mains de Cécilia Gabizon, apparaissent trois témoignages de Patricia, Lydia et Alban. Le papier est publié à 19h02:

    Le lendemain et alors que l'article est déjà mis en ligne, Alban est toujours cité, mais Patricia et Lydia sont respectivement renommées Nadège et Iris, sans que soit précisé le changement de nom.

    L'auteure de cet article n'a pas souhaité répondre à nos questions. Nous avons toutefois reçu un message de sa part vendredi matin:

    «J'ai vu que vous aviez contacté une autre journaliste de Madame Figaro pour parler d'accusation de faux témoignages, je tiens à préciser que cette pratique est inexistante au sein du Madame.fr».

    Un témoignage apparaît pendant la relecture de la cheffe

    Enfin, un troisième article intitulé «Ces auteurs en quête de notoriété qui décident de s'auto-publier», a été mis en ligne le 22 décembre dernier. Le brouillon déposé dans le back-office est relu à 12h58. Dedans, Nicolas Basse cite trois témoignages d'auteurs qui se sont auto-édités. Le fait que leur nom de famille ne soit pas précisé peut étonner pour des écrivains qui pourraient logiquement chercher à se faire connaître.

    Et dans la version relue à 15h34 par la rédactrice en chef, le témoignage de Jérôme apparaît.

    «Pourquoi est-ce qu'on bidonnerait des choses?»

    Nous avons rencontré Céclia Gabizon ce lundi midi (et avons enregistré notre conversation avec son autorisation). Elle dément toute faute:

    «Les bras m'en tombent, c'est absurde. (...) J'ai 20 ans de carte de presse, je n'ai pas eu le moindre procès après tous les papiers que j'ai faits. Et je passe mon temps à m'occuper de jeunes et à leur apprendre ce que c'est le journalisme, est-ce que je leur ferais faire de faux témoignages? Sérieusement?»

    S'agissant sur la prostitution des mineurs, elle assure avoir «très bien encadré» cette enquête et livre un détail pour prouver qu'aucun témoignage n'a été bidonné:

    «D'ailleurs, une autre journaliste de la rédaction a vu Nicolas Basse téléphoner aux deux filles qui se prostituaient puisqu'il est parti dans la cabine de la rédaction passer ses coups de fil. Lorsqu'il est revenu, tout blême, il a débriefé (les conversations avec les deux collégiennes, ndlr) avec elle».

    Problème: Nicolas Basse nous assure n'avoir eu au téléphone qu'une seule des deux jeunes filles (en plus de la pédopsychiatre). Il aurait rencontré l'autre dans le 17e arrondissement de Paris le 14 avril.

    Concernant l'article sur les relations entre patrons et employés, elle précise avoir contacté des connaissances qu'elle a fait témoigner:

    «Je ne me souviens pas précisément de ce papier (...) Oui l'article était léger donc on a ajouté des gens pour qu'ils donnent leur ressenti. (...) des gens que nous connaissons et cela n'en fait pas des faux témoignages»

    Et de nous interroger:

    «C'est quoi le but de tout ça? C'est pas du tout la ligne de BuzzFeed, quel est votre but? Pourquoi est-ce qu'on bidonnerait des choses? (...) Et vous n'êtes pas Arrêt sur images ou Mediapart».

    «Elle me disait "là, on va ajouter ça"»

    Joint par BuzzFeed au téléphone, un ancien stagiaire de cette rédaction qui souhaite conserver son anonymat livre toutefois ce témoignage sur Cécilia Gabizon:

    «Oui parfois la rédactrice en chef changeait des trucs dans mes papiers sans que j'en sois conscient. Oui parfois, on l'a fait ensemble, elle me disait "là, on va ajouter ça" et j'ai pas dit non. Ou même quand on préparait l'article, quand j'allais la voir pour lui dire "j'ai ça et ça comme témoignage", elle me disait "bah tiens on va en mettre un en plus" et parfois on l'a fait ensemble de manière semi-consentie pour moi.»

    Il évoque six articles dont les témoignages ont pu être «arrangés» ou «inventés» par lui seul ou par la rédactrice en chef lors de son stage.

    Également contactée par téléphone, une autre journaliste qui ne travaille plus dans cette rédaction et qui souhaite aussi conserver son anonymat «pour ne pas se faire griller», précise:

    «J'ai pas eu vent de témoignages arrangés. Après, j'avoue que cela ne m'étonnerait pas car la rédactrice en chef a tendance à vouloir rendre "plus pêchus" les articles. Modifier fondamentalement un témoignage, ça m'étonne beaucoup, mais peut-être que c'est arrivé. (...) Elle m'a déjà changé des phrases, mais je revenais la voir pour m'y opposer et elle l'acceptait. Si on lui dit de ne pas le faire, elle ne le fait pas. Je ne pense pas qu'il faille la clouer au pilori. (...)

    J'ai déjà entendu des stagiaires dire à propos de ses modifications "là ça m'emmerde un peu", mais je ne suis pas allée vérifier si c'étaient des modifications profondes».

    Alerte sur le nombre important de stagiaires

    Un autre journaliste du Figaro.fr, qui ne souhaite pas être nommé toujours pour des raisons professionnelles, «pointe un problème plus général»:

    «Les méthodes de Cécilia Gabizon ont déjà été soulevées en interne sans que personne ne puisse apporter de preuves. Un problème plus général est lié au circuit de la copie et à la présence très importante de stagiaires. Comment peut-on confier des enquêtes aussi sérieuses que celles portant sur la prostitution des mineurs à des stagiaires et ne pas vérifier leur boulot et leurs sources?»

    L'utilisation d'un «nombre important de stagiaires au web» avait par ailleurs été pointée par la SDJ au directeur des rédactions du Figaro Alexis Brézet le 29 septembre dernier, comme l'indique un mail que nous nous sommes procuré:

    Mise à jour

    Nicolas Basse assure, après publication de l'article, avoir eu au téléphone et à plusieurs reprises Armelle le Bigot-Macaux.

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