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    Personnes transgenres dans l'armée: comment ça se passe en France?

    «Il y avait un mélange de rejet et d’incompréhension», raconte notamment Léa, engagée en tant qu'homme dans l'armée et qui a annoncé à sa hiérarchie, plusieurs années après, qu'elle voulait désormais servir en tant que femme.

    Ce sont trois tweets qui ont fait l'effet d'une petite bombe aux États-Unis. Mercredi, Donald Trump a annoncé sur le réseau social que les personnes transgenres ne pourront pas servir dans l'armée américaine. En juin 2016, Barack Obama avait pourtant annoncé que les personnes transgenres pourraient être recrutées par l'armée dès le 1er juillet 2017. Dans un premier temps, la mise en application avait été repoussée au 1er janvier 2018 par James Mattis, le secrétaire à la défense nommé par Trump. Mais le nouveau président a finalement décidé d'aller contre la décision de son prédécesseur sous prétexte que «notre armée doit se concentrer sur une victoire décisive et totale et ne peut supporter le fardeau des énormes coûts médicaux et les perturbations que la présence des personnes transgenres dans l’armée entraîneraient.»

    La nouvelle a provoqué de nombreuses protestations -et une manifestation devant le Centre de recrutement militaire de Times Square. Selon les chiffres du ministère de la Défense américaine, 2500 à 7000 personnes transgenres (sur 1,3 million de militaires) servent déjà dans les rangs de l'armée. Mais ce sont des personnes qui ont annoncé leur transidentité après leur intégration, pas avant d'être recrutées.

    Et en France?

    Ce revirement politique américain a obtenu un large écho hors des frontières des États-Unis. En réaction, le ministère de la Défense canadien s'est vanté de la diversité de ses armées, tandis que des gradés de l'armée britannique se sont félicités de ne pas avoir une telle politique et ont rendu hommage aux soldats transgenres. Et en France? Qu'en est-il de la situation des personnes transgenres dans notre armée?

    Du côté du ministère des Armées, on confirme à BuzzFeed News qu'il n'y a «aucune interdiction quelle qu'elle soit. Et dans la vie de tous les jours, on respecte les vies personnelles des militaires. Il y a des règles et des consignes générales de non-différenciation en fonction des situations de chacun.» Contactée par BuzzFeed News, la Dicod (Délégation à l'information et à la communication de la défense) n'a, de son côté, pas donné suite à nos questions pour l'instant.

    Mais, s'il n'y a pas d'interdiction, ce n'est pas pour autant qu'il n'y a aucun problème. Il y a quelques années, le cas de Delphine Ravisé-Giard, adjudante dans l’armée de l’air, avait été largement relayé par la presse, de La Dépêche à Paris Match. À l'époque, l'armée refusait de la reconnaître en tant que femme.

    Engagée dans l'armée en tant qu'homme en 1988, Delphine Ravisé-Giard annonce en 2007 à sa hiérarchie de la base aérienne de Nancy-Ochey, en Meurthe-et-Moselle, qu'elle est une femme transgenre. Elle souhaite pouvoir continuer à exercer ses fonctions -mais en tant que femme. Dans un premier temps, les choses se passent plutôt bien. Delphine Ravisé-Giard obtient de pouvoir porter un uniforme de femme et touche une prime de sous-vêtements féminins. Ses papiers militaires, y compris ceux de la sécurité sociale et de la mutuelle, sont à son nouveau nom.

    Mais en août 2009, le tribunal de grande instance (TGI) de Nancy lui refuse son changement d’état civil. Motif: elle «ne justifie pas du caractère irréversible de sa transformation physique homme-femme et notamment sexuelle». «C'est parce que je n’avais pas été stérilisée», traduit Delphine Ravisé-Giard à BuzzFeed News. Pour accepter son changement d'identité, la justice demande une opération de réassignation sexuelle. L'armée décide de suivre et ses papiers militaires la désignent à nouveau comme un homme.

    «Entre 2010 et 2012, j'étais interdite de port de la tenue féminine»

    Delphine Ravisé-Giard, aujourd'hui âgée de 47 ans, a dû attendre 2012, et un changement d'état civil validé par la cour d'appel pour que l'armée la considère à nouveau officiellement comme une femme. «Entre 2010 et 2012, j'étais interdite de port de la tenue féminine et obligée par un psychiatre transphobe de reprendre le travail dans ces conditions iniques», se désole-t-elle.

    Son cas n'est pas unique. «Je connais ou j'ai eu vent d'un homme et d’une dizaine de femmes transgenres qui commençaient leur transition dans l'armée. Et il doit y en avoir bien plus!» nous dit-elle. Elle détaille:

    «Plusieurs personnes m’ont contactée pour me demander des renseignements. Ça ne se passait pas bien car leur identité de genre n’était pas respectée. Certaines ont commencé à assumer leur identité de genre et l'ont dit à leur hiérarchie. À ce moment-là, les choses ont été plus compliquées. Par exemple, vous demandez le respect de votre nouveau prénom et d’avoir une tenue en correspondance et on vous répond que ce n’est "pas possible".»

    Pourquoi ce refus? «Tant que vous n'avez pas de changement des mentions légales de votre état civil, ce sont les anciennes mentions qui font foi, décrit-elle. L'État n'a pas donné à l’institution les moyens de permettre cette possibilité de changement d'identité. Je ne dédouane pas l’institution, mais elle respecte les consignes qu’on lui donne.»

    «Des freins de tous bords»

    Léa (le prénom a été modifié) est une autre femme qui a entamé une transition après s'être engagée dans l'armée. Pour se protéger, elle n'a accepté de témoigner qu'à la condition que son nom soit modifié et que son poste ne soit pas précisé. «Après plusieurs années de service, j'ai fait mon coming out et ça a été assez difficile», décrit-elle. À l'époque, elle va voir le supérieur de sa base et demande à pouvoir servir en tant que femme. «J’ai ressenti des freins de tous bords et de la pression pour évacuer le problème. Par exemple, on m’a conseillé de faire ma transition une fois mon temps de service fini. Il y avait un mélange de rejet et d’incompréhension.»

    Si les grands chefs ont un peu freiné, Léa explique avoir cependant été soutenue par ses collègues. «Ils comprenaient ma démarche et n’y voyaient pas d'objections. Pour eux, ça ne changeait rien.» Si ça a été «très dur de faire un coming out dans l'armée», Léa estime aujourd'hui que sa situation s'est beaucoup arrangée. Elle analyse:

    «Je pense que ça dépend vraiment de là où on se trouve, si l’unité est plus ou moins traditionaliste. Si c’est une unité administrative, ça peut bien se passer. Si c’est une unité un peu plus opérationnelle, ça peut être plus difficile, notamment avec les préjugés sexistes qui ont lieu dans les unités où il y a un faible taux de féminisation. Pour moi, les problématiques transidentitaires sont vraiment liées au sexisme qu’on peut observer dans les armées.»

    Elle indique n'avoir pas eu à faire face à des insultes transphobes «mais j'imagine qu’en privé, il doit y avoir des choses qui se disent. Parfois, quand je suis à la cantine, je crois entendre des choses, mais je ne suis pas sûre d'avoir bien entendu.»

    Des aspirants soldats qui se questionnent

    Léa explique que, sur des forums, elle a été en contact avec des personnes se sachant transgenres et qui souhaitaient intégrer l'armée.

    «Je leur dis: ne dites rien au départ et engagez-vous. Quand on s’engage, il y a le processus de visite médicale donc s’ils sont déjà engagés dans une procédure de transition, ça se verra et le médecin militaire peut refuser leur entrée.

    S'ils ont déjà entamé une transition, ce sera plus facile s'ils ont des papiers qui correspondent avec leur identité de genre. Il vaut mieux avoir fait complètement sa transition, avec les papiers changés, ou pas de transition du tout, parce que l'armée reste très binaire.»

    Sur le site de recrutement de l'armée de terre, dans la partie forum, on peut lire plusieurs messages d'aspirants militaires qui souhaitent savoir si l'on peut s'engager alors que l'on est transgenre. Un avatar d'un «Caporal-Chef-Dupont» répond qu'«il faut impérativement que votre état civil soit en concordance avec votre apparence et votre sexe lors de l'engagement» et conseille de se renseigner auprès d'un centre de recrutement pour en savoir plus.

    «On a sollicité la ministre de la Défense»

    Pour que les choses changent, Delphine Ravisé-Giard voudrait que le changement d’état civil soit facilité, qu'il soit libre et gratuit, complètement démédicalisé et déjudiciarisé. «Cela permettrait aux personnes de changer leur état civil rapidement et de réduire ce temps entre le moment où elles assument leur identité de genre et celui où elles récupèrent leurs nouveaux papiers. Car avant d'obtenir le changement d’état civil, les gens ne sont pas obligés de prendre en compte votre changement d’identité -que ce soit au sein de l’armée ou dans le civil.»

    Militante de longue date, l'adjudante-chef est présidente de l'ANT, l'association nationale transgenre. «On a sollicité la ministre de la Défense sur le sujet, assure-t-elle. Un dialogue est engagé pour trouver des solutions convenables pour tout le monde.» Le but: que les personnes transgenres puissent s'investir dans la défense comme n'importe quel autre soldat. «Nos compétences sont utiles: on est pas moins compétentes que les autres. Ce que Trump fait, c’est juste se priver de compétences. Je trouve ça hallucinant.»

    De son côté, Léa regrette qu'il n'existe pas un guide «pour le commandement, mais aussi pour les personnes transgenres, pour qu'elles sachent quelles démarches faire».

    Aujourd'hui, elle compte bien rester dans l'armée. «Ce n’est pas parce qu’un milieu n’est pas favorable qu’il faut l'éviter. Si on laisse ce milieu à des gens transphobes, il restera forcément transphobe. Si on reste, c’est pour faire évoluer le système. C’est un vrai travail de fond, mais je crois à une évolution positive.»