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    Le parcours de combattant des personnes trans pour financer leurs soins

    Face aux difficultés de se faire rembourser par la sécurité sociale, des personnes trans lancent des cagnottes en ligne pour financer leur transition.

    «Je suis un jeune homme de 19 ans transgenre. Transgenre? C’est-à-dire que je ne suis pas en accord avec le genre que l'on m'a assigné à la naissance» décrit avec pédagogie Adrián sur sa cagnotte Leetchi. Aujourd'hui, ce garçon assigné femme à la naissance, est «en pleine réappropriation de [son] corps» selon ses mots. Il prend de la testostérone depuis plus d’un an et veut avoir recours à une opération du torse.

    Mais tout cela coûte cher et Adrián est à la fac et n’a pas le soutien financier de sa famille. Pour pouvoir financer ses frais médicaux liés à sa transition, il a donc décidé, en octobre 2015, de lancer une cagnotte en ligne sous le prénom de Clyde, qu’il s’était choisi dans un premier temps. «Étant étudiant et trans, il est difficile pour moi d'avoir un travail fixe, je fais donc appel à votre générosité pour financer une partie de cette opération» écrit-il sur Leetchi.

    Un remboursement par la sécu pas toujours évident

    Depuis plusieurs mois, de plus en plus de personnes trans ont recours, comme Adrián, à des cagnottes en ligne, sur des plates-formes comme Le Pot commun ou Leetchi. Car une transition coûte très cher et son remboursement par la sécurité sociale n'est pas toujours évident. «On en voit beaucoup passer; je pense qu’en France ça a commencé il y a deux ans» décrit Aaron, trésorier de l’association d’autosupport trans OUTrans. «Aux États-Unis, cela existe depuis plus longtemps car leur système de santé est différent et leurs tarifs médicaux sont hallucinants».

    Adrián demande 2000 euros. Son opération en coûtera en réalité 2500 mais il donne également des cours en parallèle de ses études, qui lui permettent de mettre un peu d’argent de côté. «J’ai vu plusieurs personnes trans lancer des cagnottes alors je me suis dit “pourquoi pas moi”» se souvient-il. Pour l’instant, en six mois, il a récolté près de 700 euros, grâce à 31 participants.

    Il ne se fait pas d’illusions:

    «L’internet c’est très dur: plus tu es beau, plus tu es populaire, plus ça va vite. J’ai un ami français dont la cagnotte a été réussie en trois semaines. Moi en quelques mois je n’ai eu que 700 euros. Et j’ai des amis qui ont lancé la leur il y a très longtemps et ils n’ont même pas 300 euros.»

    Mais ça ne le décourage pas. «C’est déjà énorme d’avoir ça, je suis très content.» Il poste régulièrement la page sur Facebook, pour qu’elle tourne sur les réseaux sociaux. «La dernière fois, j’ai eu 30 euros: c’est le prix que je suis payé pour deux heures de cours. Donc, pour moi, ce n’est vraiment pas négligeable.»



    Même avis du côté d’Edgar, un télé-enquêteur de 32 ans qui a, lui, récolté un peu moins de 300 euros via un pot commun, lancé l’été dernier. Il espère atteindre les 1200 euros «mais malheureusement ça n'augmente pas très vite». «J'ai encore au moins un an avant l'opération du torse, donc je vais continuer à partager régulièrement mon pot et à mettre de côté en parallèle».

    Insulte transphobe

    Qui donne à ces cagnottes en ligne? Des proches la plupart du temps, «des amis, ou des amis d’amis». Ce sont souvent d’autres personnes trans («par exemple un trans qui vit en Argentine m’a donné 50 euros» raconte Edgar) et des gens militants («car j'ai partagé le pot dans les groupes en ligne que je fréquente»). Lui-même a déjà donné de l’argent à deux collectes, «même si je ne roule pas sur l'or».

    Sur son pot commun, on peut voir, dans les commentaires, une insulte transphobe: «Espèce de malade mental» (image ci-contre). Se rendre visible en ligne, c’est aussi prendre le risque de se retrouver face à ces injures. Mais cela n’a pas vraiment fait hésiter Edgar. Il relativise, amer: «Ma famille étant transphobe, j'ai l'habitude.»

    Son opération du torse devrait lui coûter un peu plus de 1000 euros. Celle d'Adrián coûte 2500. La somme dépend du médecin choisi. Dans tous les cas, une transition reste chère. Selon l'association OUTrans, les hormones sont souvent remboursées par la sécurité sociale ou la mutuelle. Mais il y a donc la chirurgie, pour laquelle les dépassements d'honoraires sont très fréquents. Il y a aussi l’avocat qui est obligatoire si l’on veut faire une demande de changement d’état civil, pour que sa carte d’identité soit en conformité avec son apparence. Et ainsi -un exemple entre mille- ne plus se voir refuser de récupérer le colis que l’on vient chercher à La Poste sous prétexte que le prénom sur la carte d’identité ne correspond pas à son apparence.

    «Ces équipes se sont autoproclamées "officielles", mais elles ne sont pas reconnues par l’État d’une façon ou d’une autre.» 



    Pour que tout le monde puisse se faire une idée du coût total d’une transition, Esteban, un agriculteur du Sud Ouest de 28 ans, a détaillé sur son blog «Parcours Ftmesque» le coût de la sienne. De 2009 à 2010, entre les rendez-vous chez le psychiatre, l’endocrinologue, l’ablation des seins, l’hystérectomie (l’ablation de l’utérus, exigée pour un changement d’état civil), l’avocat, les frais d’huissier et les divers autres postes de dépenses, il a dépensé au total 8718 euros.

    «Je pense parfois au fait que si je n'avais pas dû transitionner, j'aurais 8000 euros en plus de côté; et que j'ai démarré dans la vie avec 8000 euros de moins que les autres», commente-t-il.

    Selon lui, les tarifs ont baissé depuis car le nombre de praticiens qui acceptent les personnes trans a augmenté. Pour Clémence Zamora-Cruz, porte-parole de l'Inter-LGBT, à la tête de la délégation trans, une transition peut aussi coûter «bien plus cher». «Pour les femmes trans, les opérations les moins chères en Thaïlande coûtent 12.000 euros, et la Thaïlande est moins chère que la France.»

    Le problème des équipes «officielles»

    Il existe une solution pour ne pas payer aussi cher sa transition: être suivi par les équipes dites «officielles». En France, plusieurs équipes hospitalières prennent en charge des personnes trans. Les démarches auprès de la sécurité sociale sont effectuées par l’équipe et le patient n’a rien à avancer. Mais depuis de nombreuses années, les associations trans dénoncent la transphobie de certains de ces soignants.

    «Ces équipes se sont autoproclamées "officielles", mais elles ne sont pas reconnues par l’État d’une façon ou d’une autre» avance Aaron d’OUTrans. «Nous avons eu beaucoup de mauvais retours concernant ces équipes, il y a eu des soucis sur la bienveillance de certains médecins». Par ailleurs, les équipes n’acceptent pas tous les patients et chacune a ses propres critères. Le militant détaille: «certaines refusent les séropositifs, ceux qui ont des enfants, les personnes d’un certain âge ou ceux qui sont homos dans leur genre d’arrivée».

    «Les équipes hospitalières regorgent de transphobie» affirme Edgar. C’est à cause de ça qu’il a choisi d’effectuer sa transition dans le privé. Même chose pour Adrián, qui met aussi en avant la lenteur de la prise en charge. Selon lui, ces équipes réclament généralement «entre deux et quatre ans de suivi psychiatrique avant de pouvoir commencer le traitement hormonal».

    «C’est énorme, c’est abominable! Les gens qui ne sont pas concernés se disent “tu n’as qu’à attendre et ça sera gratuit”. Mais pour beaucoup de trans, c’est une question de vie ou de mort. Il y a des gens qui sont trop mal avec leur corps, il peut y avoir des cas d’automutilation, c’est assez horrible.
    Il y en a qui ont le courage de passer par là, ou pour qui c’est égal, mais ça prend beaucoup de temps et c’est très dur psychologiquement. Personnellement, je n’avais pas le temps d’attendre quatre ans pour obtenir des hormones.»

    Et puis, c’est l’équipe qui décide in fine, après le suivi psychologique, si la personne sera autorisée ou non à prendre des hormones.

    «Donc on peut très bien être recalé pour le traitement après plusieurs années d’attente» détaille Adrián. «Je ne corresponds pas particulièrement aux stéréotypes de l’homme masculin tel que ces équipes le voient, je ne suis pas hétéro mais bi… Il aurait fallu que je mente. Et je trouve que j’ai déjà assez menti comme ça dans ma vie.»

    «Il n'y a pas le respect de l'autodétermination de la personne» commente Clémence Zamora-Cruz de l'Inter-LGBT. «Sa parole doit toujours être validée par un psy. Cela crée une angoisse pour les personnes trans, c'est très violent.»

    «Méandres de la Sécu»

    Pour ceux qui, comme Edgar et Adrián, décident de faire leur transition dans le privé, il est possible de faire directement une demande de prise en charge d’ALD (pour «affection de longue durée») auprès de la Sécurité sociale. Le médecin qui suit la personne, un endocrinologue par exemple, doit alors remplir un dossier et spécifier quels traitements vont entrer dans le cadre de cette ALD. Elle peut être acceptée par la Sécurité sociale (les soins seront alors pris en charge à 100% du tarif sécu, mais pas les dépassements d’honoraires), ou être refusée. Ou tous les soins peuvent ne pas être acceptés. Par exemple, «les opérations de féminisation du visage pour des femmes trans peuvent être refusées, car ils vont considérer qu'il s'agit d'opérations de confort» raconte Clémence Zamora-Cruz. «C'est toujours au cas par cas.»

    «On est soumis au bon vouloir de la Sécurité sociale.»

    «On est soumis au bon vouloir de la Sécurité sociale, parfois c’est difficile de comprendre pourquoi telle demande a été acceptée et pas telle autre», commente Aaron. «Ce sont les méandres de la Sécu. En plus, c’est variable d’une région à l’autre.»

    BuzzFeed France a sollicité la Sécurité sociale pour avoir plus d'information sur le sujet, mais le service presse nous a fait la réponse suivante: «Nous n'allons pas pouvoir répondre favorablement à votre demande.» Devant notre insistance, celui-ci a précisé qu'il ne lui était pas possible de répondre car ce sujet «implique de mener une étude qui prend du temps».

    Pour une transition, mieux vaut donc avoir une très bonne mutuelle. Ce qui n’est pas toujours possible, a fortiori quand on est jeune, rejeté par sa famille, ou que l’on est au chômage. Et là encore rien n’est garanti: par exemple certains actes, comme l’épilation définitive pour les femmes trans, peuvent être assimilés à des frais «esthétiques» et ne pas être remboursés, ou mal.

    C’est pour ses frais d’épilation que Julie a lancé un pot commun (image ci-dessus). Cette Parisienne de 42 ans est suivie par une équipe hospitalière («mais à Lyon, parce qu’ils sont plus cool» précise-t-elle), elle n’aura donc pas à avancer d’argent pour sa chirurgie. Mais ses séances de laser sont très mal remboursées et Julie n’a pas de mutuelle. Impossible de demander de l’aide à sa famille: «Ils ont coupé les ponts parce qu’ils n’acceptaient pas ma transition. Mais je ne peux pas faire autrement, cette transition c’est vital pour moi, je ne peux pas m’en passer.»

    Elle a donc intitulé sa cagnotte «Soutien à une femme trans précaire». Elle détaille:

    «Je n’arrive pas à trouver du travail car mes papiers d’identité ne correspondent pas à mon identité. C’est très dur de trouver un emploi quand tu es une personne trans.»

    Elle demande également un peu d’aide pour s’acheter des vêtements et de quoi manger. «Les cagnottes, ça peut être une bonne solution si une personne trans a besoin d’argent», trouve-t-elle. Pour l’instant, elle a récolté 470 euros, grâce à 22 personnes. La somme n’est pas énorme, mais c’est toujours ça.

    Des sommes faibles

    Dans l’ensemble, les sommes atteintes par ces cagnottes restent assez faibles. «Je n’ai pas l’impression que ce système marche très bien» note Aaron.

    «Ces cagnottes tournent dans les quelques groupes trans qui existent. Ce sont des trans qui demandent de l’aide à d’autres trans. Bien sûr, il y a de l’entraide, mais je ne suis pas sûr que ce soit les personnes trans, dont un certain nombre sont précaires, qui soient les plus à même d’aider financièrement.»

    Le militant regrette aussi que, parfois, «certains lancent une cagnotte alors qu’on a l’impression qu’ils ou elles n’ont pas toutes les infos sur les différents recours pour se financer. Il y a quand même des solutions qui existent.» Ces cagnottes peuvent être une solution à court terme. Mais c’est tout le système de la prise en charge qui devrait être clarifié, selon lui.

    Parmi les revendications d’OUTrans, consultables sur le site de l’association, on trouve donc «le remboursement à 100% des frais médicaux de transition sans condition», la «dissolution complète des équipes hospitalières dites "officielles"» et «le respect de l’article R4127-6 du code de Sécurité sociale qui garantit à chacunE le libre choix de son médecin». L’objectif: tout revoir, pour qu’une transition ne soit plus un parcours semé d’embûches.

    Clémence Zamora-Cruz ajoute également qu'il faudrait que les opérations effectuées hors de l'Union européenne soient remboursées, «car elles sont souvent moins chères qu'en France». En septembre dernier, le groupe socialiste à l'Assemblée nationale a déposé une proposition de loi -critiquée- visant à simplifier le changement d'état civil. La réforme de la prise en charge médicale n’est pour l’instant pas prévue.