Aller directement au contenu

    Affaire Baupin: les dragueurs lourds, ça n'existe pas

    «Il faut arrêter avec cette idée de drague "à la française".»

    Depuis la publication, lundi 9 mai, de l'enquête conjointe de Mediapart et de France Inter qui révèle que des femmes accusent Denis Baupin de harcèlement et agressions sexuels, plusieurs personnalités ont expliqué que le député avait la réputation d'être un dragueur «lourd». «J'étais au courant que Denis [Baupin] avait un comportement disons un peu lourdingue avec les femmes, pas toujours de bonne facture. Je n'avais pas idée qu'il allait aussi loin», a indiqué Yves Contassot, conseiller de Paris EELV, ce lundi sur RMC.

    Il a ajouté:

    «Il avait la réputation d'avoir la main un peu leste de temps en temps ou des paroles un peu déplacées.»

    Barbara Pompili, secrétaire d'État chargée de la biodiversité, a commenté de son côté:

    «Qu'il soit un dragueur réputé parfois lourd, oui. Je n'ai jamais entendu dire que c'était un agresseur.»

    Le député François de Rugy a, lui, raconté qu'il était au courant de faits qui ne relevaient pas du harcèlement, «simplement des propos un peu équivoques qui ont immédiatement cessé quand nous l'avons dit à Denis Baupin».

    «On est déjà dans du harcèlement sexuel»

    Mais quelle est exactement la différence entre un dragueur «lourd» et un homme qui harcèle? Entre une «main leste» et une agression sexuelle?

    «À partir du moment où quelqu’un est "lourd", cela signifie que la personne en face ne souhaite pas cette interaction. On est donc, déjà, dans du harcèlement sexuel», explique Marilyn Baldeck, déléguée générale de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), qui travaille entre autres sur le harcèlement sexuel. Elle poursuit:

    «Quand les personnes parlent de mains baladeuses, cela veut dire des mains sur les fesses, sur les seins… En droit, ça s’appelle une agression sexuelle. Ces personnes ont déjà entre les mains un récit d’agression sexuelle. Et c’est inadmissible qu'elles ne réagissent pas.»

    Pour Marilyn Baldeck, il est important de distinguer ce qui est souvent qualifié de drague «lourde» de la séduction. «Il n’y a pas, entre les deux, une différence de degrés, mais bien une différence de nature. La séduction, c'est quelque chose d’agréable et de réciproque.»

    «Collectivement, nous devons bannir les mots "drague lourde"»


    C'est également cette distinction que fait la blogueuse féministe Crêpe Georgette dans un post intitulé «Un dragueur réputé lourd» sur l'affaire Baupin. «Collectivement, nous devons bannir les mots "drague lourde"», avance-t-elle. «Soit on drague, en arrêtant au moindre geste, mot, attitude signalant un refus, soit on insiste, agresse, harcèle.»

    L'élément qui permet de faire la différence entre les deux, c'est le consentement:

    «Nous avons énormément de mal à bien nommer les choses en matière d'agressions sexuelles parce que nos définitions ne prennent jamais en compte une chose; le fait de ne pas tenir compte du consentement de la victime.

    (...) Pour beaucoup d'entre nous, dépasser ses limites, insister, pousser un peu, fait partie du "jeu de la séduction" et de l'attitude de certains hommes. Nous avons intégré que certains hommes insistent, c'est comme ça. Et certains hommes ont intégré qu'à force d'insister, ils obtiendront parfois ce qu'ils veulent.»


    Drague «à la française»

    On observe dans l'affaire Baupin cette confusion entre séduction et harcèlement ou agression, mais elle peut se retrouver plus généralement dans nos cercles amicaux, familiaux, professionnels, où des actes qui relèvent juridiquement du harcèlement vont être minimisés comme étant de la drague. «On a tous et toutes connu de ces gens qu'on nomme dragueurs lourds car on n'ose penser que nos potes ou collègues sont des agresseurs sexuels», expose Crêpe Georgette.

    Comment expliquer cette méprise? Pour Muriel Salmona, psychiatre spécialisée sur les violences et présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie, «c’est le problème de toute une culture de drague. Il faut arrêter avec cette idée de drague "à la française", que ça serait un peu rigolo quand les hommes n’arrêtent pas d’embêter les femmes, qu’ils "sont comme ça"…»

    «C’est plus simple de considérer que c'est juste de la drague, que ce n’est pas à ce point-là» complète Marilyn Baldeck. «Quand on prend conscience de la réalité, cela peut être insupportable pour plein de gens, donc ils préfèrent penser que les limites n’ont pas été dépassées.»

    «Poser des questions précises»

    Dans ce contexte, comment l'entourage d'une victime peut-elle prendre conscience qu'il se passe quelque chose d'anormal? Pour ne pas passer à côté d'une situation de violence, «il y a une technique redoutablement efficace: aller poser la question à la victime», conseille Marilyn Baldeck. «Lui dire "je me demande ce qu’il se passe, si tu as un problème tu peux m’en parler". Dans notre expérience, quand on tend des perches aux femmes, elles s’en saisissent.»

    Même avis du côté de Muriel Salmona: il suffit de demander. «Mais il faut poser des questions précises», souligne-t-elle. «Car c’est avec les faits que l’on peut prendre conscience de la gravité, sinon on a tendance à minimiser. Avec les faits, cela devient clair.»

    S'il s'agit d'une situation de harcèlement, alors il faut intervenir et ne pas hésiter à interpeller le harceleur. «C'est très important que quelqu'un lui rappelle qu'il n'a pas le droit de faire ça, même si c'est après coup», insiste Muriel Salmona. «Il faut que tout le monde montre qu'on ne peut plus tolérer ça.»

    «Il faut que tout le monde montre qu'on ne peut plus tolérer ça»


    Autre élément à prendre en compte: le sentiment de la victime. Est-ce qu’elle a eu peur? Est-ce qu'elle est mal à l'aise? Est-ce qu’elle a été sidérée? «Ce sont des éléments qui permettent de comprendre ce qu’il s’est passé», décrit Muriel Salmona.

    Pour les victimes, l'AVFT leur conseille avant tout de «faire confiance à leur propre perception». Marilyn Baldeck détaille:

    «Les femmes ont appris à ne pas se faire confiance car on leur répète qu’elles n’ont pas le sens de l’humour, qu’elles ne sont pas objectives… Plein de femmes nous disent: "Si je m’étais fait d’avantage confiance et que j’en avais tiré les conséquences, je n’en serais peut-être pas là aujourd’hui". Si vous ressentez un malaise, c’est qu’il y a bien un problème.»

    Il faut alors prendre des notes, pour ne pas oublier des éléments, et en parler à des professionnels à qui on peut faire confiance comme des médecins traitants ou des inspecteurs du travail, «pour laisser des traces». «C’est avec des éléments comme ça que l’on peut obtenir une condamnation en justice», décrit la déléguée générale de l'AVFT.

    Enfin, elle rappelle qu'il n'est pas nécessaire d'être directement visé-e par des paroles ou des comportements pour agir. En 2015, pour la première fois, une femme a été reconnue victime de harcèlement sexuel sans avoir été la personne directement visée par les propos. Une journaliste de La Nouvelle République du Centre-Ouest a saisi le conseil de prud’hommes de Tours après une dégradation de ses conditions de travail, à l’agence de Châteauroux. Ses trois collègues masculins utilisaient des mots orduriers, pouvaient mimer des rapports sexuels, insultaient d'autres femmes journalistes de «sale pute» ou commentaient leur week-end en indiquant: «Je vous ferai une photo bien dégueulasse de chatte en gros plan.» Le 1er juillet 2015, le conseil de prud’hommes a condamné le journal à verser à la journaliste 10.000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement moral et sexuel.