Aller directement au contenu
  • meufs badge

«Société de la délation», «accusations excessives» : 5 arguments qui remettent en cause la parole des femmes

Peut-on réellement parler de «délation» ou de «chasse aux sorcières» à propos de la prise de parole des femmes sur les violences sexuelles ? Décryptons calmement ces arguments un par un.

Ces dernières semaines, la prise de parole des femmes en ce qui concerne les violences sexuelles est sans cesse remise en cause. Après l’émergence des hashtags #metoo et #balancetonporc, des hommes se sont inquiétés, ici de «dérives liberticides», du «piétinement de la présomption d'innocence», de «la mise au pilori», d’«une chasse aux sorcières», d'«un climat délétère», «comme en 1939», ou encore ici «de l’extrémisme» qui risque «d’émasculer tous les hommes». Derniers en date : le Premier ministre a craint «des accusations excessives», tandis que le président de la République lui-même a évoqué «une société de la délation généralisée» dans son discours du 25 novembre à l'occasion de la journée contre les violences faites aux femmes.

Décryptons calmement ces arguments un par un.


1. Le risque de délation et le spectre de 1939

Joey Starr, qui a écopé en 2009 de trois mois de prison ferme pour violences conjugales, a comparé le 23 novembre dernier la libération de la parole des femmes avec la délation. Sur France inter, le rappeur a affirmé : «J'ai toujours un problème avec ce truc, j'ai un problème avec le climat délétère», avant d’ajouter : «Est-ce qu'on ne va pas se retrouver comme en 1939 ?»

Lors de son discours du 25 novembre sur les violences faites aux femmes, c'est le président de la République lui-même qui a mis les pieds dans le plat à trois reprises. Emmanuel Macron a notamment évoqué le passage «d'une société de l'oubli à une société de la délation généralisée».

Un petit point historique s’impose. Frédérique Neau-Dufour, historienne et directrice du Centre européen du résistant déporté du Struthof (Bas-Rhin), tient tout d’abord à préciser ce qui différencie la délation de la dénonciation :

«Dans la délation, il y a la volonté de nuire à autrui, avec des conséquences qui, pendant la guerre, il faut tout de même le souligner, pouvaient être la mort. Il y a aussi l’idée de profiter à soi-même, dans un rapport assez égoïste de vengeance. C’est donc un terme connoté de manière négative.

A l’inverse, la dénonciation peut se parer de vertus plus civiques : on veut aider une cause à progresser. Il y a une certaine responsabilité de la personne qui prend la parole pour améliorer une situation. Or aujourd’hui, quand on intervertit ces deux termes, ça fait porter sur les femmes une accusation de faire ça par méchanceté, par vengeance.»

«Les lettres de délation sous l’occupation provenaient d’hommes»

Par ailleurs, ajoute-t-elle, la délation a toujours été perçue comme féminine, à tort : «Les lettres de délation sous l’occupation provenaient d’hommes.» Pour appuyer ses propos, Frédérique Neau-Dufour cite les travaux de l’historien Laurent Joly, qui a notamment pu analyser les registres des courriers envoyés au Commissariat général aux questions juives (CGQJ), tenus à jour de janvier 1942 à août 1944. Dans un article paru dans la revue Vingtième siècle en 2007, il écrit ainsi :

«En ce qui concerne le sexe des délateurs, on remarque une nette domination des hommes, contrairement aux idées reçues. Si l’on tient compte des sept lettres anonymes pour lesquelles l’identité sexuelle de l’auteur est évidente – “un légionnaire”, “une Française”, “un antijuif”, etc. –, on constate que, sur les 82 lettres “signées” de notre échantillon, 65 sont écrites par des hommes et 17 par des femmes. Au demeurant, la “délation passionnelle” n’est pas l’apanage de ces dernières, comme le veut un autre cliché. Un M. Dupont, en instance de divorce, dénonce l’amant de sa femme, un juif hongrois.»

Ces idées reçues ne sont donc pas nouvelles, conclut Frédérique Neau-Dufour : «Cela s’inscrit dans la longue tradition d’une image de femme-concierge qui observe et rapporte tout par méchanceté.» A ce titre, le hashtag #balancetonporc n'est pas exempt de tout reproche, estime-t-elle : «Les balances sont les délateurs qui n’ont pas de moralité».


2. La peur de l'augmentation de fausses accusations

«On ne peut pas non plus oublier que dans cette libération de la parole, il arrivera mécaniquement que des accusations portées soient excessives par rapport aux faits dénoncés.» Cette phrase a été prononcée par le Premier ministre lui-même le 22 novembre à Mediapart. Édouard Philippe a ajouté :

«Vous avez parfois des dénonciations qui laissent à penser que les faits sont peut-être un peu plus compliqués que simplement la version des faits qui est dénoncée. Et ça sera très compliqué.»

On en revient, autrement dit, à la crainte de multiplication de fausses accusations et de dénonciations calomnieuses, qui est loin d’être nouvelle en ce qui concerne les violences sexuelles. Ce phénomène existe et ne doit pas être nié, mais il reste rare, comme le montrent plusieurs études. En 2010, des chercheurs américains ont analysé 136 plaintes pour agressions sexuelles signalées sur une période de 10 ans dans une université du nord-est des Etats-Unis. Il en est ressorti que 5,9 % des accusations étaient fausses. En 2009, une publication du National center for the prosecution of violence against women estimait quant à elle que les études sérieuses à ce sujet convergeaient vers un résultat situé entre 2 et 8 %.

Côté français, le ministère de l'Intérieur a affirmé à BuzzFeed News ne pas disposer de telles statistiques. Difficile, donc, de mesurer précisément ce taux de fausses accusations. De par son expérience en tant que juriste et ex-présidente de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, Catherine Le Magueresse estime qu'il est «à moins de 5 %». Pour elle, cet argument «toujours invoqué, mais jamais vérifié» représente «encore une stratégie de délégitimation».

Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV), raconte sur ce point avoir été choquée de constater, alors qu’elle accompagnait des victimes dans des commissariats, que «nombreux étaient ceux où était affiché, sur le mur ou la table en face de la victime, un texte sur la dénonciation calomnieuse».

La loi a pourtant évolué sur ce point, rapporte Catherine Le Magueresse :

«Avant 2010, le délit était rédigé de manière à ce que les femmes déboutées de leur plainte soient automatiquement condamnées pour dénonciation calomnieuse.»

Elle se souvient par ailleurs des débats sur la loi du 22 juillet 1992, qui a créé le délit de harcèlement sexuel : «Un député avait affirmé qu’il serait bon de mettre un article de rappel sur la dénonciation calomnieuse dans la loi sur le harcèlement sexuel. A cette époque, encore plus qu'aujourd'hui, menacer la victime de représailles judiciaires faisait partie de la stratégie. Dans la semaine qui suivait une plainte, l'agresseur déposait à son tour une plainte pour dénonciation calomnieuse.»

Pour cette juriste, «il est affligeant qu’Édouard Philippe reprenne ces arguments, qui sont en fait ceux des agresseurs». Elle conclut :

«Pour réduire les femmes au silence, il n’y a rien de plus efficace que des les renvoyer :

1. Au mensonge ;

2. Au fait qu’elles vont être poursuivies en justice.»

«Une incompréhension totale du phénomène des violences sexuelles par le Premier ministre»

«Quand une femme dépose une plainte parce qu’elle a été cambriolée, personne ne parle de dénonciation calomnieuse ! Par ailleurs, il y a très peu de fausses accusations et de préjudices pour les hommes comparé à ce que subissent les femmes quand elles saisissent la justice. Porter plainte pour viol, c’est avoir affaire à la justice pendant 10 ans», fait remarquer Emmanuelle Piet.

Pour Suzy Rojtman, porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), ces propos démontrent «une incompréhension totale du phénomène des violences sexuelles par le Premier ministre» : «En réalité, c’est exactement l’inverse qui se produit : les femmes ne parlent pas et l’État de droit est réellement défaillant». Comme nous l’avions déjà mis en avant dans un article, l’immense majorité des viols (90 %) ne sont pas dénoncés à la justice.

«La parole des femmes est remise en question à tous les niveaux et tout le temps : on leur reproche de parler, mais de ne pas avoir porté plainte, puis quand elles portent plainte on les traite de menteuses», renchérit Emmanuelle Piet.

Finalement, la conclusion sur ce point pourrait revenir à la chronique de Maïa Mazaurette, qui s’adresse aux hommes craintifs dans GQ :

«Sérieusement. Vous avez plus de chances de vous faire toucher par la foudre que d'être accusé à tort.»


3. Le respect de la présomption d’innocence

On doit notamment ce rappel juridique au Premier ministre, qui a affirmé lors de son interview à Mediapart :

«Il faut pas oublier que, même dans ces affaires, la présomption d’innocence existe. La présomption d’innocence, c’est pas seulement quand ça vous arrange. C’est pour tout le monde, et c’est tout le temps.»

Sur ce point, la juriste Catherine Le Magueresse tient à préciser qu’«il n’y a pas de présomption d’innocence tant qu’il n’y a pas de dépôt de plainte» :

«La présomption d’innocence est une notion mise en place dans la procédure pénale, qui affirme qu’une personne est présumée innocente tant qu’elle n’a pas été déclarée coupable et qui permet de ne pas condamner quelqu’un sans preuve.»

«Si la personne estime qu’elle est mise en cause indûment, elle peut déposer une plainte en diffamation ou pour dénonciation calomnieuse», ajoute-t-elle par ailleurs.

«Elle est où la présomption d’innocence des femmes ?»

Mais ce principe vaut pour les deux parties, avance-t-elle : «Elle est où la présomption d’innocence des femmes ?» «Quand les hommes sont présumés innocents, les femmes sont présumées menteuses», renchérit Emmanuelle Piet du CFCV.

Pour respecter la présomption d’innocence des deux parties, Catherine Le Magueresse propose de «parler de "mis en cause", qui est également un terme juridique, et de plaignante dans le cas d’une femme qui a porté plainte». Mais surtout pas de «victime présumée», expression qui fait de nouveau passer la femme plaignante pour une menteuse aux yeux de la société.


4. Un risque de chasse aux sorcières

Cet argument — ou sa variante «chasse à l’homme», peut-être plus appropriée ? — est ressorti régulièrement par de nombreux médias réactionnaires, mais également tout dernièrement par Nicolas Bedos.

Or dans le contexte des violences sexuelles, «l'emploi de l'expression "chasse au sorcières" est particulièrement malvenu», fait remarquer Armelle Le Bras-Chopard, politologue spécialiste des questions d'égalité hommes-femmes et autrice du récent Les putains du diable - Procès des sorcières et construction de l'État moderne (Dalloz, 2016).

Là aussi, un rappel historique est bienvenu :

«Les procès de sorcières sont une réalité du XVe au XVIIe siècle dans toute l'Europe, où inquisiteurs et magistrats (par définition, uniquement des hommes à cette époque) ont envoyé au bûcher environ 80 % de femmes parmi les accusés en sorcellerie. Utilisée, entre autres, à propos du maccarthysme, où des communistes étaient traqués simplement parce qu'ils étaient communistes ou suspectés comme tels, l'expression "chasse aux sorcières" désigne la condamnation de membres d'un groupe ou d'une partie de la population, simplement au nom de cette appartenance. Jadis les femmes en tant que femmes, toutes des sorcières potentielles.

Les révélations de femmes sexuellement violentées sont individuelles et ne dénoncent que leur propre agresseur sans jeter la suspicion sur tous les hommes. Et ceux qui craignent cette libération de la parole feraient mieux de s'abstenir de toute référence à une période peu glorieuse de l'Inquisition, dont ils ne devraient pas être fiers.»

Pour conclure, Armelle Le Bras-Chopard ajoute : «C’est un véritable tour de passe-passe, une façon pour les hommes de renverser totalement la situation en se victimisant. La chasse aux sorcières est ainsi à interpréter comme une chasse à l’homme en général, mais il faut replacer l’expression dans son contexte historique : les victimes sont les femmes. Personne n’a proposé de mettre tous les hommes au bûcher.»


5. La fin de la séduction à la française

C’est une crainte qui ressort régulièrement, et encore récemment avec Édouard Philippe, qui cumule décidément en une interview tous les poncifs du genre. A Mediapart, il a ainsi également affirmé :

«On doit pas non plus s’interdire, je vais peut-être choquer en disant ça, une certaine forme de séduction intellectuelle, qui ne peut jamais être une forme de violence, de contrainte, mais qui peut être une forme de séduction.»

«Au moment de l’examen de la loi sur le harcèlement sexuel en 1992, on avait droit à cet argument à longueur de journée. Jacques Toubon ne parlait que de ça», se souvient Catherine Le Magueresse à ce sujet, qui évoque notamment ce point dans un article sur le harcèlement sexuel paru dans Les Cahiers du genre en 2014.

«La séduction à la française est une vaste plaisanterie»

Pour Éliane Viennot, professeure émérite de littérature française et historienne, «la séduction à la française est une vaste plaisanterie, un mythe que l’on nous ressort régulièrement» :

«Nous avons en France une tradition de courtoisie, de vie mixte. Je parle évidemment des élites. Ce qui était remarqué était la politesse française. Mais tout cela ne permet pas d’en tirer la conclusion que les rapports de sexe étaient charmants, égalitaires, et que les violences n’existaient pas. Il n’y a qu’à lire "L’Heptaméron" de Marguerite de Navarre pour voir ce qu’est la “séduction à la française" : dans les couloirs et les chambres, ce n’est pas policé du tout, c’est au contraire extrêmement violent.»

Interviewé à ce sujet par Le Monde, le sociologue Éric Fassin estime également que cet argument trompeur ne reflète pas la réalité :

«En pratique, l’inquiétude qu’expriment certains hommes ne porte pas tant sur la séduction que sur la domination… Ce que disent ceux qui s’inquiètent, c’est qu’on ne pourrait plus séduire si on ne pouvait plus jouer de la domination. On pourrait faire l’hypothèse inverse : aujourd’hui, et il faut s’en féliciter, la confusion n’est plus permise. Autrement dit, la mobilisation féministe oblige à distinguer clairement le harcèlement, qui joue sur l’humiliation, de la séduction, qui exige de s’en éloigner le plus possible.»

Au final, une meilleure distinction entre séduction et harcèlement ne peut être que bénéfique aux rapports entres les femmes et les hommes. Et elle pourrait même être une aubaine pour la drague, n'en déplaise à Édouard Philippe.


Si vous avez été victime de viol ou d’agression sexuelle, vous pouvez appeler Viols Femmes Informations au 0 800 05 95 95. C'est une ligne d'écoute gratuite et anonyme (lundi-vendredi, de 10 heures à 19 heures), gérée par le Collectif féministe contre le viol.