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    Après l'assaut à Saint-Denis, un an de peur et de colère

    N’goran Ahoua fait partie des 80 personnes qui habitaient dans l'immeuble où a eu lieu l'assaut du RAID. Il raconte son année, entre peur et mobilisation pour obtenir un relogement décent.

    Il est 4h20, le 18 novembre, quand le RAID et la BRI lancent une vaste opération pour tenter de capturer Abdelhamid Abaaoud et ses complices, retranchés dans un appartement de l'immeuble du 48 rue de la République, à Saint-Denis. L'assaut dure plusieurs heures, pendant lesquelles les habitants devront rester cloîtrés chez eux. N’goran Ahoua, 33 ans, habitait là, avec sa compagne et leur bébé. Devenu président de l'association DAL des victimes du 48 rue de la République, il nous raconte son année, pendant laquelle il a dû se mobiliser, avec ses voisins, pour interpeller le gouvernement, tout en tentant de se reconstruire.

    Le 13 novembre 2015

    «Le soir des attentats, on était devant la télé en train de regarder le match de foot France-Allemagne quand on a appris la nouvelle.» N’goran Ahoua est avec sa compagne, Akesia, et leur fils âgé d'un an et quatre mois. Ils zappent tout de suite sur les chaînes d'information en continue. «J'avais essayé d'avoir des places pour ce match au Stade de France, sans succès», explique cet informaticien. «Je me suis tout de suite dit "Dieu merci, je n'ai pas obtenu ces places", avant d'échanger des textos, avec nos proches, pour rassurer tout le monde.»

    Le 18 novembre 2015

    Cinq jours plus tard, alors que le Raid et la BRI lancent l'assaut sur le bâtiment qui fait l'angle entre la rue de la République et la rue du Corbillon, la famille de N’goran Ahoua est en train de dormir. Ils sont réveillés par des bruits, regardent par la fenêtre. «On a vu des troupes mais on s’est d'abord dit qu’ils devaient venir arrêter quelqu’un et qu’il n’y avait pas à s’inquiéter», raconte-t-il.

    La famille ne réalise pas ce qu'il se passe. Jusqu’au moment où une balle traverse la fenêtre... «Là, c'est la panique», décrit-il. «On s'est précipités prendre le petit et on s'est couché à même le sol, dans le salon.» Les détonations font trembler les murs de l'appartement; le bébé pleure. «Avec un portable, on a appelé la police pour comprendre ce qu'il se passait; on nous a répondu qu'une opération était en cours dans le secteur et qu’on devait patienter.»

    Ils restent allongés de très longues heures, dans la peur d'être touchés par une balle perdue. À cinq heures du matin, N'goran tweete: «Des coups de feu depuis plus de 30 minutes chez moi à Saint-Denis, rue de la République. Ma fenêtre a pris un coup. Seigneur aie pitié!»

    Des coups de feux depuis plus de 30mn chez moi à St Denis rue de la république. Ma fenêtres à pris un coup. Seigneur ait pitié !

    «Il y avait énormément de stress mais les enfants ressentent tout de suite quand on a peur, donc j'ai essayé de rester le plus calme possible», décrit-il. «On regardait sur le portable pour voir si on trouvait des informations sur ce qu'il était en train de se passer. Quand on a vu ce dont il s'agissait, on a eu peur que les terroristes tentent de prendre une famille en otage.» À 9h45, les forces de l'ordre frappent à leur porte pour les évacuer, «alors que les tirs continuaient». C'est la délivrance, après le choc.

    Les jours suivants le raid

    Pendant une semaine, les 80 habitants du 48 rue de la République sont hébergés au gymnase Maurice-Baquet, à quelques minutes de leur logement, désormais criblé de balles et inhabitable. «En plus du traumatisme de l’assaut, on a vécu la vie de camp au gymnase. Bien sûr, on ne dormait pas bien», raconte N’goran Ahoua. Une voisine, qui fait des crises d’angoisse à répétition, doit être hospitalisée. «Une autre avait été évacuée le jour-même du raid, pour être amenée dans un hôpital psychiatrique.»

    Le lendemain de l'assaut, N’goran, sa compagne et son fils voient chacun un psychologue. «Lors de cette séance, j’ai craqué», se souvient-il. «En fait, j'ai réalisé que ma famille était saine et sauve mais que ça aurait pu être bien pire. Cette balle par la fenêtre... Si moi ou ma compagne avions été debout, on aurait pu être touchés.»

    Le moral n'est pas bon. Mais les Dionysiens savent se monter solidaires. «De nombreux riverains se sont manifestés spontanément, ils sont venus nous apporter des vêtements, ont fait à manger. On a eu le Secours populaire, la Croix rouge, des associations musulmanes...», énumère N’goran Ahoua.

    Si le soutien populaire fait chaud au cœur, les relations se passent nettement moins bien avec les autorités, qui se félicitent d'une opération réussie. Une célébration difficile à encaisser pour les habitants, restés cloîtrés de longue heures, la peur au ventre. «Lorsqu’on a reçu la visite du préfet à l’égalité des chances de Seine-Saint-Denis, au gymnase, on a aussi compris que le relogement n’allait pas être aussi simple que ce que l'on pensait. Le coté humain a manqué», estime-t-il.

    «Quand on a enfin pu rentrer dans l'appartement, il y avait de la moisissure sur toutes nos affaires»

    Les habitants décident alors de se constituer en association, pour être plus forts ensemble et obtenir un relogement rapide. Akesia et les voisins le poussent à en prendre la présidence.

    «On sentait la tristesse et le désarroi des gens. Mais le fait d'être tous ensemble dans cet endroit nous a aussi permis d'échanger, de mieux nous connaître.»

    Décembre 2015

    Après le gymnase, les habitants sont répartis dans des logements d'urgence. Les célibataires et les familles sans enfant sont logés à l'hôtel, tandis que les familles avec enfants se retrouvent dans des résidences sociales (les hébergements d'urgence du 115).

    «Pendant le premier mois, je n'arrive pas à travailler, je perds des clients», détaille N’goran. Le stress, la peur. Et puis toutes les affaires sont encore au 48 rue de la République. «Et notamment mon ordinateur, avec tous les dossiers clients, tous les travaux entamés. On a pu accéder à notre appartement pour récupérer nos affaires seulement un mois après l'assaut.»

    Une expertise conduite par le tribunal administratif a, en effet, conclu à un «péril imminent» et l'accès à l'immeuble est interdit. L'assaut a sérieusement endommagé l'immeuble -déjà considéré par la mairie en situation d'insalubrité. À l'intérieur, de l'eau a coulé sur les affaires, l'électricité a été coupée, les points d'aérations fermés... «Quand on a enfin pu rentrer dans l'appartement, il y avait de la moisissure sur pratiquement toutes nos affaires», décrit N’goran. «On a dû racheter des vêtements, tous les effets du bébé. Les premiers mois, on a dû dépenser 6000 euros de nos économies.»

    Les habitants du 48 organisent une première manifestation début décembre. Le 23, ils se rendent devant le Quai d'Orsay pour tenter de rencontrer un représentant de la cellule interministérielle d’aide aux victimes des attentats du 13 novembre, mais ne sont pas reçus.

    Petit manifestations des d'habitants du 48 rue de la république

    Le collectif a trois demandes principales: le relogement de toutes les personnes, la régularisation à titre humanitaires des voisins sans papier (21 personnes sont concernées), et la reconnaissance de leur statut de «victime d’attentat terroriste». Mais les «victimes du 48» ont l'impression de ne pas être entendues par les autorités et la peur laisse place à la colère:

    «On devrait être en train de se concentrer sur notre suivi psychologique, pour digérer la chose, penser à se reconstruire, s'énerve N’goran. Mais, non, il faut mener une lutte pour être relogés. On se dit: on a rien demandé, ça nous est tombé dessus et en plus on est baloté à droite à gauche. On a un fort sentiment d'injustice.»

    Janvier-février 2016

    Au début de l'année, la famille de N’goran, ainsi que neuf autre ménages, sont relogés dans un HLM. «C'étaient les familles les plus faciles à reloger, celles pour lesquelles il n'y avait pas de problème de papier ou de revenus», commente-t-il. Les autres voisins, suivis par un travailleur social, doivent encore attendre.

    «Notre petit se réveillait régulièrement à l'heure où a commencé l'assaut»

    Mi-janvier, le collectif organise un rassemblement après la nomination d'une nouvelle préfète à l'égalité des chances dans le département, Fadela Benrabia. «Avec elle, ça se passe mieux qu'avec son prédécesseur. Elle nous reçoit très rapidement, nous explique son désir de faire avancer les choses rapidement», décrit N’goran, à qui le combat associatif prend beaucoup de temps.

    L'informaticien se remet tout de même à travailler, mais de chez lui, car il a dû mal à prendre les transports en commun. L'assaut a laissé des traces.

    «Ça a été assez catastrophique pour moi, du point de vue personnel et professionnel. On avait le projet de s'installer en Bourgogne, pour ouvrir là-bas une agence pour mon entreprise. Mais ce qu'il s'est passé a tout bouleversé.

    Psychologiquement, déjà, il fallait se ressaisir, récupérer. Et financièrement ce n'était plus possible puisqu'on dépensait nos économies. Tout ça a changé nos personnalités. On n'a plus une vie sociale aussi active, on sort moins, on voit moins nos amis. On cherchait à mettre en route un deuxième enfant, mais là ça bloque.»

    Lui et sa famille commencent à consulter une psy en janvier. «Après le 18 novembre, notre petit se réveillait régulièrement un peu avant quatre heures, c'est à dire à peu près à l'heure du début de l'assaut.» Heureusement, son sommeil s'améliore rapidement.

    Mars-avril-mai 2016

    En mars, N’goran finit par reprendre les transports en commun pour se rendre au travail. Mais certaines situations restent difficiles.

    «Quand je vois un regroupement de personnes, je me pose tout de suite des questions. Je suis beaucoup plus méfiant, j'ai tendance à surprotéger ma famille. Je ne vais plus aux concerts, en boite...»

    Malgré les mois qui passent, les riverains solidaires des «habitants du 48» sont toujours présents: ils organisent un concert de soutien au théâtre Gérard Philippe le 30 mars, une fête de quartier début avril. Le but: récupérer des fonds pour financer les actions de l’association. Les familles commencent aussi à recevoir des aides financières de la Fondation de France, pour se nourrir, se meubler... mais toujours pas d'indemnisation de la part de l'État.

    le tgp comble pour soutenir les habitants du "48", SNS-logis depuis l'opération de police du 18/11 a Saint Denis


    Début mars, le procureur de la république a répondu à leur demande d'être reconnus comme «victimes du terrorisme» par un refus. La déception est grande du côté des Dionysiens. Le parquet estime que les habitants, dont plusieurs ont été blessés dans l'assaut, sont plutôt les «victimes d'une opération policière judiciaire». Ce statut donne droit à une indemnisation matérielle, mais ne prend pas en compte les préjudices moraux et psychologiques -contrairement au statut de «victime du terrorisme».

    «On ne chipote pas sur le titre, ce qu’on demande c’est que le statut qu’ils nous donnent permette à nos enfants d’avoir un suivi psychologique sur le long terme», avance le trentenaire, d'un air ferme. Des discussions ont lieu avec le ministère de la Justice pour que les habitants du 48 puissent bénéficier d'un statut taillé sur-mesure, dont le périmètre serait élargi aux préjudices psychologiques.

    Les habitants du 48 rue de la Rép à #SaintDenis devant le min de la Justice pour obtenir le statut de victime

    Lors du remaniement de mars, le gouvernement a créé un secrétariat d'état chargé de l'aide aux victimes.

    «À ce moment-là, le dialogue est instauré entre nous et le gouvernement. Ça va un peu mieux. Maintenant quand on veut un rendez-vous, on a pas besoin d’organiser une marche pour l'obtenir, donc ça aide beaucoup.»

    Cela n'empêche pas les CRS d'évacuer sans ménagement les habitants du 48 quand ils occupent la basilique de Saint-Denis. Mi-mai, 18 des 21 voisins sans-papiers sont régularisés. «On a obtenu ça parce qu’on a bataillé», se félicite N’goran.

    Juin-juillet-août 2016:

    Pour le 14 juillet, N’goran et sa compagne ont préféré rester chez eux. «On s’est dit que si quelqu’un voulait encore frapper la France le feu d'artifice était le genre d’évènements à risque.»

    Forcément, l'attentat de Nice ravive les blessures.

    «On se dit "ah, c’est pas fini"», explique-t-il. «Si le terroriste n’avait pas été arrêté sur place, s'il s'était réfugié dans un appartement, le même scénario aurait pu se reproduire. Ce qu’on a vécu, ça pourrait arriver à d’autres.»

    On ne se débarrasse pas comme ça du choc de l'assaut.

    Tous les 18 du mois, les voisins se rassemblent devant le 48 de la rue de la République.

    «Lors de ces réunions, on sent qu'il y a des voisins qui ne sont plus les mêmes. Entre nous, on discute des conséquences de l'assaut sur les enfants, sur leur résultat scolaire. Mais on évoque rarement ce qu'on a vécu nous, adultes. Est-ce que c’est un déni? Un moyen de se mettre une carapace?»

    Plusieurs voisins ont des soucis de santé et «leur médecin sont quasi sûrs que c’est dû aux répercussions du traumatisme», expose le porte-parole.

    Septembre-octobre 2016

    Après les vacances, l'association continue de discuter avec la préfecture et le ministère de la Justice. «Ils nous expliquent que les processus d’indemnisation prennent du temps. On fait avec mais c'est vraiment long», se désole N’goran.

    «Les personnes qui ont été relogées de manière pérenne essaient de passer à autre chose, de se reconstruire. Mais pour les personnes qui sont encore à l’hôtel, c'est plus compliqué…»

    Novembre 2016

    Pour N’goran, un an après, la vie est loin d'avoir repris son cour normal. «Avant, j'étais dans mon cocon, je n'étais pas du genre à participer à des manifestations. L'assaut a bouleversé notre vie.» Akesia a toujours du mal à s'endormir, mais les séances chez la psy sont plus espacées, parce que moins nécessaires.

    Le processus d'indemnisation par l'État, suivi par SOS Victimes, est toujours en cours. De son côté, la ville a engagé une procédure pour devenir propriétaire du bâtiment. Vu l'état de celui-ci, il est possible que ce soit pour tout démolir et reconstruire. Selon le bilan de la mairie, 50 personnes, représentant 24 ménages, ont été relogées. Les 30 personnes restantes sont toujours en attente d'une solution pérenne, et habitent encore à l'hôtel ou dans une résidence sociale.

    Le bilan de N’goran est amer:

    «Tout ce qu’on a obtenu, c’est parce qu’on s’est mobilisés, qu’on a organisé des marches. Ce n’est pas venu spontanément de la part des autorités. Il a fallu batailler pour obtenir les choses et, pour nous, c’est incompréhensible.»

    Lui et les autres voisins sont «quasi certains que si l'assaut avait eu lieu à Paris, les évènements ne se seraient pas passés de la même façon». L'informaticien cite aussi la présence de François Hollande lors de la réouverture de l'imprimerie Dammartin-en-Goële, où a eu lieu l'assaut de la police contre les frères Kouachi. «Pourquoi est-ce qu'on a pas eu droit au même traitement?», s'indigne-t-il.

    Pour les un an de l'assaut, les voisins du 48 ont prévu de se réunir à nouveau devant leur ancien immeuble, dès 11h. Des photos racontant leur année seront exposées. «C’est un vécu qu’on a partagé ensemble, et c'est à nous d'en parler.» Avant de reprendre le combat. Au 48 de la rue de la République, sur la façade de l'immeuble, l'impact de la balle qui a traversé le logement de N’goran est encore bien visible.