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    Au coeur du procès Amiel pour viol et agressions sexuelles, le silence des femmes

    A Versailles se tenait mardi le sixième jour du procès de Sidney Amiel, avocat accusé de viol, d'agressions sexuelles et de harcèlement par de nombreuses femmes. La collaboratrice qui l'accuse de viol a attendu des années avant de parler, comme beaucoup de victimes. Son témoignage éclaire les raisons de ce long silence.

    «La vraie question, c’est pourquoi, pourquoi autant de femmes n’en ont jamais parlé», déclarait Dominique* il y a quelques jours à BuzzFeed News. Dominique, c’est cette collaboratrice employée par l’ancienne star du barreau de Chartres, l’avocat Sidney Amiel, contre lequel elle a porté plainte pour viol. Comme de nombreuses clientes, collaboratrices ou secrétaires qui affirment avoir été agressées sexuellement, harcelées ou même violées par ce ténor du barreau de Chartres sur une période de plus de 20 ans, Dominique s’est longtemps tue. Elle a gardé le silence sur ce lourd secret pendant sept ans.

    À la cour d’Assises de Versailles, au sixième jour d’audience ce mardi 13 juin, c’est ce silence qui semble en procès, sorte d'invité invisible auquel tout le monde pense mais que personne ne voit. Ce silence que personne ne comprend, ni son mari, ni sa soeur, ni ses amis, ni même Dominique elle-même.

    «Je comprends les interrogations que vous vous posez. Moi la première, je n’ai pas de réponse. J’étais "tétanisée"», dira-t-elle plus tard au jury qui la questionne, en reprenant un mot que les psychologues lui ont donné, ce mot-béquille qui lui sert maintenant à poser un début d’explication sur ce mutisme.

    Le «coup du tiroir»

    Alors, pour comprendre, on l’écoute raconter dans une grande tirade la ritournelle des gestes et des fausses blagues obscènes de son patron. Elle parle, comme d'autres collaboratrices, du «coup du tiroir», lorsqu’il l’invite à s'assoir sur une chaise à sa gauche au moment des rendez-vous avec un client, et prétexte un dossier à prendre dans un tiroir en face d’elle pour la caresser au passage sur la cuisse. Le coup de la voiture, lorsqu’il lui demande de l’accompagner à un rendez-vous, et lui pose la main sur la cuisse à plusieurs reprises pendant qu’elle conduit. Une main qu’elle retire et repousse, avant de donner un grand coup de frein pour faire cesser ces gestes.

    «On apprend à adapter sa tenue vestimentaire, on ne met plus de jupes, plus de décolletés»

    «On apprend à adapter sa tenue vestimentaire, on ne met plus de jupes, plus de décolletés», explique Dominique, la voix posée, dans sa tenue entièrement blanche.

    La petite machine de l’habitude se met en place, et Dominique «tient bon», dit-elle, parce qu’elle a contracté un crédit avec son mari pour acheter une maison, parce qu’elle a deux enfants en bas âge, parce qu’il y a peu de places dans le coin et qu’elle s’est installée là il y a huit mois. «On ne démissionne pas, parce que vous devez terminer ce putain de stage, et si vous n’allez pas jusqu’au bout, vous ne pouvez pas poser votre putain de plaque» d'avocat, explose Dominique, dans un rare moment où son vocabulaire déborde.

    Des victimes jeunes, qui craignent de tout perdre

    La plupart des femmes qui dénoncent maître Amiel étaient de jeunes avocates au moment des faits qu'elles dénoncent. En début de carrière, elles avaient besoin de faire leur trou et ont parfois tout quitté pour trouver cette nouvelle place. Les clientes de maître Amiel ont souvent déjà déboursé de grosses sommes et craignent, si elles changent d’avocat, de tout perdre. Comme prises en étau entre un procès coûteux et un avocat libidineux.

    «Et puis un jour, un lundi...», reprend Dominique, avant de marquer une longue pause, et de prendre une grande inspiration pour raconter cette matinée de 2003 où tout bascule pour elle, où c’est allé «trop loin, beaucoup trop loin». «Il m’a raccompagnée à la porte, il m’a plaquée contre la porte, il a essayé de m’embrasser, il m’a embrassée».

    «Je ne comprenais pas ce qui m’était arrivée, je suis restée sur le palier, puis je suis revenue dans le bureau. Il m’a regardée avec un sourire narquois»

    Dominique s’arrête et marque une nouvelle pause. On l'entend à peine tellement sa voix devient faible, tellement le corps croule sous le souvenir qui écrase tout. «Il a mis sa main dans mon pantalon et dans ma culotte». Nouvelle pause. «Il a introduit son doigt dans le vagin», lâche Dominique en pleurs, tentant de se maîtriser.

    Dominique tremble. La tétanie est là, sous nos yeux, dans une lutte à mort avec le courage. La tête et le corps s’affrontent sous les regards des jurés, des journalistes, des avocats, des parties civiles, et de tout le public venu là pour comprendre. Qui l’écoute, retient son souffle, souffre, pleure, se mouche.

    «Je ne comprenais pas ce qui m’était arrivée, je suis restée sur le palier, je ne sais pas combien de temps, pas très longtemps, puis je suis revenue dans le bureau. Il m’a regardée avec un sourire narquois, et je suis partie», poursuit Dominique, qui posera le jour même sa démission, sans donner d’explications.

    «Après il faut avancer, parce que vous avez des enfants, votre mari. Alors vous avancez. Vous êtes profession libérale, vous ne pouvez pas vous mettre en arrêt maladie», dit-elle, en utilisant toujours pour parler d’elle ce «vous» de politesse, qui la met à distance.

    La chape de plomb

    Son corps la rattrape, elle perd du poids. «Il y a eu des signes, les migraines. Je suis descendue très bas, à 48 kilos». Les proches commencent à s’interroger, on la questionne, on lui demande ce qui ne va pas, mais la «chape de plomb», dit-elle, est là. C’est finalement en 2010, lorsque l’affaire éclate après la plainte d’une cliente, que Dominique finit par parler. En plusieurs fois: elle fait une première déposition au commissariat, puis une deuxième devant le juge d’instruction, où elle raconte une agression sexuelle. Puis elle demandera à revoir le juge d’instruction, pour raconter toute l’histoire.

    Ces révélations ont fait basculer sa vie. Sa vie de couple d'abord. Elle n’arrive jamais à se confier à son conjoint, ce pompier discret et taiseux que nous appellerons Clément*. Elle lui écrit un mail, qu’il parvient à peine à lire. «Vous avez peur, peur d’aller plus loin. Je ne l’ai jamais relu», lâche-t-il. «Ça a été très difficile voire impossible de communiquer. Je n’ai jamais su le pourquoi du comment». Ils ont divorcé en 2014.

    «Ca a détruit votre couple?», lui demande la juge. «Oui, j’en suis persuadé», répond l’ex-mari. «Il paraît que les épreuves vous rapprochent dans un couple. Nous, ça nous a séparés», disait plus tôt Dominique.

    «On dit que la parole libère, mais depuis que j’ai déposé plainte, c’est l’enfer. Le silence, ça protège.»

    Sa soeur, Sandrine*, n’a pas vu non plus le «tsunami» arriver. «Cette histoire de plainte déposée contre Amiel, elle ne parlait que de ça. On ne comprenait pas pourquoi elle ne parlait que de ça. Elle était toujours très énervée, elle avait souvent des larmes… Ça nous semblait à l’époque obsessionnel.»

    A la présidente qui lui demande si elle est proche de sa soeur, Sandrine lâche dans un sanglot: «On l’était». Puis, marquant une pause: «Je ne vous cache pas que toute cette histoire a malheureusement... fait que nos relations sont plus compliquées». «Ce n’est plus la même sœur... On sent qu’elle a été traumatisée par ce qui lui est arrivé. On a beaucoup de mal à communiquer, on a l’impression que quoi qu’on dise, on n’a pas fait ce qu’il fallait au moment où il l’aurait fallu.»

    Au téléphone, il y a quelques jours, Dominique nous disait, en pleurs: «On dit que la parole libère, mais depuis que j’ai déposé plainte, c’est l’enfer. Le silence, ça protège.»

    À la barre, Sidney Amiel a contesté, assurant n'avoir jamais touché Dominique.

    Des plaintes rares en matière de violences sexuelles

    Le silence des victimes, la réticence à porter plainte, les craintes pour la carrière ou la honte, sont des phénomènes bien connus et largement répandus dans les affaires de harcèlement et de violence sexuelles. Seulement 10% des femmes victimes de violences sexuelles portent plainte, selon Muriel Salmona, psychiatre, présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie.

    Les raisons sont nombreuses: les femmes subissent souvent des pressions et des menaces de la part de l’agresseur. Elles ont peur des réactions, peur qu’on ne les croit pas, et ressentent une forme de culpabilité et de honte «construites par la société», selon la psychotraumatologue, parce que cette société questionne sans arrêt les femmes victimes de violences sexuelles sur leur tenue, leur comportement avant le passage à l’acte, comme si celui-ci pouvait justifier de tels agissements.

    «Si on ne leur donne pas un cadre de confiance, les femmes ne parlent pas. Elles disent "harcèlement" et en fait elles sont victimes d'agressions sexuelles, elles minimisent», explique Laure Ignace, juriste chargée de mission à l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT), partie civile au procès.

    «Quand ce sont des médecins ou des avocats qui vous attaquent, c’est-à-dire des personnes qui sont censées vous protéger, la situation d’emprise est encore plus sidérante», analyse Muriel Salmona, qui pense néanmoins que «si les femmes se sentent soutenues et si on a vraiment envie de les entendre, elles parlent».

    *Le prénom a été changé