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    Aux réfugiées traversant l'Europe, on dit que le viol n'est pas un vrai problème

    Les femmes qui fuient leur pays et traversent l'Europe font face à de vrais risques d'agressions et de violences sexuelles. Mais pour les organisations humanitaires qui gèrent cette crise «ce n'est vraiment pas un problème».

    HEIDELBERG, Allemagne; BELGRADE, Serbie; et TOVARNIK, Croatie — Les cheveux noirs de Layan font penser à une cascade. Ils zigzaguent dans son dos en de longues et épaisses vagues frisottantes. Normalement, lorsque sa vie était belle à Damas, l'ensemble était plus ordonné, ses boucles mieux dessinées, mais cela fait un bon bout de temps que la normalité n'est plus de son monde. Et aujourd'hui, dans un camp de réfugiés d'Heidelberg, ses cheveux sont le cadet de ses soucis.

    Non, ce sont ses lunettes qui la rendent folles. Quelque part entre la Macédoine et l'Allemagne, elles se sont fendues en deux. Elle les a réparées avec de l'adhésif blanc qui ressemble à du sparadrap, mais elles finissent inévitablement par lui tomber sur le visage. Sans ses lunettes, Layan ne voit pas grand-chose. Tout devient flou. Les personnes et les lieux ne sont vaguement plus que des ombres et des silhouettes. Alors, au cours de notre discussion, elle ne cessera de les remonter sur son nez en espérant qu'elles tiendront le plus longtemps possible. Elle n'a pas vraiment d'autre choix.

    Layan est pragmatique, précise, directe. C'est une combattante, pas vraiment quelque chose qu'il faudrait être à quinze ans.

    Ces traits de caractère lui ont été utiles en Macédoine, lorsqu'un homme a essayé de lui mettre le grappin dessus dans des toilettes publiques.

    C'était le soir, vers 20 heures, il faisait nuit. Layan faisait la queue pour les toilettes, au milieu d'hommes et de femmes attendant eux aussi leur tour. Non loin de là, il y avait un bar et, dans les parages, quelques hommes ivres. Elle a senti quelqu'un l'agripper, juste au-dessus du poignet, et essayer de mettre la main sur sa bouche. Mais elle était déjà en train de crier – de hurler le nom de son frère, aussi fort qu'elle en avait la force. Des cris qui ont visiblement pris l'homme de court et alerté son frère, qui est accouru à sa rescousse. L'agresseur –un homme qu'elle pense Macédonien– s'est finalement enfui.

    Comme sa mère, Layan est persuadée que l'homme voulait la violer. Une pensée qui transforme l'adolescente courageuse en petite chose timide. «Après ça, je n'ai plus quitté mon frère», dit-elle.

    Layan a eu de la chance, mais ce genre d'événement a déjà sans doute eu lieu des centaines de fois au cours du dangereux périple qu'ont effectué cette année plus d'un demi-million de personnes cherchant à rejoindre l'Europe de l'Ouest via la Turquie. Une expédition a priori plus sûre que son alternative: la grande majorité des réfugiés fuient la Syrie et ses presque cinq années de guerre civile au cours desquelles on estime que 250.000 personnes ont trouvé la mort, et 4 millions d'autres ont été forcées à l'exil. D'autres cherchent à s'échapper d'Irak ou d'Afghanistan et aux combats qui y font rage.

    Aucun décompte officiel ne permet de connaître le nombre de femmes parmi ces migrants, et peu de sources officielles rendent compte d'histoires comme celle de Layan, ou d'autres femmes qui, à BuzzFeed News, décrivent un danger jusqu'ici invisible –tous ces moments où un homme perçoit une occasion à saisir ou profite d'un pouvoir circonstanciel et essaye de forcer une femme à un rapport sexuel ou lui fait subir d'autres types de violences.

    En fait, les principales organisations humanitaires aux premières loges de cette crise disent que de telles histoires n'existent pas.

    En l'espace de deux semaines, BuzzFeed News a interrogé plus d'une douzaine de ces organisations, dont l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) et divers bureaux locaux de la Croix Rouge, dans les villes et les postes-frontières parsemant les routes empruntées le plus fréquemment par les migrants entre la Grèce et l'Allemagne. Ces responsables disent qu'ils n'ont jamais entendu parler de cas de violences sexuelles ou de violences de genre.

    «Honnêtement, je ne vois pas comment il pourrait y avoir de problèmes d'ordre sexuel», déclare Melita Šunjić, porte-parole de l'UNHCR pour sa délégation serbe. «Je sais parfaitement de quoi vous parlez, mais ce genre de problèmes survient quand vous faites rentrer des femmes dans des camps de réfugiés, quand certaines personnes ont des privilèges et des ressources et que d'autres n'en ont pas, par exemple. Mais, en ce moment, on n'en est même pas là (…). A l'heure actuelle cela [les agressions ou les abus sexuels] n'est vraiment pas le problème».

    Sauf quand il l'est.

    Aya, 25 ans, a quitté la Syrie avec ses quatre sœurs et une tripotée de gamins –ses deux bébés, sa nièce et son neveu– et les deux frères de son mari qui, même s'ils approchent la vingtaine, sont toujours dépendants d'elle à tous les égards. Dans le groupe d'Aya, il n'y avait aucun patriarche. Elle était la seule adulte.

    Contrairement à d'autres réfugiés dont des proches ont déjà effectué le voyage, Aya n'avait pas de guide fiable. Globalement, avec sa famille, elle s'est contentée de suivre la foule de pays en pays. Mais à Budapest, la foule allait se disperser et Aya ne plus savoir quoi faire. Le frère d'Aya était le seul dans sa famille à être parvenu en Europe occidentale, et il avait fait le voyage en avion entre la Grèce et la Belgique. Un cousin lointain lui avait parlé d'un hôtel, le Seni Studium, situé dans les faubourgs de la capitale. Là, elle trouverait des Syriens pour l'héberger avant de lui faire passer clandestinement la frontière allemande. «Là-bas, tu seras en sécurité», se souvient-elle avoir entendu de la bouche de ce cousin. «Et on l'a cru».

    L'endroit était sordide, bourré à craquer de Syriens –des réfugiés dormant dans les couloirs avec des couvertures de survie et le personnel de l'hôtel les mettant en lien avec un réseau de passeurs.

    Toutes les chambres étaient déjà occupées et Aya et sa famille allaient devoir payer 15€ par personne pour pouvoir porter un bracelet de couleur, soi-disant un «passe» pour avoir le droit de dormir par terre. Pour les bébés, c'était gratuit.

    Les nuits succédèrent à d'autres. Elle supplia le passeur d'accélérer les choses – nous sommes des femmes seules, avec des enfants! –, mais plus elle suppliait, plus il semblait traîner la patte. Alors elle s'est tournée vers le type qui vendait les bracelets.

    «C'est trop cher», lui a-t-elle dit, «Tu prends 15€ pour qu'on dorme par terre! Descends au moins à 10€!»

    Elle se souvient qu'il lui a répondu: «Tu n'as pas d'autre choix. Enfin si, tu en as un autre, si tu viens dans ma chambre».

    «Tu rigoles?» s'est-elle exclamée.

    «Non», lui a-t-il dit en la fixant. «Je ne blague pas»

    L'audace de cet homme –son pouvoir ultime– a terrifié Aya.

    «Je n'ai rien fait, je ne pouvais rien faire», dit-elle. Elle a refusé et a continué de payer pour pouvoir dormir à même le sol, sans parler à personne de cette sollicitation. «J'étais enfermée dans cet hôtel. Il pouvait appeler la police ou faire n'importe quoi d'autre».

    Elle n'a pas précisé ce qu'elle entendait par ce «n'importe quoi d'autre», mais sa sœur, Maya, en a une petite idée. Une de ses amies qui a déjà fait le voyage jusqu'aux Pays-Bas l'a fermement mise en garde: ne fais pas confiance à n'importe qui et ne dors pas n'importe où. En Hongrie, dans un champ de maïs, le groupe de son amie avait perdu cinq enfants, quatre filles et un garçon. Ils avaient été soulagés de voir arriver un homme parlant arabe et leur disant venir de Syrie. Sa maison n'était pas loin –voulaient-ils y aller pour se reposer et se laver? Les enfants l'avaient suivi.

    Selon ce qu'en a su Manal, les petites filles allaient se faire violer à plusieurs reprises par plusieurs hommes, avant que trois ne réussissent à s'enfuir et retrouvent leur groupe en Hollande –la quatrième fillette est toujours portée disparue. Le garçon, qui a été témoin des viols, s'est échappé par la fenêtre de la salle de bains. Depuis ce jour, il est totalement mutique.

    Comme d'autres responsables humanitaires que nous avons interrogés, Šunjić, de l'UNHCR, insiste sur le fait que la vitesse avec laquelle se déverse le flot de réfugiés –elle appelle ce phénomène «le pipeline humain»– rend très difficile l’identification de potentiels cas de violences ou d'abus sexuels, de violences sexo-spécifiques ou même de trafic d'êtres humains –sans même parler d'une éventuelle intervention le cas échéant.

    Ce constat est, sans nul doute, vrai. Mais reste qu'aucune de ces organisations, qu'elles soient nationales ou internationales, ne cherche non plus de tels cas de manière proactive. L'Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui tient le décompte officiel des individus traversant la Méditerranée pour rejoindre l'Europe, ne spécifie pas ses données selon le sexe –ce qui signifie, qu'officiellement, personne ne sait combien de femmes sont parmi les 500.000 personnes à s'être arrêtées en Grèce ou à avoir poursuivi leur trajet plus loin en Europe (selon l'OIM, pour des raisons méthodologiques, de telles données seront inexistantes tant qu'il n'y aura pas de rapport annuel).

    Selon une équipe de l'UNHCR œuvrant à Tovarnik, ville frontalière serbo-croate, les femmes comptent environ pour 15% des réfugiés passant quotidiennement la frontière, mais elle précise aussi que ce pourcentage est en train de croître de manière significative, sans que l'on sache vraiment pourquoi, et que le gros de ces réfugiés viennent de Syrie.

    Sur les lignes de front, aucune organisation n'avait mis en place de service dédié à la protection des femmes ou aux questions sexuelles lorsque BuzzFeed News a commencé cette enquête à la mi-septembre. Ce qu'aucune n'avait non plus fait au moment de publier cet article. (Seul l'International Rescue Committee a déclaré préparer la formation de personnel dédié à la protection contre les violences sexo-spécifiques, sans que ces formations aient encore démarré). Reste que depuis avril, c'est un nombre extraordinaire de personnes qui aura risqué sa vie pour traverser la Méditerranée – après un flot moins massif, mais néanmoins constant, depuis ces deux ou trois dernières années – et trouver refuge en Europe, sur les près de 2500 km séparant les côtes grecques et l'Allemagne.

    Les migrants venant de Syrie, d'Irak ou d'Afghanistan peuvent compter sur des bénévoles qui leur font à manger. L'UNHCR leur fournit des couvertures et, de loin en loin, la Croix Rouge est là pour leur proposer des soins et des examens médicaux. Mais de ce que BuzzFeed News a appris, rares sont les réfugiées pouvant s'attendre, en cours de route, à une protection contre l'exploitation, les agressions ou les abus sexuels.

    «C'est une histoire qu'on ne raconte jamais à personne.»

    De telles vulnérabilités sont évidentes pour les spécialistes des questions sexuelles, même s'il n'existe aucune donnée permettant de savoir ce qui se passe actuellement en Europe Centrale. «Nous ne savons pas précisément ce qui se passe [mais] de ce que nous pouvons glaner de toutes les crises humanitaires de l'histoire et de recherches [antérieures] (…) c'est qu'un nombre très important de femmes et d'adolescentes qui fuient les violences subissent des violences lors de leur exode et risquent toujours d'en être victimes (…) une fois arrivées en 'lieu sûr'», déclare Deni Robey, directrice des communications stratégiques au sein de la Women’s Refugee Commission, un groupe basé à New York militant pour les droits et la sécurité des réfugiées. «A mon avis, c'est une histoire qu'on ne raconte jamais à personne».

    Les vulnérabilités, notamment en termes d'exploitation sexuelle, sont aussi manifestes pour des experts du trafic d'êtres humains, à l'instar de Nicoleta Muntean. «Si quelqu'un a une quelconque connaissance –du système [local] ou de la langue locale, par exemple–il profitera de ceux qui n'ont rien de tel –pas de compétences, pas de connaissances locales ou linguistiques», explique Muntean, avocate spécialiste des droits de l'Homme et qui lutte depuis très longtemps contre le trafic d'êtres humains dans la région des Balkans. «Ces gens peuvent devenir des victimes».

    Mais les réfugiés veulent coûte que coûte rejoindre au plus vite l'Europe occidentale: des bénévoles expliquent qu'il est très difficile de leur faire faire une pause dans leur trajet, ne serait-ce que pour recevoir des soins médicaux. Ce rythme, allié à l'absence de plaintes formelles sur des cas d'agressions ou d'exploitation sexuelles, a visiblement convaincu les responsables humanitaires que les crimes sexuels n'ont que très peu de probabilité de survenir.

    «Les transactions se font devant tout le monde, il n'y a donc pas beaucoup de place en ce moment» pour l'exploitation ou la violence sexuelles, explique Šunjić de l'UNHCR. «Les gens sortent du camp [de réfugiés], ils montent dans un bus ou un taxi, payent, et s'en vont. En outre, les femmes ne voyagent pas seules, elles sont avec leur mari ou au sein de grandes familles, avec 20 ou 25 membres, ce qui est en soi le genre de système de protection qu'elles ont en général chez elles»

    Šunjić n'a pas été la seule à exprimer un tel point de vue, elle a simplement été la seule à l'exprimer avec une telle franchise. Mais des experts des droits de l'Homme estiment que de tels préjugés, qui se sont manifestés dans plusieurs entretiens, et qui voudraient que les hommes arabes protègent «leurs» femmes, est profondément problématique. En réalité, ils pourraient même contribuer à occulter le problème des violences sexuelles.

    «C'est un point de vue vraiment très dangereux –qu'on ne devrait se soucier que des femmes seules– parce qu'il n'est pas vrai», déclare Hillary Margolis, chercheuse spécialisée dans les droits des femmes et travaillant pour Human Rights Watch. «Quelqu'un dans sa famille pourrait l'exploiter, la soumettre à un trafic, la violer, il peut aussi y avoir des violences conjugales, des menaces de mariage forcé, entre autres».

    Même pour les réfugiées accompagnées par des hommes, les risques sont élevés. Après tout, Layan a failli être agressée devant tout le monde, dans des toilettes publiques, et ce même si elle voyageait avec un grand-frère protecteur. En Hongrie, Mayada Salama et sa fille ont été séparées de son frère et de son fils par un chauffeur de taxi local qui, contre 400€, avait promis aux Syriens qu'il les emmènerait en Autriche.

    Mais un Hongrois était déjà assis sur le siège passager et le chauffeur allait prétendre qu'il n'avait pas assez de place pour prendre tout le groupe. Il appela un autre chauffeur et sépara la famille de quatre personnes en deux –les hommes furent envoyés vers une autre voiture, et il prit la mère et sa fille de 11 ans. Salama vit partir le taxi où se trouvait son fils. Son conducteur à elle n'alla pas bien loin –même pas 100 mètres, se rappelle-t-elle– avant de s'arrêter sur le bas-côté et de la pousser dans le fossé. Il avait déjà pris son argent, il prit son téléphone et s'enfuit, non sans avoir préalablement appelé la police. Avec sa fille, Salama allait être jetée en prison.

    «Je pensais qu'on allait mieux s'en sortir parce qu'il y avait un enfant et que j'étais une femme, que les gens allaient être plus gentils avec nous», explique Salama par le biais d'un interprète, assise à l'extérieur d'un centre de sécurité sociale de Berlin, un froid matin d'octobre. «Mais en réalité, c'est le contraire qui s'est produit. Les hommes ont réussi à passer, pas nous». Mais ça, elle n'allait pas le savoir avant une semaine.

    D'ici là, se faisant un sang d'encre pour eux, Salama passera deux jours en prison avec sa fille, enfermée dans une cellule contenant 19 autres personnes, et deux jours dans un camp de réfugiés, avant que les Hongrois ne lui permettent de rejoindre l'Autriche. Elle avait appris par cœur le numéro de téléphone de son fils et, en Autriche, elle passera quatre jours à supplier qu'on lui prête un appareil pour qu'elle puisse l'appeler. Ils se sont finalement retrouvés à Berlin.

    Pour Salama, il est évident que son séjour dans une prison hongroise a été le pire moment de son périple. Pourtant les femmes comme elles, détenues en cours de route, sont invisibles dans l'histoire de cette crise. Reste qu'il existe encore une autre vulnérabilité: un rapport de Human Rights Watch publié en septembre et portant sur la Macédoine, fait état de plusieurs cas de violences sexo-spécifiques infligées par la police à des migrants ou des demandeurs d'asile.

    Jelena Hrnjak, coordinatrice d'un programme de lutte contre le trafic d'être humains au sein d'une association serbe, Atina, explique que les femmes ont plus de risques de se faire racketter ou dépouillées de leurs biens et de leurs argent –et parfois pire. «Il y a un gang [à la frontière] qui a coupé le doigt d'une fille parce qu'elle n'avait pas de quoi payer», déclare Hrnjak. «Certains se font "justice" eux-mêmes (...) Nous assistons à beaucoup de violences, beaucoup de gens souffrent».

    Atina est visiblement la seule organisation à prendre systématiquement en compte les risques sexo-spécifiques inhérents à l'exode. (BaBe, une association similaire de Croatie, explique qu'elle ne travaille pas directement sur ce problème en ce moment, tout en estimant que les agressions et l'exploitation sexuelles sont des risques probables lors de tels mouvements de population). Depuis plus d'une décennie, ce groupe militant serbe œuvre à contrarier les manœuvres des réseaux de trafiquants dans les Balkans, une région que le Département d’État américain estime laxiste en matière de poursuites ou de répression de tels crimes.

    Atina sait donc très bien, mieux que d'autres, comment un passage dans la région peut se révéler périlleux. De fait, l'association a alerté la police nationale sur les dangers encourus par les femmes et les filles réfugiées voici déjà deux ans. A l'époque, le nombre de migrants transitant en Europe centrale était moins élevé qu'aujourd'hui, mais le problème déjà manifeste: en 2012, le groupe avait demandé de l'aide pour deux fillettes afghanes tombées entre les mains de trafiquants.

    «On a alerté la police et les gens nous ont dit "oh, vos gueules, vous parlez toujours de ces conneries", vraiment, c'est ce qu'on a entendu», précise Hrnjak.

    Marijana Savic, directrice générale d'Atina, déclare que les risques devraient être évidents pour tout le monde. «Il y a des milliers de gens sur les routes. Évidemment qu'il se passe des trucs atroces», dit-elle. «C'est quelque-chose de logique, mais qui est difficile à identifier. C'est ça le problème».

    En septembre, de nombreux enfants victimes d'agressions sexuelles et de gangs opérant dans le «no-man’s-land» séparant la Hongrie et la Serbie ont été envoyés auprès d'Atina par l'UNHCR. Mais si ce crime a pu être identifié, précise un responsable d'Atina, c'est simplement parce qu'un des enfants s'est débattu et qu'un membre du gang a été mortellement poignardé (BuzzFeed News ne dévoile pas certains détails de cette affaire, notamment le nombre exact et la nationalité des enfants, afin de protéger les victimes).

    Hrnjak explique que ces histoires de gangs ne datent pas d'hier. A l'époque soviétique et lors des conflits qui ont suivi la chute du rideau de fer dans les années 1990, «il y avait des gens qui vivaient de la contrebande –vous disiez ce dont vous aviez besoin, ils vous disaient un prix– et ces gens connaissaient toutes les bonnes routes».

    «Vous avez des petits enfants qui se perdent et sont séparés de leur famille.»

    Atina œuvre actuellement à la création d'un réseau de référence, reliant des associations et des organisations partageant des objectifs communs, entre la Grèce et l'Allemagne, dans l'espoir de faciliter la prise en charge des individus les plus à risque d'un pays à l'autre. Hrnjak est particulièrement préoccupée par les enfants, notamment les petites filles, qui peuvent se retrouver à faire le voyage seuls, vu la sophistication des réseaux de trafiquants dans la région.

    «Vous avez des petits enfants qui se perdent et sont séparés de leur famille, qui arrivent et qui demandent à des inconnus 'est-ce que je peux me mettre dans ton groupe?'. Il y a aussi des enfants qui se regroupent en Turquie, ou des groupes créés par les trafiquants. Ce qui peut occasionner beaucoup de dégâts», déclare Hrnjak. «Mais tout le monde qui travaille dans ce secteur n'est pas capable de reconnaître ce problème, car tout le monde n'a pas suffisamment d'expertise en [risques sexo-spécifiques]».

    Atina vise notamment à l'organisation d'«unités de prise en charge mobiles», qui évalueront les risques aux passages de frontière. Toutes les frontières sont différentes et les contextes peuvent rapidement changer. Il y a trois semaines, par exemple, la frontière entre Tovarnik, en Croatie, et Sid, en Serbie, a été submergée par un afflux de réfugiés cherchant désespérément à monter dans un train en partance pour l'Autriche. La presse a montré des photos d'individus effrayés et désolés, poussés dans des trains bondés. Un bénévole, travaillant comme interprète arabe-anglais à la frontière, a dit à BuzzFeed News avoir vu un enfant supplier un officier de police croate pour qu'il puisse monter dans le train où avait pris place sa famille. Le policier aurait poussé l'enfant vers un autre groupe de réfugiés en lui hurlant «tiens, voilà ta nouvelle famille».

    Aujourd'hui, cette même frontière est un exemple de sérénité. Les réfugiés sont transportés par autobus d'un côté à l'autre, ils reçoivent des soins médicaux, de la nourriture et des couvertures. Ils dorment sous des tentes et attendent, jamais plus de six heures en général, pour un train qui les emmènera en Hongrie ou en Autriche.

    Hrnjak explique qu'Atina voudrait se rapprocher des migrants en transit aux frontières et les encourager à faire état, de quelque manière qui leur sied, des violences sexuelles, du trafic ou des violences dont les enfants peuvent être victimes. Le groupe espère qu'une meilleure organisation des gouvernements nationaux et des agences internationales, mise en œuvre ces dernières semaines, pourrait rendre tout cela possible.

    «Un système d’identification – pour savoir qui a été exploité durant son périple ou qui peut l'être d'ici la fin de celui-ci – c'est un mécanisme qui n'existe pas», précise Savic.

    Dans le monde de la gestion de crise, le travail qu'entreprend Atina n'a rien de révolutionnaire. Dans d'autres situations comparables –au Soudan du Sud, au Liban, dans le nord du Nigeria, où on assiste à des mouvements de populations fuyant des violences, ou même en Haïti ou au Népal, où des catastrophes naturelles ont forcé des gens à partir de chez eux –des agents spécialistes des violences sexuelles ou de la protection des femmes auraient fait le genre d'inventaire et mis en œuvre le genre de prise en charge que débute Atina.

    Notamment, ils auraient déterminé ce qui rend les femmes et les filles les plus vulnérables aux violences et à l'exploitation sexuelles. Au Soudan du Sud, par exemple, c'est lorsqu'elles quittent le camp pour chercher du bois d'allumage. En Haïti, ce pourrait être le fait de devoir échanger du sexe contre de la nourriture, soit un cas considéré comme de l'exploitation sexuelle par la communauté humanitaire internationale.

    Mais pour une raison ou une autre, c'est une analyse qui n'a pas encore atteint l'Europe. Personne ne parle, par exemple, des toilettes publiques comme lieu où les risques d'enlèvement sont élevés, ce qui a failli arriver à Layan, ou des risques potentiels posés par les chauffeurs de taxi ou les propriétaires de maisons ou d'hôtels susceptibles d'abuser du pouvoir qu'ils ont sur les femmes –et les familles qui en dépendent. Et le déni est complet sur les gardes-frontières et autres policiers susceptibles d'échanger du sexe contre un droit d'entrée –un risque que ne fait que s'accroître avec la sévérité des contrôles frontaliers.

    BuzzFeed News a aussi contacté la police nationale en Grèce, Macédoine, Serbie, Croatie et Hongrie –les principaux pays de transit des réfugiés– afin d'obtenir des informations qu'elles pourraient avoir concernant les violences sexo-spécifiques. Beaucoup n'ont pas répondu à nos demandes, pourtant répétées. Par email, la police nationale hongroise a déclaré à BuzzFeed News qu'elle ne collectait pas d'informations sur les demandeurs d'asile, même en cas de viol ou de tentatives d'agression sexuelle. En Croatie, la police nous a expliqué qu'elle ne faisait pas de différence entre les victimes de crimes, pour ensuite nous dire qu'elle n'avait reçu aucune plainte de la part de demandeurs d'asile concernant des violences sexuelles.

    Il est donc impossible d'obtenir un décompte officiel des femmes et des filles violées, exploitées ou même harcelées lors de leur périple. Et il est difficile pour ces femmes de rapporter de tels abus quand personne sur le terrain n'est là pour les écouter.

    Lorsque nous avons demandé pourquoi l'UNHCR n'avait aucun spécialiste de la protection des femmes dans leurs équipes, Babar Baloch, porte-parole en chef de l'UNHCR en Europe Centrale nous a répondu «Oh, nous, là où nous avons des équipes, il y a toujours beaucoup de collègues féminines».

    Mais les agents spécialisés en protection des femmes ne sont pas simplement des femmes travaillant pour une organisation humanitaire; ils ont reçu une formation spécifique concernant les vulnérabilités spécifiques des femmes et des filles dans un contexte d'urgence. Lorsque nous avons insisté sur ce point, Babar Baloch nous a répondu «Essayez de voir les choses sous cet angle. Nous sommes mandatés à la protection des réfugiés et des demandeurs d'asile. Nous sommes donc tous là pour les protéger».

    Avant de répéter «Aux [points] de transit, bon nombre de mes collègues sont des femmes, vous savez».

    NDLR: les femmes mentionnées dans cet article ne sont pas les mêmes qui apparaissent sur les photos.

    Traduit de l'anglais par Peggy Sastre

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