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    Trois interprètes afghans racontent comment la France les a abandonnés

    Ils sont 152 interprètes afghans. Ils ont servi sous le drapeau français pendant des années. Et à cause de cela certains sont en danger de mort. Mais la France refuse quasi systématiquement leurs demandes de visa. Trois d'entre eux ont accepté de répondre aux questions de BuzzFeed News.

    Ils ont entre 20 et 40 ans, et tous ont servi sous le drapeau tricolore en Afghanistan. Quand l'armée française a envahi le pays en 2001, elle avait besoin d'interprètes. Alors à la sortie des lycées ou dans les universités, elle a recruté des Afghans qui parlaient français pour l'aider dans sa tâche quotidienne de «pacification du pays». Trois ans après le retrait des dernières troupes françaises d'Afghanistan, 152 de ces hommes attendent toujours que la France paye sa dette et demandent à Emmanuel Macron d'agir. Voici les portraits de trois d'entre eux, qui vivent aujourd'hui à Kaboul, Hambourg, ou en France.

    «On a travaillé à la fois pour la France et pour l’Afghanistan, aujourd’hui nous sommes abandonnés par les deux pays», souffle Mirwais, dans une voix saccadée par les coupures de réseau depuis Kaboul. Il ne souhaite pas qu’une photo de lui vienne illustrer son témoignage. «On peut encore facilement me reconnaître. Quand je sors de chez moi, je mets toujours un foulard, j’essaye de partir à l’aube et de rentrer très tard le soir», raconte-t-il à BuzzFeed News dans un excellent français, calme et structuré.

    «Que tu aies travaillé un mois ou dix ans, pour les Occidentaux c’est pareil. Aux yeux de la société afghane, tu es un traître»

    Depuis le départ des troupes françaises et son refus de visa à l’ambassade de France, il vit caché, isolé, de façon précaire. Il n’a pas pu retrouver de travail, hormis quelques courses de taxi. «Que tu aies travaillé un mois ou dix ans pour les Occidentaux, c’est pareil. Aux yeux de la société, tu es un traître», explique-t-il. C’est sa mère qui a inscrit ses enfants de 7 et 5 ans à l’école et qui va les chercher tous les jours après les cours. «Dans le quartier, tout le monde me connaît. De 2012 à 2014, je travaillais à l’école des blindés, à seulement deux kilomètres de chez moi. J’étais très exposé. Aujourd’hui, je ne peux même pas aller prier à la mosquée», explique-t-il avant d’énumérer les menaces qui rythment son quotidien.

    Dernier épisode en date, trois hommes qui sont venus le tabasser chez lui en le traitant d’infidèle. Lors du dernier attentat qui a fait plus de 150 morts à Kaboul, Mirwais se trouvait à 350 mètres de l’explosion avec son taxi. L'un de ses amis vient d'obtenir son visa pour les États-Unis. Lui était interprète pour l'armée américaine qui vient de rapatrier 4000 interprètes. Pour Mirwais, l'enfer continue:

    « Ça fait un an que la situation s’est vraiment dégradée. Le problème en Afghanistan, c’est qu’on ne sait jamais qui travaille pour qui. Demain, mon voisin peut se retourner contre moi. J’ai raconté tout ça à l’ambassade, mais je n’ai jamais eu de réponse. Au début, les gens étaient tranquilles, ils avaient de l’espoir, et avaient plutôt une bonne image de la coalition. Mais en 2012, le climat a commencé à être plus tendu. J'ai choisi de prendre le risque de continuer ma mission jusqu’au bout en pensant que j’allais être en sécurité en France après. Je ne m’imaginais pas que mon visa pouvait être refusé.»

    À aucun moment les raisons du refus ne lui ont été exposées. «On m’a simplement dit que je ne rentrais pas dans les critères. Mais quels critères? Je ne sais pas», s’énerve-t-il. Aujourd’hui, son seul espoir est que son dossier soit réexaminé par la France. «Certains interprètes ont eu le visa alors qu’ils ont travaillé moins d’un an et ne parlaient même pas français (l’armée avait parfois recours à des interprètes anglophones, ndlr). Moi, j’ai consacré sept ans de ma vie à l’armée française. Ce serait une bonne chose qu’Emmanuel Macron finisse le travail», lâche-t-il avant d’évoquer une autre option difficilement envisageable: passer clandestinement la frontière indienne, et tenter d’obtenir l’asile là-bas. Outre le risque d’un tel voyage, les tarifs des passeurs sont exorbitants: entre 5000 et 7000 dollars par personne. Dans la famille de Mirwais, ils sont cinq, et ses courses en taxi lui rapportent environ 100 dollars par mois.


    Il s’excuse avec des formules littérales et polies. «Pardonnez-moi monsieur, cela fait trois ans que je n’ai pas parlé français», lance-t-il au bout du fil entre deux hésitations où viennent se greffer quelques mots allemands. Son niveau est pourtant excellent. Aujourd’hui, il n’a pas beaucoup de temps pour parler, il doit filer à ses huit heures quotidiennes de cours de langue. Depuis bientôt deux ans, Baktash vit à Hambourg avec sa mère de 55 ans. «Ici, on a tout ce qu’il faut. Une maison, la nourriture, le téléphone, la carte de transports, tout est financé», détaille-t-il à BuzzFeed News en accusant la France indirectement.

    «Je suis en colère. J’ai servi la France dans les lieux les plus dangereux d’Afghanistan, j’ai perdu beaucoup d’amis, j’ai mis ma vie en danger. Les militaires savent tout ça. On a parfois été menacés sous les yeux de nos chefs.»

    Il marque une pause avant d’énumérer les noms de ses amis encore piégés en Afghanistan avec une pointe de rage. «Moi ça va, je me suis débrouillé pour venir. Mais aujourd’hui, les frontières de l’Europe sont fermées, mes amis sont bloqués.»

    «Quand j’ai demandé un visa,
    on m’a ri au nez»

    Baktash est venu en Europe illégalement pendant l’été 2015, «par les chemins clandestins», principalement pour protéger sa mère. Il l'a emmenée avec lui sur la route des réfugiés. «Je ne voulais pas l’abandonner. Quand j’ai demandé un visa pour elle et moi, on m’a ri au nez», raconte-t-il en évoquant le refus de visa en 2014 qui a précipité son départ. Trois mois d’une route longue et périlleuse, à travers les montagnes de Turquie et les vagues de la mer Égée, et toute sa vie laissée derrière lui. Une fois arrivé en Europe, il choisit pourtant de faire sa demande en Allemagne. «J’étais en colère, je ne voulais pas aller dans un pays qui m’avait déjà rejeté une fois», raconte-t-il. Deux mois plus tard, ses deux sœurs parviennent à la rejoindre par les mêmes chemins. Aujourd’hui, il ne pense plus à venir en France. C’est en Allemagne qu’il veut reprendre ses études d’informatique, travailler et vivre.


    Abdul Raziq est probablement l’un des rares Afghans à avoir travaillé avec l’armée française du début à la fin de son intervention. Il a 16 ans quand il dépose son CV à l’aéroport de Kaboul. À l’époque, il ne parle que l’anglais. Dès les premiers jours de l’intervention française en 2001, il est recruté. Des patrouilles dans les vallées les plus dangereuses du pays à la formation de militaires afghans à Kaboul, il apprend le français sur le tas, avec des livres, sur internet, mais surtout en discutant avec les militaires français.

    «Il y avait une lettre sur la porte de la mosquée mettant ma tête à prix. Les militaires me disaient de ne pas m’en faire, que la France allait me protéger»

    C’est pendant les trois dernières années de l’intervention française en Afghanistan que le danger et la peur augmentent. En 2011, Abdul se réveille en pleine nuit au milieu des gravats. À côté de lui, sa femme est grièvement blessée. Une bombe, posée sur l’un des murs de sa maison, vient d’exploser. Après cette tentative d’assassinat, il passe une semaine isolé dans un camp militaire, jusqu’à ce que les menaces rattrapent le reste de sa famille. «Il y avait une lettre sur la porte de la mosquée mettant ma tête à prix. Les militaires me disaient de ne pas m’en faire, que la France allait me protéger.»

    Après avoir changé sept fois de logement à Kaboul entre 2011 et 2014, ce n’est pourtant qu’au bout de sa troisième demande de visa qu’Abdul pourra rejoindre la France avec sa famille, en mars 2016, trois ans après le retrait des troupes françaises:

    «Je n’ai jamais compris pourquoi j’ai été refusé deux fois. Nous avons posé cette question à l’ambassade, on nous répondait que c’était le ministère des affaires étrangères qui prenait les décisions. Puis, le ministère des affaires étrangères répondait que c’était le ministère de la défense qui prenait les décisions. Personne ne prend ses responsabilités. On nous dit qu’il n’y a pas de preuve que les anciens interprètes sont en danger. Est-ce qu’un mort sera une preuve suffisante pour eux?»

    Rapatrié en France dans de bonnes conditions, Abdul suit une formation d’électricien à Laon, dans l’Aisne. Ses deux filles de 6 et 4 ans vont à l’école et ont commencé à apprendre le français. «Aujourd’hui ça se passe bien, je suis en sécurité, je suis plus calme qu’avant, je suis juste inquiet pour mes amis.» En France, Abdul a désormais pris la présidence de l’Association des interprètes de l’armée française, et a notamment organisé une manifestation le 10 janvier 2017 devant l’Assemblée nationale. «Nous n’avons pas d’autre solution que d’être en colère. Nous attendons une réponse, un changement», lance-t-il en s’adressant au nouveau gouvernement.