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    Dans une librairie complotiste, Marine Le Pen est «de gauche»

    L'Union européenne est «fasciste», Marine Le Pen est «de gauche» et Jean Lassalle est «gentil». Voilà ce qu'on apprend en arpentant les rayons d'une librairie d'extrême droite pendant l'entre deux tours.

    Très discrète, cette librairie n’affiche pas sur sa devanture grisâtre le qualificatif qui lui colle à la peau: «complotiste». La librairie Facta, au n°4 de la rue de Clichy, est le repaire de la culture d’extrême droite à Paris. Là où les rayons font place nette pour Alain de Benoist, penseur de la «Nouvelle Droite» des années 1970, ou Kontre Kulture, la maison d’édition d’Alain Soral.

    La clientèle, très masculine, se tutoie entre ces quatre murs et évoque avec entrain les «classiques» de cette littérature, de Robert Brasillach à Pierre Drieu La Rochelle, dont l’évocation publique reste, le plus souvent, cantonnée au silence. La présidentielle de 2017 est aussi sur toutes les bouches. Interrogés juste avant le débat du 5 mai, certains habitués relaient le discours traditionnel du Front National quand d’autres surprennent par leurs arguments.

    Les «bizarreries» du premier tour

    Jean-Marc*, originaire de la Martinique, a 82 ans mais en fait facilement 20 de moins. «J’ai fait 50 ans de karaté, ça conserve». A son âge, dit-il, il en a marre qu’on lui raconte des «conneries». Ils ne s'informent pas en lisant les journaux, «très mauvais», mais préfère les médias «alternatifs», comme Radio Courtoisie, Boulevard Voltaire ou Salon Beige, le site ultra-catholique.

    Le noeud de sa cravate rouge est impeccable, ses derbys noirs cirées aussi. Caché derrière son imper’ kaki et ses lunettes carrées, Jean-Marc fait dandy à l'ancienne. En réalité, il est «consultant», entre la France et le Midwest américain. Chicago, Detroit, Indianapolis. «Je fais mon business quoi», lâche t-il, en cramponnant son attaché caisse. D’un regard plus «distancié», il critique l’élection présidentielle qui n’est plus qu’une «mise en scène, un film hollywoodien», même s'«il faut voter pour avoir le droit de se plaindre». Il tient tout de même à souligner les «bizarreries» du premier tour:

    «Il y a déjà les électeurs rayés des listes électorales mais aussi le vote électronique. J'ai voté dans les Hauts-de-Seine en appuyant sur un bouton. Je sais que les machines sont américaines. C’est quand même gros!», dit-il...
    Il doute tout autant des affaires judiciaires qui ont parsemé la campagne, les soupçons d'emploi présumé fictif de la femme de François Fillon ou ceux concernant les assistants parlementaires européens FN, reprenant des intox à ce sujet:

    «Tout ça est manigancé depuis le début. C’est une cabale des médias. Vous saviez que Fillon avait été blanchi juste avant le premier tour? Qui en a parlé, hein?»

    Il revient au concret, son vote. Pour le premier tour, il a choisi François Asselineau: «C’est le seul à avoir été clair sur le Frexit, et la sortie de l’euro. Mais il est entré en politique trop tard et avec peu de moyens. Pas comme Macron et ses millions». Il enchaine sur le leader d’En Marche !, «candidat du mondialisme et de la société ubérisée qui prend ses ordres de Bruxelles», qui est pour lui une «catastrophe pour la France». Il ne soutient pas pour autant Marine Le Pen, «peu claire sur la sortie de l’UE et trop influencée par la ligne idéologique de (Florian) Philippot». Il votera quand même pour elle au second tour mais aurait préféré son père, Jean-Marie:

    «J'aurais voté pour lui en 2002 si j'avais pu. Il a été totalement diabolisé alors qu'il était dans le vrai sur l’économie et l’identité. Avant tout le monde. Il y avait aussi Bruno Megret [ex-n°2 du FN, jusqu'en 1998] et Jean-Claude Martinez [ex vice-président du FN, jusqu'en 2007]. Eux, ils étaient bon.»

    Avant de tracer sa route, Jean-Marc annonce un mauvais présage:

    «Ordo ab Chao. L’ordre précède le chaos. Bientôt ça va péter, et il faudra être prêt, solide. J’en vois plein qui ne le sont pas.»

    A Facta, on croise de tout

    A Facta, on croise «de tout», même des électeurs qui aiment bien Jean-Luc Mélenchon. En costume cravate, Alex vient depuis «pas loin de huit ans». Il en a 28 aujourd’hui et parle toujours de la boutique comme un «lieu de débat» lui qui fréquente «les gens de gauche». «La "réinfosphère", c’est pas ma tasse de thé. J’aime pas Soral, qui se descend tout seul avec ses provocation et ses quenelles. Mais il y n’y a pas que ça dans cette librairie, faut pas croire.»

    Professeur de mathématique au collège et lycée, Alex parle beaucoup d'environnement. Il aime bien les idées du candidat de la France Insoumise mais n'a pas mis le bulletin à son nom dans l’urne, au premier tour. Il a préféré tourné son vote en dérision avec «le gentil» Jean Lassalle, «le seul à n’avoir rien dit sur personne pendant la campagne». Dimanche, il restera chez lui. «Trop de risque» chez les deux finalistes. Il fume sa cigarette roulée jusqu’à l’extrémité, l’air dépité:

    «Le Pen, on sait à quoi ça mène. La guerre civile, la brutalité. Mais Macron, d’une certaine manière, c’est pareil. Il n’apporte rien de nouveau, c’est du vent. Et puis, son idée d’Europe technocratique, les gens n’en veulent pas.»

    Le Pen, ce «grand changement»

    Le touriste est également bien accueilli. Débarqué de Londres pour quelques jours, Antony, la soixantaine, a fêté le 1er mai à Villepinte, au meeting de Marine Le Pen. Polo rose de rugbyman sur le dos, il parle d’une ambiance «amicale». C’est d’ailleurs là bas qu’un militant FN lui a donné l’adresse de la librairie. S’il était Français, il aurait voté sans hésiter pour Marine Le Pen, seule, selon lui, à pouvoir «apporter un grand changement dans le pays».

    La candidate FN n'est, dit-il, ni «islamophobe, xénophobe ou d'extrême droite» mais plutôt «modérée» par rapport à son père. «Il y a des juifs et des homosexuels dans son équipe! Et puis c’est normal de vouloir limiter l’immigration par exemple. On n'y arrive plus aujourd'hui. » Son programme économique et social serait même «de gauche», proche de ce que propose Jean-Luc Mélenchon sur «la nationalisation des banques, la directive des travailleurs détachés et surtout la sortie de l’Union Européenne».

    Le londonien, soutien du parti national britannique UKIP, faisait partie du camp du «Leave», favorable à la sortie du Royaume-Uni de l’UE, qui l’a emporté avec 51,9% lors du référendum sur le Brexit de juin dernier. Pour lui, l’UE, qu’il compare au «fascisme», reste la cause de tous les maux: «L’idée d'Union est morte. Regardez combien d’argent on perd en y restant! Et son fonctionnement! Et avec ce Parlement et cette Commission, je trouve que ça ressemble à l’Allemagne nazi des années 30». Il n’aura presque pas parlé d’Emmanuel Macron, le «pro-européen», à part pour demander: «Vous ne trouvez pas ça bizarre de se marier avec une femme qui a plus de 20 ans de plus que vous? 20 ans!»

    «Tant qu'on dira que "le Pen = nazi", elle perdra»

    Les idées de Marine Le Pen semblent, en grande partie, partagées dans les rangs de Facta. En particulier chez les plus jeunes. «Intéressé mais pas habitué des lieux», Jules*, boutons d’acnés encore apparents, vient pour la troisième fois dans la librairie. Cette fois, il est reparti avec le dernier numéro du magazine identitaire Terre et Peuple et un livre sur «les religions cachées de l’Europe».

    Jules a 21 ans et la présidentielle est inédite pour lui. Après les élections régionales et européennes, il a renouvelé son vote au Front National et à Marine Le Pen, pour le premier tour du 23 avril:

    «Je me retrouve dans son discours sur l’immigration et l’identité. Pas comme François Asselineau. Lui trouve que le «grand remplacement» est une théorie « conspirationniste » et raciste alors que c'est essentiel pour moi»

    Il se dit «déçu» par les résultats de sa candidate qu’il attendait «plus hauts» que les 21,3% obtenus, surtout à Paris, sa ville, où elle a fait 5%. «Même si c’est une ville de bobos, il y a quand même eu les attentats l’année dernière!» Pour le second tour, le 7 mai prochain, il se fait peu d’illusions sur ses chances de victoires: «Tant qu’on dira que "le Pen = nazi", quelque soit le candidat en face, elle perdra.»

    Le programme avant l'éthique

    Jeune fonctionnaire d’un service rattaché au ministère de l’économie, votant «à moitié pour le FN», Wesley a pris sa carte fin 2012, quelques mois après la déroute de Nicolas Sarkozy et de son ancien parti, l'UMP devenu LR. Il se retrouve aujourd'hui «totalement» dans le programme du Front National. Les valeurs familiales, la question sécuritaire, la réduction de l’immigration ou le combat contre l’UE l'ont décidé.

    Egalement proche des idées de Debout la France de Nicolas Dupont Aignan, il estime que son ralliement à Marine Le Pen, après le premier tour, est une «bonne chose» pour elle mais une «moins bonne» pour lui en cas de défaite. Il ne croit d'ailleurs pas à la victoire mais un «petit 45/55 serait de bonne augure pour les législatives».

    Quand on lui parle éthique, l’homme garde les bras croisés. Impassible. Les «affaires» du Front national, et notamment les suspicions d’emplois fictifs des assistants parlementaires FN au Parlement européen, ne l’émeuvent pas plus que ça:

    «Ca me passe vraiment au dessus. Tout le monde pique dans la caisse à un moment. Je m’attache aux idées et rien d’autre.»

    Pourtant, interrogé sur le récent revirement de Marine Le Pen sur la sortie de l'euro, Wesley préfère parler de «détails techniques qui se régleront une fois au pouvoir». Il enchaîne avec les propos négationnistes de Jean-François Jalkh, désormais ex-président par intérim du FN. Il les condamne tout en nuançant l’affaire:

    «Il est censé avoir tenu ces propos en 2000, dans une thèse publiée en 2007. C’est bizarre que ça sorte maintenant. Après, sur le fond, c’est de la bêtise pure.»

    De la même manière, il juge «grossière» la reprise du discours de François Fillon par la candidate d'extrême droite mais relativise son impact par un «on se fait enfumer par la com' de toute façon».

    «Je ne voterai pas pour Le Pen, mais contre Macron»

    Les ralliements à la candidate du FN paraissent logiques mais ne sont pas automatiques. Sorti de la librairie, Georges Feltin-Tracol avance d’un pas ferme vers la rue Saint-Lazare, agrippé à son Eastpack couleur militaire. Ce quarantenaire, manteau zippé jusqu’au cou, n’est pas n’importe qui dans le milieu intellectuel de l'extrême droite. Sur sa fiche Metapedia, la version «alternative» de l’encyclopédie Wikipédia, il est considéré comme «journaliste», «membre du GRECE» [Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne], collaborateur régulier de Rivarol, Eléments ou Réfléchir et Agir.

    Ce que cette biographie ne mentionne pas clairement, c’est son «positionnement particulier» comme il dit: «régionaliste», «décroissant» et «traditionaliste-révolutionnaire». Abstentionniste au premier tour pour cause de «candidats médiocres», ses arguments ont de quoi surprendre. Il est pour l’Europe fédérale, l’euro, le port du foulard mais estime que «chacun doit rester chez soi» quand on évoque les réfugiés. Pour au moins ces quatre raisons, il n’a ni voté Asselineau, «contre l'UE» ni Marine Le Pen, «l’ultra-laïque». Il partage avec Jacques Cheminade son constat sur «le règne de la finance» et avec Jean-Luc Mélenchon son programme écologique, bien qu'il dénonce ses idées «communistes et immigrationnistes» tout comme son passé troskiste. Hésitant pour le 7 mai, il concède finalement donner sa voix à Marine Le Pen pour se faire «un petit plaisir contre Macron et le système financier».

    Il prononce un «au revoir» machinal puis reprend sa marche vers la foule, devant l'Eglise Trinité. Comme si de rien était. «Nous tenons à notre discrétion», concluait-il avant de partir. Quelque soit le résultat de dimanche, certaines subtilités du vote resteront cachées dans l'isoloir.