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    Le combat d'une femme pour changer à tout jamais la face des emojis

    Jennifer 8. Lee veut ouvrir au public le système qui permet de proposer de nouveaux emojis.

    Imaginez, un instant, que vous puissiez aider à construire un nouveau langage. Un langage utilisé par des millions de gens à travers le monde. Un langage imagé capable de transcender tous les autres. Vous sauteriez sur l’occasion, non? Eh bien, c’est exactement ce qu’a fait Jennifer 8. Lee.

    PDG de la startup littéraire Plympton et ancienne journaliste, tout a commencé pour elle avec une question et un don de 75 dollars au Consortium Unicode, qui coordonne depuis vingt-quatre ans le développement du standard Unicode. Constitué, entre autres, de cadres venus d’Apple, Google ou IBM, ainsi que du gouvernement du Bangladesh, cette organisation supervise et régit l’évolution des emojis. Depuis leur adoption officielle en 2009, ces derniers ont dépasssé leur statut d'obscurs glyphes japonais pour atteindre la forme de communication créative et complexe que nous connaissons aujourd’hui. Quant à la question posée par Jennifer 8. Lee —comment fabrique-t-on un emoji?— elle l’a menée tout droit vers le Consortium auquel elle a adhéré pour 75 dollars par an, ce qui ne lui permet pas de voter mais offre un rôle d’observateur.

    La première réunion du comité technique Unicode (UTC) à laquelle elle a assisté lui a paru surréaliste:

    «C’était hyper bizarre pour eux de voir débarquer quelqu’un qui n’avait rien à faire là, mais leur accueil a été très chaleureux. Tous ces cinquantenaires et soixantenaires qui travaillent ensemble depuis des dizaines d’années et qui me posaient des tas de questions… J’avais un peu l’impression d’être à l'église.»

    L’UTC, dont les membres sont principalement des ingénieurs logiciels chevronnés, est, comme son nom l’indique, une entité technique dont les travaux ne concernent généralement pas les emojis, mais qui travaille également en tandem avec l'Organisation internationale de normalisation, ou ISO, pour approuver ces derniers. Ainsi, lorsqu’il a fallu débattre des nouvelles propositions d’emojis, les membres de l’UTC les ont disséquées méthodiquement, décortiquant jusqu’à la moindre nuance de telle image ou tel personnage. Les œufs furent validés sans problème, mais le lait posa quelques difficultés. Comment fallait-il le représenter? Une brique semblait trop américaine pour un langage aussi universel. Pourquoi pas un verre rempli d’un liquide blanc, tout simplement? Puis vint le tour des haricots. La discussion fut houleuse, mais courtoise –et le Comité ne parvint pas à statuer. Ce sera pour une autre fois.

    «A la fin, ils commençaient un peu à s’énerver et on voyait bien qu’ils trouvaient ça un tantinet ridicule», se souvient Jennifer 8. Lee. «C’était genre, "On est des ingénieurs, on ne devrait pas être en train de débattre de la sémiotique des haricots!"» Et pourtant, malgré l’absurdité de la situation, Jennifer 8. Lee était fascinée. «Ça m’a révélé un autre aspect du langage. Cette histoire de haricots, par exemple: comment trouver un seul haricot pour tous les représenter?» Pendant un court instant, raconte-t-elle, le Comité a songé à proposer un jeu de six emojis haricots —avant de se rétracter. «Quelqu’un a lancé, "Ça voudrait dire que 1% des emojis sont des haricots, ce serait absurde!"».

    Le processus très particulier de proposition et d’adoption d’un nouvel emoji, qui n'est pas sans charme, est relativement inconnu du grand public, celui-là même qui ponctue ses textos de mignonnes petites crottes ou illustre ses réflexions plus complexes d’une ribambelle d’images cartoonesques. On pourrait comparer le Consortium, et plus particulièrement l’UTC, à un Conseil des Sages de l’Emoji, un groupe d’adultes qui préside au sort de ces images rigolotes. Mais pour tous ceux qui attachent de l’importance à ces symboles, le consortium sert une cause plus grande que lui, l’évolution d’un moyen d’expression quasi universel. Et ce grand rôle implique de grandes responsabilités, notamment s’assurer que les emojis répondent aux besoins de ses utilisateurs.

    C’est là qu’intervient Jennifer Lee. Un jour qu’elle discutait par texto avec son amie Yiying Lu —auteure de la Fail Whale, la baleine qui indiqua jusqu'en 2014 aux utilisateurs de Twitter que le site était hors-service— cette dernière s’est étonnée de ne pas trouver d’emoji ravioli chinois, un mets que les deux femmes jugent pourtant universel (appelé gyoza ou encore pierogi dans d’autre cultures). «Au début, c'était juste une phrase en l’air», raconte Jennifer Lee, «et puis on s’est dit, attends, s’il n’y pas d’emoji pour les raviolis chinois, clairement, le système en place a des ratés. Quelque chose ne tournait pas rond et je voulais y remédier.»

    Alors, l'ancienne journaliste s’est débrouillée pour intégrer le sous-comité emoji de l’UTC, qui se réunit une fois par semaine pour débattre des spécificités techniques concernant les propositions et l’implémentation de nouveaux emojis. Une position privilégiée qui lui a permis de constituer un dossier assez exhaustif pour être examiné par l’UTC. «On n’imagine pas le travail que ça demande», explique-t-elle. «Ça prend bien plus qu’une journée à boucler. C’est tellement complexe à écrire, ce n'est pas à la portée de tous. Je connais des gens sortis des meilleures universités du pays qui seraient, je pense, incapables de produire un document de ce genre. Ça demande un ton très particulier.»

    La proposition élaborée par Jennifer 8. Lee pour un emoji ravioli chinois ne montre pas autre chose. Ce texte, qui fait à peine moins de 1300 mots, comporte des notes de bas de page, des graphiques indiquant l’usage du mot à travers les âges, une section consacrée aux «facteurs d’exclusion» ainsi qu’une description du «contenu émotionnel» intrinsèque à ce mets. Un document aussi drôle qu’il est académique, dont voici un extrait:

    Ce qui nous a convaincues de la nécessité d’un emoji ravioli chinois, c’est en grande partie sa persistence historique, son existence antérieure (aux membres du Consortium Unicode comme) à tous les gouvernements de la planète. Si les légendes chinoises attribuent sa création à un médecin de la dynastie des Han orientaux, les archéologues, eux, ont retrouvé à Turfan, une ville située sur la route de la soie, des raviolis chinois fossilisés datant de 600 ou 700 après J.-C.

    Pourtant, malgré sa proposition en bonne et due forme, son expérience des rouages du sous-comité et l’aide de son amie illustratrice Yiying Lu, co-créatrice de l’emoji ravioli chinois, Jennifer 8. Lee avait l’impression que quelque chose manquait. La procédure de soumission lui avait demandé beaucoup de temps, d’énergie et d’argent, et elle avait aussi dû faire appel à des amis ou collègues travaillant dans les médias ou la technologie pour lui donner un coup de main. «Leur système ne permet pas à monsieur ou madame Tout-le-monde de participer aux discussion de l’UTC, ni de suggérer ou travailler sur des propositions», regrette-t-elle. «Alors on a cherché une solution.»

    Cette solution, soutenue par les amoureux des raviolis chinois —dont l’écrivain et restaurateur Eddie Huang— a pris la forme d’une organisation baptisée Emojination. Son objectif: réunir des fonds via Kickstarter pour payer la cotisation de 2.500 dollars par an qui permet de devenir membre associé officiel et non votant de l’Unicode. Aujourd’hui, le Consortium accepte des textes de proposition et son président, Mark Davis, affirme que le comité «consacre énormément de ressources» à «examiner des projets venus du monde entier», donc «les gens normaux ont un pouvoir sur les emojis, via l’Unicode directement, mais aussi via les appareils qu’ils achètent».

    Dans l’idéal, Jennifer 8. Lee voudrait pouvoir s’acquitter des 7.500 dollars nécessaires pour devenir membre votant du comité technique, ce qui permettrait à Emojination, en plus de pouvoir constituer des dossiers, d’avoir un accès direct au Consortium. «Je suis la preuve vivante que les gens qui s’intéressent vraiment aux emojis ont un vrai pouvoir de décision. Il faut juste simplifier les démarches.»

    Et c’est bien parti: en à peine deux jours, le Kickstarter d’Emojination a déjà atteint son objectif de financement (il l'a depuis largement dépassé).

    En interview, Jennifer 8. Lee est la première à s’amuser de son combat pour un emoji ravioli chinois, ou du moins en parler comme d’une démonstration un peu légère du pouvoir d’internet. Mais derrière cette apparente futilité, les motivations sont plus profondes. Qu’est-ce qui pousse une entrepreneure à consacrer autant de son précieux temps à la reconnaissance d’une boulette de pâte? «Je n’utilise même pas tant d’emojis que ça», reconnaît-elle d'ailleurs au téléphone.

    «Mais le vrai problème, c’est que le sort des nouveaux emojis est principalement entre les mains d’hommes, blancs et ingénieurs, à commencer par le sous-comité emoji», explique-t-elle. «Il faut que ce groupe de décideurs soit plus diversifié. Ils en ont bien conscience, et c’est tout à leur honneur, n’empêche que leur vision reste biaisée.» En-dehors du sous-comité, cinq femmes font partie du conseil d’administration du Consortium Unicode, et Lisa Moore, d’IBM, est la présidente du comité technique.

    Bien que nombre de ses membres possèdent un diplôme supérieur de linguistique (le président du Consortium est docteur en philosophie), il y a encore du pain sur la planche. Par exemple, s’il existe des tas d’emojis sur le thème du travail et de la vie de bureau, aucun n’illustre les tâches ménagères. Un oubli subtil, mais sournois, qui s’explique par le genre dominant des membres votants. «Je n’ai rien contre eux, c’est super ce qu’ils font», détaille Jennifer 8. Lee, «mais quand la moitié de la population passe un temps fou à laver, nettoyer, balayer et que rien de tout ça n’est représenté... C’est un biais systématique.»

    Si certains voient les emojis comme un langage à part entière, l’idée ne fait pas consensus. Le président de Unicode Mark Davis nous avait confié l’été dernier ne pas partager ce point de vue. Pour d’autres, comme le fondateur d’Emojipedia Jeremy Burge, ils sont à mi-chemin entre la ponctuation et une véritable langue maternelle. Mais difficile de nier le pouvoir et le potentiel d’expression universelle des emojis, capables de donner un sens à des idées et des émotions qui n’ont aucune racine linguistique.

    Pour Yiying Lu, qui a conçu l’émoji ravioli chinois, ces images «conjuguent à merveille l’art et le sens à travers la technologie» et ont le pouvoir de «transcender les barrières linguistiques».

    Et même s’il est un peu tôt pour l'affirmer, d’ici quelques années, le ravioli chinois devrait s’inviter dans nos téléphones et nos conversations en ligne. D'après Mark Davis, le texte de proposition de Jennifer 8. Lee «est en lecture au comité», c’est-à-dire que ses membres vont s’assurer de son admissibilité. Puis il sera révisé, dit-il, sachant que les précédents emojis alimentaires «l'ont été une bonne dizaine de fois avant d’être acceptés».

    Jennifer 8. Lee est plutôt confiante en l’avenir. Yiying Lu et elle ont l’intention de proposer, entre autres, un emoji boîte-repas chinoise à emporter. Mais elle garde la tête froide.

    «Si on y arrive, on va l’imprimer sur des t-shirts», plaisante-t-elle. «Sérieusement, si ça se fait, c’est vraiment chouette, je le mettrai sur mon profil LinkedIn.»

    Traduit de l'anglais par Nora Bouazzouni

    Mise à jour

    Jennifer 8. Lee nous a indiqué que le Kickstarter Emojination avait été financé en seulement 50 heures. «Je crois qu’on va laisser tomber l’idée des 7.500 dollars pour une demi-voix», écrit-elle dans un mail, «c'est pas une super utilisation de cet argent». A la place, l’argent servira pour trois années de cotisations en tant que membre non-votant.