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    L'étrange ironie du «Canard Enchaîné» sur l'enseignement de la charia en Algérie

    L’hebdomadaire joue sur les peurs en sous-entendant que la charia est enseignée dans les collèges et lycées algériens. La réalité est plus nuancée que ça.

    Dans son édition du 4 avril, l'hebdomadaire Le Canard enchaîné consacre un court article à l'accueil de 100 imams algériens en France à l'occasion du mois de ramadan qui doit débuter aux alentours du 16 mai prochain. Cette opération a été annoncée en mars lors du déplacement du ministre de l'Intérieur, Gérard Collomb, en Algérie.

    Dans cet article, non signé et teinté d'ironie, on lit que la charia est enseignée obligatoirement dans les collèges et lycées algériens depuis 2005 :

    «Gérard Collomb, premier flic de France et accessoirement ministre des Cultes, a donc accepté cette aide de l'Algérie, le cœur d'autant plus léger que les imams algériens diffuseront un islam "modéré".

    En Algérie, l'enseignement de la charia est devenu obligatoire depuis septembre 2005 dans toutes les filières du secondaire, et le Code de la famille, qui réglemente la répudiation des femmes, la polygamie et l'héritage, s'inspire explicitement de la charia. Tout ça est, en effet, sacrément "modéré".»

    Cet article a été notamment relayé par la députée LR, Valérie Boyer, qui a vivement critiqué sur Twitter cette décision gouvernementale : «Incroyable décision de Macron et Collomb de faire venir en France en mai pour le Ramadan 100 imans Algériens qui prêchent la Charia.» Cette information a été reprise par plusieurs comptes, notamment identitaires sur Twitter, qui ont pointé du doigt le gouvernement Macron qui compte accueillir des imams venus d'Algérie.

    incroyable décision de #Macron #collomb de faire venir en France en mai pour le #Ramadan #100Imans #Algériens qui prêchent la #Charia Leur complaisance avec le #totalitarisme #islamique signe leur #irresponsabilité et leur incompétence Quel signal délétère ! #colère https://t.co/lYG1UqHcCR

    Quand Le Canard Enchaîné écrit que l'Algérie, va envoyer des imams «qui diffuseront un islam "modéré"», il reprend les mots du ministre algérien des Affaires religieuses, Mohamed Aïssa. Mais en ajoutant ironiquement en commentaire que «tout ça est, en effet, modéré», le journal sous-entend bien évidemment l'inverse. Sur Twitter la journaliste de BFMTV Neïla Latrous a qualifié cette information d'«énorme intox». Mais la réalité est un peu plus nuancée.

    La filière d'étude de la charia supprimée en 2005...

    En Algérie, où l'islam est la religion de l'État, l'enseignement religieux a une place importante à l'école, de la primaire jusqu'au lycée. On parle d'éducation islamique et de sciences islamiques. Son enseignement est régi par la loi d'orientation scolaire de 2008, où il est indiqué que «l’éducation a pour finalité d’enraciner chez nos enfants le sentiment d’appartenance au peuple algérien, de les élever dans l’amour de l’Algérie et la fierté de lui appartenir ainsi que dans l’attachement à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale et aux symboles représentatifs de la Nation», et «de former des générations imprégnées des principes de l’Islam, de ses valeurs spirituelles, morales, culturelles et civilisationnelles».

    Cette loi est le résultat d'une grande réforme du système éducatif lancée au début des années 2000 par le président Abdelaziz Bouteflika, et qui a remodelé progressivement le système éducatif primaire et secondaire.

    Une des conséquences de cette réforme a été, comme le notaient Libération et Jeune Afrique en 2005, la suppression au lycée de la filière d'étude de la charia, afin qu'elle soit absorbée dans le programme tel qu'il existe aujourd'hui. «Le ministère algérien de l'Éducation annonçait, dans ce cadre, la suppression de l’enseignement de la charia dans les lycées, à partir de la rentrée 2005-2006», indiquait Jeune Afrique, en précisant que cette suppression avait été vivement contestée à l'époque par les conservateurs.

    ... mais la charia est bien présente dans les manuels

    «Affirmer que la charia est obligatoire, est faux», explique à BuzzFeed News le journaliste algérien Salim Mesbah, qui confirme que l'enseignement religieux est fortement présent dans les programmes scolaires algériens. Il ajoute, par ailleurs, que la charia est bien enseignée à l'école, mais pas dans le cadre d'un enseignement à part entière :

    «La charia n'est pas une matière, c'est une loi. Elle figure juste au programme de l'éducation islamique, ce n'est qu'une leçon parmi d'autres qui traite de l'islam. L'éducation islamique fait partie du programme scolaire et c'est étudié du primaire au collège. Puis, ce sont les sciences islamiques qui sont enseignées aux lycéens. Cette épreuve est d'ailleurs obligatoire au Bac, quelle que soit la filière», précise le journaliste du quotidien El Watan.

    Pour Adlene Meddi, journaliste algérien qui collabore pour Le Point, il est d'autant plus incorrect d'écrire cela que la charia n'est pas «appliquée» en Algérie. Il n'y a aucune référence dans la Constitution où le pouvoir politique domine le pouvoir religieux, même si «des éléments» figurent dans le corps législatif :

    «La charia est un corpus de loi global, un immense océan de lois complexes écrites sous plusieurs pouvoirs et dans lequel on peut mettre tout et n'importe quoi. Mais elle n'est nullement appliquée en Algérie, même si certains éléments ont été intégrés dans le corps législatif. Et ce n'est pas parce qu'il y a des cours de religion en Algérie que ça veut dire que le volet religieux étudié est la charia», dit-t-il à BuzzFeed News.

    Dans une étude publiée en 2011, le chercheur algérien Djilali El-Mestari, directeur du Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC) à Oran, a analysé le discours religieux des manuels scolaires algériens de l'éducation islamique dans le cycle secondaire. Au collège et au lycée, on apprend ainsi que la charia est effectivement bien présente dans les manuels :

    «Les manuels du primaire et du cycle moyen abordent des thèmes comme la soumission à la volonté des parents, le respect des personnes âgées et l’amour de la patrie et se rapprochent d’une éducation civique mettant l’accent sur les valeurs morales.

    Les manuels du secondaire traitent des obligations religieuses, contribuant à une éducation aux pratiques et normes dictées par la chariâ (loi islamique), qui règlent la vie sociale, économique et politique. (...)

    Quel que soit le niveau, la préoccupation majeure des auteurs est d'intégrer les valeurs universelles et humanistes au système des valeurs islamiques, et réciproquement de tirer parti des valeurs religieuses traditionnelles pour construire ou transmettre des valeurs universelles. Les premiers chapitres de chaque manuel abordent essentiellement les croyances, les cultes et les obligations au sein de la famille et de la société, en lien avec les valeurs religieuses traditionnelles. Les chapitres suivants traitent de l'économie, des médias, de l'environnement, de la santé et de l’esthétique, à l’époque actuelle.»

    Un terme fantasmé

    La charia, soit la «loi islamique», c'est un ensemble de lois morales et pénales censées régir la vie des musulmans. «Elle tire principalement sa source du Coran, mais aussi de plusieurs autres textes fondateurs. La jurisprudence islamique est donc le résultat d'interprétations des lois religieuses. Il n'y a aucun texte explicite, ni dans le Coran ni dans les hadiths», expliquait L'Obs en 2011, qui établissait une cartographie précise de son application dans le monde musulman.

    Et de ce fait, son importance diffère d'un pays à un autre. Pour Baudoin Dupret, chercheur au CNRS auteur de l'ouvrage La Charia. Des sources à la pratique, un concept pluriel, «la charia fait l'objet de nombreux fantasmes et représentations erronées dans le monde occidental. Le problème vient principalement de sa définition, que l'on peut qualifier de fluctuante». Et elle ne s'applique pas de la même manière en Arabie saoudite et en Iran, pays où le religieux domine le politique, comme dans une grande partie du Maghreb où c'est l'inverse :

    «On peut aussi bien aller vers l'imposition de peines coraniques - la lapidation des femmes adultères, les mains coupées pour les voleurs - que vers l'application de principes généraux chers à l'islam, comme l'équité, la bienfaisance et la justice.

    On peut faire une interprétation réductrice de la charia, ou bien opter pour une lecture évolutive, en accord avec les intérêts de la société. Dans les faits, à l'exception de l'Arabie saoudite et du Soudan, où le code pénal est marqué par l'héritage islamique, dans tous les autres pays arabes, l'influence de la charia ne se fait sentir que sur le droit de la famille», expliquait le chercheur au Monde en 2011.

    En Algérie, la Constitution est «un mélange de droit yougoslave et français respectant les valeurs de l'Islam, les références à la charia sont quasi-inexistantes», selon L'Obs.

    Mais le code de la famille algérien adopté en 1984, s'inspirait de la charia, et donnait un grand pouvoir à l'homme au détriment de celui de la femme, notamment sur la question du divorce. Ce code a été révisé plusieurs fois dans les années 2000 pour que les femmes algériennes aient davantage de droits. «Le harcèlement sexuel a été criminalisé en 2004 et les sanctions ont été renforcées par la révision du code pénal de mars 2015 qui a criminalisé la violence conjugale, le vol entre époux, le harcèlement dans la rue et la violence psychologique», notait le HuffPost Maghreb en 2015.