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    Ce film montre la sexualité des femmes dans toute sa complexité, et ça fait du bien

    American Honey montre une femme sûre d'elle et de sa sexualité, sans pour autant être une badass irréaliste.

    Dans une des scènes les plus marquantes d’American Honey, Star (Sasha Lane), l’héroïne, est sur le point de coucher avec Jake (Shia Labeouf). Jake est déjà allongé sur Star, à moitié dévêtu, en position de dominant. La jeune femme place alors une main entre ses jambes, en retire un tampon ensanglanté, et le jette dans l’herbe. Elle lance rapidement un «ça te dérange?» à Jake, mais il s’agit plus d’une formalité que d’une véritable question. Bien sûr que non, ça ne le dérangera pas. Puis les deux commencent à coucher ensemble.

    «C'était un petit détail, mais très important. Et on ne voit pas souvent au cinéma un tampon comme ça, n'est-ce pas?»

    American Honey n’est pas le premier film à montrer un tampon. Mais dans la culture populaire, les règles sont principalement utilisées pour humilier un personnage, ou le diaboliser. Comme dans la scène d’ouverture de Carrie, où l’héroïne est terrifiée par ses propres règles et où ses camarades de classe lui jettent des tampons dessus pour se moquer d’elle. Ah, et c’est à partir de ce moment-clé que Carrie devient une télépathe meurtrière. Dans American Honey, rien à voir: non seulement le fait que Star ait une relation sexuelle en ayant ses règles n’est pas perçu comme comique, terrifiant ou sale, mais le tampon est un signe d’assurance et de contrôle. Star est à l’aise avec son corps et sa sexualité, et ce rapport aura lieu selon ses propres termes.

    «Le sang du tampon représentait la fertilité, Star a 18 ans, elle est pleine de vie, elle représente le futur», nous a dit la réalisatrice Andrea Arnold lors d'une interview. «C'était un petit détail, mais massivement important. Et on ne voit pas ça souvent au cinéma, un tampon comme ça, n'est-ce pas?»

    Ce n’est pas le seul moment doucement révolutionnaire du film d’Andrea Arnold, en salles depuis le 8 février, et qui a gagné le Prix du Jury à Cannes en 2016. Constamment, le film renverse nos attentes sur le sexe et la féminité, et nous pousse à nous interroger sur nos propres préjugés.

    American Honey suit le parcours chaotique de Star, une jeune femme d’à peine 18 ans qui vit dans l’extrême pauvreté avec des enfants qui ne sont pas les siens, et un tuteur qui abuse d’elle sexuellement. Mais ceci n’est qu’une partie infime de son histoire: le film démarre lorsque Star abandonne cette vie glauque et étouffante pour partir sur les routes américaines avec une bande de jeunes marginaux qui vendent des magazines de ville en ville. Elle le fait en partie par espoir et par ambition, parce qu’elle veut autre chose qu’une vie miséreuse et violente. Mais elle le fait aussi pour une raison beaucoup plus futile: elle craque sur Jake, un des leaders de la bande qu’elle décide de suivre. On aimerait que Star soit uniquement en train de prendre son destin en main, et se moque des hommes un peu nazes qui l’entourent, mais la réalité est toujours plus compliquée que ça, et le film d’Andrea Arnold l’illustre parfaitement.

    Ce qui est difficile à saisir dans son personnage, c’est que Star ne rentre pas dans les cases généralement attribuées aux personnages féminins dans les films. Elle n’est pas une victime, mais elle n’est pas non plus une badass qui n’a peur de rien et qu’aucun homme ne peut atteindre. Elle est entre les deux, elle a des faiblesses et prend de mauvaises décisions. Elle s'échappe de sa vie de misère parce qu'elle rêve d'une meilleure existence, mais aussi pour essayer de choper un mec.

    Rares sont les films qui offrent une représentation du sexe et de la condition féminine aussi complexe, et parfois presque perturbante, qu’American Honey. Star est sublime, rieuse, caractérielle; bref, comme son interprète Sasha Lane, elle est fascinante. Et tout au long du film, elle est observée, reluquée, convoitée par les hommes qui l’entourent. On sent très clairement le désir qu'ils éprouvent en la voyant, et toutes les femmes qui ont déjà connu ces regards-là ressentiront un profond malaise face à ces scènes.

    «Je ne voulais pas qu’il lui arrive quelque chose de mal, et je pense qu’elle ne voulait pas qu’il lui arrive quelque chose de mal non plus.»

    Le problème, c’est que pour vendre ses fameux magazines, Star se retrouve souvent seule avec ces mêmes hommes, isolée, exposée. Conditionnés par à peu près l’intégralité de la culture populaire, on en vient presque à attendre le moment où la situation va prendre une mauvaise tournure, où l’un d’eux va l’agresser. Mais le film ne prend jamais le tournant attendu.

    «Je trouve ça intéressant, parce que pourquoi tout le monde s’attend à ce que quelque chose comme ça se produise? Est-ce que c’est parce qu’on a vu tellement de films où des horreurs se produisent quand les filles se promènent toutes seules?» se demande Andrea Arnold. «Je ne voulais pas qu’il lui arrive quelque chose de mal, et je pense qu’elle ne voulait pas qu’il lui arrive quelque chose de mal non plus.»

    La relation entre Star et Jake est tout aussi ambivalente: le personnage joué par Shia Labeouf est charismatique, mais aussi violent et impulsif. Malgré ça, Star continue d'être attirée par lui et de le désirer. Pour autant, Star n'est jamais définie comme victime de la situation, ou des abus que Jake ou d'autres hommes voudraient lui imposer. Dans la première scène où les deux font l'amour, Star grimpe sur Jake à califourchon. Andrea Arnold se rappelle que, pendant le tournage, Shia Labeouf avait initialement commencé à «prendre le contrôle» pendant la première prise. La réalisatrice l'a alors stoppé, et a insisté pour que ce soit Star qui prenne en main leur rapport. «Il n'y a pas beaucoup de raisons pour lesquelles je pourrais faire ça, mais là ça me paraissait important.»

    Andrea Arnold a toujours filmé les femmes mieux que personne, avec une ambivalence et une complexité déroutantes tant elles sont trop rares au cinéma. Dans Red Road, elle montrait une autre femme qui utilisait sa sexualité pour des motifs choquants. Dans Fish Tank, elle filmait une adolescente qui se lançait dans un jeu de séduction avec le petit-ami de sa mère (incarné par Michael Fassbender). Elle a aussi réalisé plusieurs épisodes de la série Transparent, sur une femme trans qui fait son coming out tardivement à sa famille.

     «Je veux voir des femmes qui se saisissent de leur pouvoir»

    Quand on demande à Andrea Arnold quels rôles féminins elle aimerait voir davantage au cinéma, elle répond: «Des femmes compliquées. (...) Des femmes qui trouvent leur pouvoir.»

    «Une amie à moi qui travaille dans une école m’a dit qu’elle faisait faire des dessins aux enfants, et quand elle leur demande de décrire leur dessin, les garçons disent "c’est génial", et les filles disent "ça aurait pu être mieux, ce n’est pas assez bien". Et je me demande: d’où cela peut venir à l’âge de 5 ans?! Donc je veux voir des femmes qui se saisissent de leur pouvoir. (...) Qu’elles n’aient pas peur de ce qu’elles sont, qui qu’elles soient, qu’elles s’acceptent totalement, dans toute leur complexité.»

    «Être mignonne ne veut pas dire être faible, et être sexuelle ne veut pas dire être une fille facile»

    On peut déjà dire que le pari a été réussi avec American Honey, un des rares films où la féminité et la sexualité ne sont pas dépeintes comme une chose simple et facile à définir, comme une entité qui soit purement noire ou blanche. Comme nous l’explique l'actrice Sasha Lane avec emphase: «Tout le monde essaie toujours de placer les femmes dans des cases, genre vous devez être ci, vous devez être ça, mais je pense que les femmes sont des créatures sauvages, très sexuelles, et qui ont de très fortes opinions, mais être mignonne ne veut pas dire être faible, et être sexuelle ne veut pas dire être une fille facile. Je veux voir plus de couches différentes chez les personnages féminins.» Et c’est exactement ce que fait Andrea Arnold dans ses films.

    Le seul film d'Andrea Arnold qui adoptait un point de vue masculin était son adaptation des Hauts de Hurlevent, racontée du point de vue de Heathcliff. Mais comme tous les personnages d’Andrea Arnold, Heathcliff est un outsider, un marginal. Et c'était la première fois que le personnage était incarné par un homme noir, un choix tout sauf anodin. Quand on lui en parle, Andrea Arnold devient songeuse. «En fait, peut-être que j’aurais dû faire Heathcliff en femme. Ça, ça aurait été intéressant.»