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    Voici à quoi ressemble la vie en Syrie après quatre ans de guerre

    Alors que la guerre civile qui déchire le pays entre dans sa cinquième année, plus de la moitié des habitants ont fui leur maison et l'espérance de vie a chuté de 20 ans. BuzzFeed News a discuté avec trois Syriens de la vie quotidienne dans leur pays.

    De l'extérieur, il est presque impossible d'imaginer ce que doit être la vie quotidienne en Syrie, dont la brutale guerre civile entre dans sa cinquième année ce mois-ci et ne semble pas près de se terminer. Cette bataille multidimensionnelle a fait converger de nombreux pays, depuis les nations du Moyen-Orient voisines jusqu'à la Russie et les États-Unis, et elle a fourni un terrain fertile au groupe islamiste Daech. Pendant ce temps, les civils syriens sont pris au piège.

    Un rapport soutenu par les Nations unies publié la semaine dernière indiquait que la guerre avait tué environ 200.000 personnes, raccourci l'espérance de vie de 20 ans et forcé plus de la moitié de la population du pays, qui était de 21 millions avant-guerre, à s'enfuir. La Syrie est désormais la principale source mondiale de réfugiés, même si la plupart de ceux qui ont fui restent déplacés à l'intérieur même du pays, d'après un article de The Economist paru en janvier.

    Mais pour le monde extérieur, ces nombres impressionnants peuvent être difficiles à digérer, et les voix individuelles des Syriens ont du mal à nous parvenir. Les communications téléphoniques sont intermittentes, des millions de personnes déplacées sont constamment sur les routes et les journalistes ont pour la plupart cessé de se rendre dans ce qui est devenu le pays le plus meurtrier du monde pour les reporters.

    Alors, de quoi est faite la vie quotidienne en Syrie? Est-ce que les gens sortent souvent? Comment rechargent-ils leurs téléphones portables? Est-ce qu'ils trouvent quelques raisons de rire? BuzzFeed News a interrogé trois Syriens qui habitent, visitent régulièrement ou récoltent des données sur différentes villes, pour essayer de comprendre les vies humaines qui se cachent derrière les statistiques.


    De nombreux Syriens n'ont pas quitté leur ville et ils essayent de tenir le coup, d'après les personnes que nous avons interrogées, par peur des terribles conditions de vie dans les camps de réfugiés du pays et de l'étranger. Beaucoup n'ont pas les moyens d'émigrer confortablement.

    «Si on fuit Alep, on ne vivra jamais une vie normale», explique Rami Zien, 23 ans, un photographe en freelance de la ville. Celle-ci est principalement contrôlée par une coalition peu structurée de groupes rebelles armés opposée au président Bashar al-Assad. «On sera dans un camp, ou on vivra une vie très chère en Turquie.»

    Ceux qui restent trouvent généralement l'un des petits boulots disponibles dans une zone de guerre – conduire les taxis, réparer les voitures, gérer les petits cybercafés ou simplement vendre les moindres produits de contrebande qu'ils arrivent à se procurer. Ils essayent d'éviter de devenir l'une des 7,6 millions de personnes déplacées à l'intérieur de la Syrie, ou des 3,8 millions qui ont fui à l'étranger en tant que réfugiés.

    «Beaucoup de gens ont perdu leur emploi d'origine… Ils démarrent ce qu'ils arrivent à démarrer», a confié Rami dans une interview via Skype. «Mon voisin gérait des usines de textile et maintenant, il vend des châles et du diesel au marché.»


    Trois photos montrent Zien à Alep ces douze derniers mois. Sur la photo en haut à droite, Zien a photographié un ami à Alep en mars 2014 après ce qu'il dit être un bombardement aérien.



    À Racca, une ville contrôlée par l'organisation Etat Islamique, certains habitants joignent les deux bouts en louant des maisons aux militants ou en travaillant dans leurs écoles religieuses. «Les seuls bons emplois sont ceux de Daech… mais mes amis refusent de travailler avec eux», confie Abdalaziz Alhamza, 24 ans, fondateur du groupe activiste anti-Daech et anti-Assad Raqqa Is Being Slaughtered Silently (Racca est massacrée silencieusement). Abdalaziz a fui la Syrie l'année dernière et il vit maintenant à Berlin, d'où il dirige une équipe de 12 militants à Racca qui documentent la vie dans la ville syrienne.

    Environ 60% des Syriens sont sans emploi et à peu près la même proportion vit dans l'extrême pauvreté, ce qui signifie qu'ils n'ont pas les moyens d'acheter le minimum pour rester en vie, d'après le rapport de l'ONU.



    Au jour le jour, la majeure partie des activités de la population consiste à se procurer deux choses essentielles: la nourriture et l'électricité.

    «L'année dernière, presque tous les marchés alimentaires ont été fermés. Il fallait courir dans tout Alep pour trouver la moindre chose – ne serait-ce qu'une tomate. Parfois vous en trouviez, et parfois non», raconte Rami Zien. «Certaines ONG apportaient de la nourriture mais c'était seulement des choses comme du riz et de l'huile. Juste ce qu'il faut pour rester en vie.»


    De nombreux marchés ont réouvert ces deux derniers mois, d'après Rami, et on trouve maintenant des légumes frais et du poulet. L'ONU a essayé de négocier un «gel» – un arrêt des attaques de six semaines mais pas un cessez-le-feu complet – à Alep, et Assad a accepté de cesser temporairement les attaques aériennes sur la ville.


    À beaucoup d'endroits, la nourriture n'est pas particulièrement rare mais les prix sont extrêmement élevés. Les ingrédients doivent de plus en plus être importés clandestinement de l'étranger. Un sachet de pain syrien coûte 1$ dans la petite ville frontalière de Sarmada, contre 30 cents avant la guerre, selon Mohammed, un Syrien qui a fui en Turquie en 2011 mais qui continue à aller à Sarmada au moins une fois par mois. Il nous a demandé de ne pas publier son nom complet.


    «Dans les endroits ruraux où je suis allé, beaucoup de gens dépendent des colis alimentaires des ONG», raconte Mohammed, qui se rend en Syrie en partie dans le cadre de son travail pour un groupe d'aide basé au Royaume-Uni et dirigé par la diaspora, appelé Hand in Hand for Syria (Main dans la main pour la Syrie). «J'ai vu des endroits où 80% des gens en dépendent.»



    En ce qui concerne l'électricité, les images satellite montrent que la Syrie est 83 % plus sombre la nuit que ce qu'elle était avant la guerre, en partie parce que les gens s'enfuient et en partie parce que les infrastructures ont été détruites.

    Dans les trois villes que BuzzFeed News a observées, la disponibilité de l'électricité allait de 12 heures par jour lors d'une bonne période à Sarmada à des coupures durant 4 à 5 jours lors d'une mauvaise période à Alep, selon les trois Syriens interrogés.


    À Sarmada, d'après Mohammed, certains utilisent des panneaux solaires pour recharger leurs batteries de voiture. Puis ils utilisent les batteries pour fournir de l'électricité à quelques lampes, leurs téléphones portables et éventuellement leurs ordinateurs portables. Dans certains quartiers, des personnes achètent un générateur et louent une partie de l'électricité qu'il fournit.


    À Alep, Rami utilise un panneau solaire d'une valeur de 250$, mais il dit que ce n'est pas possible pour une famille moyenne. «Le prix minimum est de 100$. Pour une famille normale, c'est une somme importante. Certaines familles ici vivent avec 150$ pour tout le mois.»


    Après avoir rechargé votre téléphone, cependant, vous n'aurez probablement aucune réception. Rami nous a expliqué qu'il n'y avait plus de réception dans la moitié d'Alep car les antennes de téléphonie mobile avaient été détruites. Le principal moyen de communication dans les trois villes est de se connecter à Internet via satellite et d'utiliser le service de messagerie populaire WhatsApp.


    La guerre de Syrie a débuté en mars 2011 quand Assad, dont la famille gouverne depuis plus de quatre décennies, a entamé des mesures répressives contre les manifestations de rue critiquant son régime.

    Aujourd'hui, le conflit est un amas de groupes armés poreux et de financiers étrangers, a indiqué à BuzzFeed News Emile Hokayem, un expert du Moyen-Orient de l'Institut international pour les études stratégiques.

    D'un côté il y a le régime d'Assad, qui peut mobiliser aussi bien l'armée syrienne que des milices informelles. Assad a reçu un soutien politique et des équipements militaires de la Russie et de l'Iran. De l'autre côté, il y a l'Armée syrienne libre, un groupe d'opposition armé qui a reçu à certains moments un soutien occidental. Puis il y a une myriade d'autres milices, dont des islamistes tels que Daech et Jabhat al-Nusra, ainsi que des forces kurdes.




    «Personne ne sort pour le plaisir, seulement si c'est nécessaire», dit Mohammed à propos de Sarmada, qui est contrôlée par l'Armée syrienne libre. Selon Abdalaziz, les habitants de Racca eux-aussi sortent rarement après le coucher du soleil et Rami confie que les habitants d'Alep sont constamment en train de regarder le ciel quand ils marchent pour repérer les attaques aériennes.

    On rapporte largement que les forces d'Assad ont lâché des bombes barils sur Alep et ses alentours lors de bombardements aériens. Assad a nié le mois dernier, lors d'une interview de la BBC.

    Daech est monté en puissance depuis l'année dernière, en prenant le contrôle de plusieurs bandes en Syrie et en Irak, en publiant des vidéos violentes d'exécutions et en recrutant des adeptes au Moyen-Orient aussi bien que dans les pays occidentaux. En janvier, un groupe de soutien à Daech a publié un guide de vie pour les femmes musulmanes qui décrit Racca comme un havre de paix. La fondation Quilliam, un think tank britannique consacré au contre-extrémisme, a traduit le guide de l'arabe à l'anglais et l'a qualifié de pure propagande.


    Sur bien des plans, la Syrie paraît invivable – et pourtant les gens trouvent encore des moyens de vivre. Les trois Syriens à qui nous avons parlé ont décrit une extraordinaire ténacité et même des bribes de joie.

    «Il faut s'habituer au son des canons et des bombes», confie Rami. «On doit écouter les avions et les bombes, et en même temps, il faut bien continuer. Les gens sortent même s'il y a un avion. Si on y pense, on ne sort jamais de chez soi.»

    Abdalaziz dit que les membres de son équipe d'activistes de Racca se sont habitués à bien des égards à entendre que l'une de leurs connaissances s'était faite tuer – et même s'ils sont en deuil, ils n'ont pas d'autre choix que de se forcer à poursuivre leur route. Et, dans les moments les plus maussades, ils trouvent même parfois de quoi se réjouir.

    «Mes amis me disent que quand l'électricité revient après une coupure, quand l'eau revient, les gens applaudissent», raconte-t-il. «Ils s'écrient: "Ouaiiiis! Ouaiiiis !"»