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    Pourquoi le cinéma doit arrêter de prétendre que le sexe lesbien se limite à la position des ciseaux

    Mademoiselle est le dernier exemple de ces films réalisés par des hommes, mettant en scène des lesbiennes et où le corps des femmes ne se réduit qu'à un très beau spectacle. Pourquoi le sexe lesbien est-il si mal représenté au cinéma? [Attention, cet article contient des spoilers]

    Dans la dernière scène de sexe de Mademoiselle, thriller psychologico-érotique de Park Chan-wook en salles depuis le 2 novembre, il y a une étincelante paire de boules de geisha. Plus tôt dans le film, c'est d'armes qu'elles ont servi. Là, leur usage sera radicalement différent. Sookee (Kim Tae-ri) et Lady Hideko (Kim Min-hee) sont entièrement nues et se font face, agenouillées, les jambes légèrement tremblantes. La scène se déroule dans la fastueuse cabine d'un paquebot de luxe, avec ses coussins satinés, ses meubles cossus, ses murs à la décoration subtile. Tandis qu'elles s’emboîtent l'une contre l'autre et que chacune insère une boule dans le vagin de sa partenaire, un joyeux tintinnabulement accompagne leur fou rire. C'est la première fois que Sookee et Hideko se sentent totalement à leur aise ensemble. Leurs corps beaux et lisses sont agencés dans une symétrie parfaite, à l'instar de tout ce qui les entoure dans la pièce. La scène fait penser à un tableau admirablement composé.

    Et elle serait effectivement sublime si elle n'était pas aussi grotesque. Vous pouvez me dire qui a ce genre de vie sexuelle?

    Mademoiselle, réalisé par le Sud-Coréen visionnaire qui nous avait offert Oldboy, peut se targuer d'une structure exquise et d'un scénario brillant —pour beaucoup, le film est un chef-d’œuvre. Adaptation du roman Du bout des doigts, signé en 2002 par la Galloise Sarah Waters, Park Chan-wook a transféré ses personnages originellement victoriens dans la Corée des années 1930, alors sous occupation japonaise. Ce qui, au premier abord, part comme une longue histoire d'escroquerie, devient un conte enchâssé en trois actes, déroulant une intrigue complexe de faux semblants et de retournements d'allégeance. Nouvelle servante de Lady Hideko, Sookee a comme mission de la pousser dans les bras du Comte Fujiwara (Ha Jung-woo), un escroc coréen de basse extraction se faisant passer pour un noble japonais. Si elle feint la candeur et la gentillesse, Sookee est en réalité une redoutable pickpocket, complice de Fujiwara —le but étant, après son mariage avec Hideko, de la faire interner dans un asile pour lui dérober sa fortune. Un plan qui se déroule à merveille jusqu'à ce que Sookee et Hideko en viennent à tomber amoureuses.

    Dans un film qui parle de duplicité, de jeux de rôles et d'inversions des normes culturelles, les diverses scènes de sexe sont loin d'être arbitraires. Au contraire, sur les trois, deux ont une réelle utilité scénaristique —ce qui n'est déjà pas si mal. Reste que toutes ces scènes, à un moment ou à un autre, remâchent des stéréotypes éculés sur le sexe lesbien —y compris cette bonne vieille position du ciseau complètement risible— et gâchent un film par ailleurs réellement hypnotique. Plus généralement, ces scènes exploitent les corps féminins comme s'il s'agissait uniquement de jolis objets. C'étaient les métaphores de problématiques artistiques, esthétiques et d'un désir aux côtés obscurs.

    Présenté à Cannes en mai dernier, Mademoiselle a évidemment été comparé à La Vie d'Adèle, d'Abdellatif Kechiche, Palme d’Or en 2013. Les deux films ne sont pas non plus dénués de points communs avec Carol, de Todd Haynes, chouchou des festivaliers en 2015. Il s'agit là de trois films acclamés par la critique, mettant en scène des femmes queer et réalisés par des hommes. Tous sont aussi tirés d’œuvres de fiction écrites par de vraies lesbiennes: La Vie d'Adèle est adapté du roman graphique de Julie Maroh, Le bleu est une couleur chaude, tandis que Les Eaux dérobées, roman sentimental de Patricia Highsmith paru en 1952 sous le pseudonyme de Claire Morgan, constitue l'inspiration de Carol.

    Si les trois films se déroulent dans des pays et des époques très différents, ils partagent une certaine somptuosité visuelle: ce sont de véritables merveilles pour les sens. Chacun exalte jusqu'à l’écœurement la magnificence des femmes qu'il représente, surtout quand ces dernières n'ont plus de vêtements. Il en résulte une représentation du sexe lesbien, tel que se l'imaginent des hommes réalisateurs qui, au mieux, relève d'une envie, parfaitement bien intentionnée, d'honorer la beauté de la sexualité féminine queer. Mais au pire, nous sommes face à des expériences formalistes sur la symétrie et la dualité (Vous avez vu? Ce sont deux femmes qui couchent ensemble et elles se ressemblent, c'est pas mignon?) très près du fétichisme.

    Dans Mademoiselle, deux scènes sont en réalité les deux versions d'un même moment. Hideko vient de faire un cauchemar et Sookee se met au lit avec elle pour la rassurer. Elles finissent par s'embrasser et Sookee, dont le boulot est de faire en sorte qu'Hideko tombe amoureuse du comte Fujiwara, ne cesse de l'évoquer tandis que leurs gentils câlins prennent rapidement une autre tournure. Hideko lui demande si le comte pourrait la toucher comme Sookee le fait, Sookee confirme et leur émoi va croissant. La visée de la scène est ostensiblement comique, ce qui marche très bien –elles sont bien davantage intéressées l'une par l'autre qu'elles ne le sont par le comte– reste qu'il y a quelque chose de très agaçant là-dedans, comme s'il fallait forcément qu'un homme soit présent lorsque deux femmes font l'amour. «Continue comme le ferait le comte!» gémit Hideko tandis que Sookee prend son sein dans sa bouche.

    Plus tard, on retrouve cette même scène, plus longue et détaillée, et ses aspects comiques sont renforcés. À peu près à sa moitié, le film change de perspective pour adopter celle d'Hideko et nous apprenons qu'enfant, son oncle Kouzuki l'a forcée pendant des années à lire sa collection de littérature pornographique devant un parterre d'hommes pervers. Un flashback nous montre Hideko, exposée aux fantasmes sexuels de son oncle et de ses clients; pour la punir, Kouzuki lui frappe les mains avec les boules de geisha dont elle se servira plus tard avec Sookee. Et à l'instar de Sookee qui faisait semblant d'être idiote et docile, Hideko feignait la pudibonderie, ses yeux comme deux ronds de flan. «On dirait que tu as fait ça toute ta vie», lui dit Sookee, ébahie, lorsque que leur chorégraphie lascive bifurque vers —surprise!— les ciseaux. Mais contrairement, à Sookee, nous ne sommes pas dupes: Hideko n'est pas une chaste ignorante. Et lorsque Sookee remonte de l'entrejambe d'Hideko, le visage brillant de fluides vaginaux, on rigole comme à une blagounette scato: c'est mi-débile et mi-dégueu. (Même si, bon point pour Park Chan-wook, la chose est plutôt réaliste).

    Dans sa critique du New Yorker, Jia Tolentino loue le sens du l'humour et de la polissonnerie du film, en écrivant que «les actrices sont aussi douées que Park pour faire surgir des instants de réelle comédie dans des situations autrement chargées». Il est vrai que les scènes de sexe ont tout à gagner d'un peu de légèreté, comme le vrai sexe dans la vraie vie. Sauf que dans Mademoiselle, les personnages ne rient pas entre eux ou d'eux. Non, ce sont nous, les spectateurs, qui nous moquons. Leur enthousiasme suffoquant frôle l'obscène et si leur avidité et leur stupéfaction sont si délicieuses, c'est que le spectateur en sait davantage qu'eux.

    À peine une semaine avant de voir Mademoiselle, j'étais dans un autre cinéma devant Moonlight, le magnifique drame de Barry Jenkins, en compagnie d'un autre public qui allait aussi s'amuser devant des scènes d'intimité queer. Et pourtant, dans ce cas, elles n'avaient pas grand-chose de rigolo. Certes, comme le mentionne E. Alex Jung dans Vulture, il y a effectivement des passages cocasses dans Moonlight, sauf que les rires dont je parle se sont fait entendre à des moments très doux de flirt et de séduction. «Je n'ai pas pu m'empêcher de trouver cela méprisant, écrit-il, comme s'il s'agissait de neutraliser et de compartimenter l'intimité homosexuelle en en faisant un ressort comique.»

    Sauf qu'il y a quand même quelque chose d'irritant à voir du sexe lesbien présenté comme un spectacle comique, surtout quand tant de gens estiment toujours que le sexe entre femmes n'est pas vraiment du sexe.

    Manifestement, Park Chan-wook accueille le rire à bras ouverts dans les scènes de sexe de Mademoiselle, et ce qu'il y a d'intéressant, c'est que l'humour ne vient pas uniquement de l'intimité queer, mais bien plutôt d'un ensemble de quiproquos et de révélations. Vu que le sexe lesbien sert souvent deux objectifs scénaristiques 1) des femmes découvrent leur sexualité ou 2) des femmes découvrent leur sexualité avant de se faire bien vite punir —que des représentations de sexe queer puissent révéler les motivations de personnages et nourrir significativement une intrigue est aussi informatif que rafraîchissant.

    Sauf qu'il y a quand même quelque chose d'irritant à voir du sexe lesbien présenté comme un spectacle comique, surtout quand tant de gens estiment toujours que le sexe entre femmes n'est pas vraiment du sexe. Pour beaucoup de spectateurs, on est là devant du badinage de lycéennes, d'un jeu pour exciter des mecs, d'une phase qui passera ou d'une erreur à corriger. Ce qui explique pourquoi les ciseaux y sont si courants, alors que dans la vraie vie des lesbiennes, pas vraiment (selon quelques témoignages et cette étude loin d'être scientifique). Pourtant, la pratique semble «réelle» aux yeux d'hétéros. Vu que les doigts ne servent visiblement à rien, pour deux femmes cisgenre, le contact entre organes génitaux est ce qui s'approche le plus d'un coït impliquant un pénis et un vagin, en plus, bien évidemment, du tribadisme et de l'usage d'un gode-ceinture. Pour une raison quelconque, le gode-ceinture n'a pas encore sa place dans la fiction grand public, ni même dans le porno à destination des hommes hétéros. À mon avis, c'est parce que les ciseaux excitent les mecs, tandis qu'une femme en gode-ceinture a de quoi les faire flipper. Un peu comme si elle leur disait: «Ben vous voyez, en fait des femmes, des queer et autres individus non conformes peuvent vachement mieux baiser que vous, déso pas déso!»

    Dans Mademoiselle, les ciseaux sont tout particulièrement absurdes parce que Sookee et Hideko restent les mains jointes, comme si elles venaient de se congratuler après un match de foot et qu'elles avaient décidé de ne plus bouger. Leur 69 est un peu plus réaliste (même si pas tant que ça pour une première rencontre), une scène exubérante filmée en plan large. Si, à certains moments durant les scènes de sexe, le film adopte le point de vue de Sookee ou d'Hideko —ce qui est d'ailleurs tout à fait louable comparé à la norme cinématographique— dans les moments les plus dramatiques, les plus expressifs, leur corps est tout entier à l'écran, paré de sa gloire sans graisse et sans poil. Et face à ce 69 en vue d'avion, difficile de se placer autre part que dans un œil d'homme. Difficile de voir ces scènes comme autre chose que des compositions parfaites, taillées sur mesure pour une consommation masculine.

    Comme le remarque Amy Nicholson dans sa critique pour MTV News, «Park se fout de la gueule des mecs qui, comme le comte, pensent tout savoir du désir féminin», et parce qu'ils ne le comprennent pas, le comte et Kouzuki finiront mal. Hideko et Sookee détruisent sa collection et, peu après, c'est sa vie de voyeur et de violeur qui se termine. Sauf que si Kouzuki est condamné, les scènes de sexe semblent tout droit sorties de ses opus pour vicelards. Si Hideko et Sookee reprennent le pouvoir sur des hommes qui les traitaient comme leurs joujoux sexuels, cette émancipation est totalement sapée par une sexualité qui, justement, est celle d'objets dénués d'autonomie.

    La vie d'Adèle, d'Abdellatif Kechiche, le prédécesseur le plus célèbre de Mademoiselle en matière de sexe lesbien absurde, ne nous fait jamais grâce du point de vue de ses protagonistes. Adèle (Adèle Exarchopoulos), une Parisienne de 15 ans, se voit sentimentalement et sexuellement troublée par Emma (Léa Seydoux), plus âgée et plus expérimentée. Leur scène de sexe la plus longue s'étire sur 7 atroces minutes. Sauf qu'on aurait pu se sentir beaucoup moins mal si l'intégralité du corps des actrices ne nous était pas montrée à l'écran sous des angles impitoyablement larges (un choix de caméra essentiel pour un passage ciseaux très agressif). C'est dégueulasse à regarder, et ça l'est encore davantage lorsqu'on a lu des interviews des actrices expliquant que le seul tournage de cette scène a duré 10 jours, qu'Abdellatif Kechiche leur a demandé des trucs qu'aucun autre réalisateur n'aurait osé, et qu'elles se sont senties «humiliées».

    «Dieu merci, nous avons eu la Palme d'Or, parce que ça a été horrible», dira Seydoux. Julie Maroh, l'auteure de la bande-dessinée originale, tancera pour sa part «un étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn, et qui m’a mise très mal à l’aise».

    Abdellatif Kechiche va même jusqu'à se mettre en scène dans le film, sous les traits d'un personnage masculin qui, lors d'une soirée remplie d'artistes, crache un laïus insupportable sur le pouvoir mystique de l'orgasme féminin. Les femmes dans La vie d'Adèle sont ses muses, il agence leurs corps dénudés comme des statues dans un musée. Adèle et Emma ne sont pas vraiment des personnages en tant que tels, ce sont des outils masturbatoires, les pantins d'une chorégraphie esthétisante. Qu'est-ce qui est encore mieux qu'une belle femme folle de sexe? Deux belles femmes folles de sexe!

    Des reproches qu'on ne peut pas faire à Carol, de Todd Haynes, au contraire, c'est un film tranquillement joyeux et émancipateur. Dans les années 50, Therese (Rooney Mara) est une petite employée d’un grand magasin avec un penchant pour la photo. Lorsqu'elle aide Carol (Cate Blanchett) à récupérer une paire de gants, cette dernière lui ouvre son univers mondain et artistique. Carol aura été acclamé par la critique et la profession: sa scénariste, Phyllis Nagy, sera nommée pour l'Oscar de la meilleure adaptation. Chaque plan est aussi exquis qu'un tableau, imprégné du rouge et du vert des décorations de Noël. Les costumes, dessinés par Sandy Powell, sont un enchantement pour les yeux. Comme j'ai pu l'écrire, la tonalité générale de Carol est incroyablement chaleureuse, sans jamais être réellement chaude.

    À une époque où, aux États-Unis, les queer devaient user de techniques de signalement et de détection discrètes, l'obsession de Carol pour le regard —Therese qui regarde Carol derrière des carreaux ruisselant de pluie, Therese qui regarde Carol devant et derrière son appareil photo— est aussi logique sur un plan technique que thématique. Reste que quelques fois, quand les femmes se regardent, il est évident qu'elles voient d'autres versions d'elles-mêmes, notamment durant une des scènes de sexe du film.

    Seules dans une chambre d'hôtel, Carol déshabille Therese. La lumière tamisée d'un abat-jour sublime sa peau d'albâtre. Avant que Carol ne se penche pour l'embrasser, elle s'arrête un moment et lui dit: «Jamais je n'ai été aussi belle.» C'est stupéfiant —au lieu de voir Therese comme un individu, Carol, ne serait-ce que l'espace d'une seconde, la voit comme la beauté juvénile qu'elle ne sera plus. C'est le genre de réplique que vous n'aurez jamais dans une scène entre un homme et une femme. Pendant un court instant, une énième fois, voilà que des femmes servent de reflet l'une de l'autre, le féminin et la féminité de l'autre côté du miroir.

    Todd Haynes, à l'instar de Park Chan-wook dans Mademoiselle, idolâtre l'ultra-féminin: les luxueux manteaux de vison de Carol sont le pendant des parures victoriennes d'Hideko. Dans une scène, Hideko prête ses vêtements à Sookee. Leurs rôles sont inversés et, filmées de dos, elles ont l'air toutes les deux identiques. Elles ne sont plus que deux nuques. Qu'importe qu'elles échangent et ré-échangent leurs habits et leur identité, elles seront toujours un reflet l'une pour l'autre.

    Dans chacun des films, mais surtout dans Mademoiselle, le lesbianisme est loin d'être accessoire, il sert réellement d'outil narratif.

    En plus de la maîtresse et de la servante, Hideko et Sookee jouent aussi à la maman et à l'enfant. «Tu es mon bébé madame», dit Sookee à Hideko en lui tendant une sucette tandis qu'elle prend son bain. Une fois, pendant l'amour et alors qu'elles se lèchent les tétons, Sookee dit à Hideko qu'elle aimerait lui donner son lait (À ce moment, avec ma copine, on s'est regardées totalement dépitées). Haynes joue aussi avec ces rôles, quoique de manière un peu plus subtile, même si les deux femmes ont un écart d'âge réel —la coupe au carré de Therese ressemble à celle de la petite fille de Carole. Dans La Vie d'Adèle, la différence d'âge est moindre, mais plus significative, vu qu'Adèle est une jeune adolescente, et à 15 ans, encore quasiment une enfant. Toutes les femmes queer sont différentes, et toutes n'ont pas le même avis sur le degré de crédibilité des représentations, mais je vais parier que pour la majorité d'entre nous, le trip maman-fifille ne nous fait pas sauter au plafond.

    Dans les trois films, chaque femme est inévitablement le faire-valoir de l'autre —que ce soit pour quelques instants, ou dans des scènes interminables. Dans Mademoiselle, le double jeu ajoute une couche de provocation au questionnement sur l'identité et l'imposture— et le jeu en miroir est donc davantage justifié, même pendant les scènes de sexe. Mais il y a toujours quelque chose de compassé, de banal, dans le fait de réduire deux femmes, deux individus autonomes, à deux contraires symboliques. Dans chacun des films, mais surtout dans Mademoiselle, le lesbianisme est loin d'être accessoire, il sert réellement d'outil narratif. Les deux revers de la médaille lesbienne permettent d'explorer une différence de culture, de classe, d'expérience sexuelle, et même de conception du bien et du mal. Sookee et Hideko endossent différents costumes (la maîtresse et la servante, la victime et le bourreau, la mère et l'enfant), mais parce qu'elles sont toutes les deux des femmes, il est souvent difficile de les différencier. C'est ce qui est censé faire rire. Le lesbianisme comme tour de passe-passe.


    Certes, voir des lesbiennes dans des films prestigieux relève d'une mutation bienvenue, surtout quand tant de personnages queer sont relégués aux égouts d'Hollywood. En 2016, à la télé, les bisexuelles et les lesbiennes se font toujours beaucoup plus tuer que la moyenne des personnages féminins, et des films comme Mademoiselle ou Carol, qui pour une fois ne se terminent pas mal pour leurs héroïnes, font quand même plaisir, il ne faut pas le nier. Sookee et Hideko réussissent à se libérer d'hommes qui, littéralement, voulaient les baiser, les épouser et les tuer, pour trouver, ensemble, un bonheur sincère et jouissif. Sauf qu'à l'instar de Laura Miller de Slate, j'aurais aimé que le film se termine sur une scène plus libératrice, et d'ailleurs plus en raccord avec Du bout des doigts, comme celle où elles courent dans un champ, l'une à côté de l'autre, en riant, vers une mer imaginaire et s'étalant à perte de vue. Là, cela aurait été époustouflant. Mais à la place, nous voilà avec la scène la plus supersymétrique de toutes —les boules de geisha dans la cabine du paquebot— qui, en plus d'être excessive, est totalement improbable.

    On pourrait penser que si les femmes étaient plus nombreuses dans les instances décisionnelles du cinéma —et, idéalement, s'il y avait plus de femmes réalisatrices— on aurait davantage de scènes de sexe lesbien respectant le point de vue des différents protagonistes, des scènes qui ne seraient pas qu'une succession de plans crypto-pornos, des scènes où les femmes seraient autre chose que leurs reflets réciproques, de vrais êtres humains, en chair et en os. Et ce serait encore mieux si ces femmes étaient queer elles-mêmes. Dans ce cas, nous aurions davantage de scènes queer mettant en scène toutes les nuances du spectre non binaire. (À noter qu'Hideko fait un très beau drag-king à un moment, sauf qu'elle retombe bien vite dans son ultra-féminité).

    Dans les scènes de sexe lesbien, la symétrie et la dualité ne fonctionnent que parce que les personnages ont exactement la même allure. Un tel niveau de formalisme serait impossible avec ses actrices au corps et au genre discordants, sans même parler de femmes de couleur ou de silhouette différentes. Si les lesbiennes sont de plus en plus représentées à l'écran, elles demeurent majoritairement jolies, minces et blanches. Ce qui non seulement n'est pas représentatif de la diversité queer, mais fait primer une froide et lisse esthétique à la richesse d'un grain véritablement narratif. Les scènes de sexe où les femmes queer sont l'équivalent de jolies poupées de tableaux vivants ne sont pas seulement irréalistes: le plus souvent, elles nous mettent mal à l'aise ou nous ennuient à mourir. Et niveau scènes de sexe chiantes, merci, mais on est déjà servis du côté hétéro.



    Ce post a été traduit de l'anglais par Peggy Sastre.