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    Une semaine dans les mystérieux villages endormis du Kazakhstan

    Radiations, complot, hystérie… BuzzFeed News a essayé de garder les yeux ouverts dans l'endroit où les habitants dorment des jours durant, sans que l'on sache avec certitude pourquoi.

    L’air était glacial en ce matin d’avril 2010, quand la première personne du village tomba malade. Les femmes qui faisaient tourner le marché de Krasnogorsk, dans le nord-ouest du Kazakhstan, bavardaient comme d'habitude autour d’un thé —s’enquérant du sommeil de l’une, des enfants dissipés ou de l’avancée des travaux dans l’appartement de l'autre. Comme à son habitude, Lyubov Belkova, que ses amis appellent Lyuba, fut la première à plier boutique et regagna son stand. Quelqu’un lui posa une question et comme aucune réponse ne vint, les femmes remarquèrent que Lyuba, 61 ans, était affalée sur sa chaise, le front posé sur son étal de chaussettes et de bonnets.

    Nadezhda, une ancienne infirmière, prit son pouls. Il était normal. Ses pupilles étaient dilatées. Lyuba ronflait. Elle se réveilla quatre jours plus tard à l’hôpital et ne se souvenait de rien. L’infirmière lui dit qu’elle avait eu un AVC. Durant tout le mois qui suivit, Lyuba fut à fleur de peau. Elle pleurait pour rien, devenait agressive sans raison, se plaignait de vertiges, de maux de tête. Mais les habitants avaient vu pire —pendant longtemps, l’Union soviétique avait exploité les mines d’uranium de Krasnogorsk.

    Puis ce fut au tour de Nadezhda d’être frappée par cette maladie du sommeil. Les médecins, qui ne trouvèrent rien d’anormal, lui conseillèrent de se reposer. Lyuba, elle, fut hospitalisée six fois pour les mêmes symptômes au cours des deux années qui suivirent. Aucun spécialiste ne put trouver la raison de son mal. On l’envoya en Russie passer des électrocardiogrammes, des IRM et des scanners, en vain.

    En mars 2013, les habitants se rendirent au village voisin de Kalachi pour célébrer Norouz, le nouvel an du calendrier perse, qui correspond au premier jour du printemps. Ce week-end là, trois adolescents et cinq adultes ressentirent les mêmes symptômes: ils commencèrent à voir double, à chanceler, puis tombèrent dans un profond sommeil. À leur réveil, des jours plus tard, ils ne se souvenaient de rien. Les villageois commencèrent à se poser des questions, d’autant qu’une autre femme avait souffert du même mal quelques semaines après Nadezhda, ainsi qu’un lycéen qui s’était effondré sur le sol peu de temps après Lyuba. Ah, les jeunes et la drogue, se dirent les habitants. Mais il y eut aussi Julia, 28 ans, quelques jours avant Norouz. Partie chercher du pain un matin, elle dormit trois jours durant. Les médecins diagnostiquèrent un surmenage, mais comme Julia ne se sentait pas fatiguée, ils lui dirent qu’elle avait quelque chose à la colonne vertébrale.

    C’est alors que la mystérieuse maladie du sommeil s’abattit sur Kalachi et Krasnogorsk comme une plaie biblique. Il y eut au total neuf vagues et plus de 130 personnes (soit un quart de la population) qui furent touchées par cette épidémie, certains plusieurs fois. Tous racontèrent les mêmes symptômes avant-coureurs: troubles de l’élocution, de la vision, vertiges. Et aucun souvenir au réveil. Tous reçurent le même diagnostic: une encéphalopathie d’origine inconnue, c’est-à-dire une affection du cerveau.

    Les scientifiques commencèrent à arriver, avec leurs machines et leurs tubes à essais, puis vinrent les fonctionnaires municipaux et leurs enquêtes en vue d’un éventuel relogement, et enfin accoururent les journalistes. Les gens continuaient à tomber malades et malgré certains articles parus cet été, on ne sait toujours pas pourquoi.


    Les regards se tournèrent d’abord vers la mine d’uranium située à trois kilomètres de là. Kalachi a été colonisée en 1954 par des paysans, lorsque le Parti communiste a ordonné aux Russes de cultiver des terres vierges afin de nourrir la population soviétique. Deux ans plus tard, des traces d’uranium furent découvertes et la ville de Krasnogorsk sortit de terre pour loger mineurs et ingénieurs envoyés sur le complexe en 1967. Au départ, c’était une ville «secrète», administrée par le Ministère des Constructions Moyennes, qui couvrait les activités nucléaires de l’URSS. À son apogée, dans les années 70, elle comptait 6.500 habitants. La ville prospérait et faisait des jaloux dans les alentours. En 1980, les gisements épuisés, la mine fut fermée et une autre ouvrit à une cinquantaine de kilomètres. Onze ans plus tard, l’Union soviétique entraîna Krasnogorsk dans sa chute.


    La nouvelle mine fermée, les habitants se retrouvèrent au chômage, sans retraite. Beaucoup partirent, et ceux qui restèrent subirent les pannes d’électricité récurrentes, l’eau courante quelques heures par jour, le rationnement… Les gens démantelèrent les immeubles pour vendre métal et briques au marché noir. Aujourd’hui, Krasnogorsk ressemble à une ville dévastée par la guerre.

    Le Kazakhstan a pendant longtemps été le terrain d’expérimentation du nucléaire soviétique. Dans le polygone atomique de Semipalatinsk, 456 essais ont laissé des séquelles dévastatrices sur la population. En 2001, des fonctionnaires russes ont vérifié l’étanchéité de la mine de Krasnogorsk. Il ne restait plus qu’un millier d’habitants, bien décidés à retrouver des conditions de vies décentes. Et si le gouvernement déclarait la zone inhabitable, ils exigeraient une compensation financière. Entre 2011 et 2013, 91 familles furent relogées dans de nouveaux appartements à Esil, à 40 kilomètres, mais les 83 autres sont toujours dans les limbes de Krasnogorsk à cause d’un entrepreneur véreux.

    C’est dans cette atmosphère d’incertitude que les gens ont commencé à tomber dans un sommeil profond. Alors quand les médecins ont parlé de surmenage, pourquoi ne pas les croire?

    En avril 2014, une équipe de l’Institut scientifique de médecine des radiations et d'écologie vint analyser le sol, l’air, l’eau et mesurer la concentration de radon, un gaz rare qui augmente le risque de cancer du poumon mais ne provoque pas de somnolences. Comme elle n'était pas étonnante pour un village qui trône sur une mine d’uranium, ils se sont alors tournés vers le monoxyde de carbone. Mais rien ne semblait concluant.

    Alors les rumeurs continuèrent à aller bon train: untel avait vu quelqu’un enfouir des barils au moment de la fermeture de la mine; un autre affirmait que le gouvernement avait trouvé de l’or sous le village et qu’on les empoisonnait pour les forcer à partir. Ou peut-être était-ce une eau miraculeuse, ou bien des diamants. Curieusement, aucun étranger n’était jamais tombé malade, ni journaliste, ni scientifique, ni employé du gouvernement dépêché sur place.

    Ce fut le 1er septembre 2014 que tout bascula. En ce jour de rentrée des classes, huit enfants entre 4 et 11 ans, dont plusieurs de la même fratrie, sombrèrent inexplicablement. Ils pleuraient, riaient, hallucinaient, puis se rendormaient. On leur diagnostiqua encéphalopathies d’origine inconnue ou œdèmes diffus. Mais peu avant octobre, la police conclut son enquête et informa les parents que leurs enfants s’étaient intoxiqués en sniffant du dichlorvos, un acaricide. Le petit de 4 ans aurait inhalé de la peinture dans le gymnase de l’école, fraîchement rénové. Mais les enfants ne s’étaient pas vus de l’après-midi, et le plus jeune n’était jamais entré dans l’enceinte de l'école.

    Nos enfants, c’est la ligne à ne pas franchir, ont décidé les villageois. Ils ont immédiatement demandé à être relogés, ont exigé des réponses et des dédommagements. Les scientifiques de l’Institut de physique nucléaire sont revenus faire des tests, prélever des échantillons d’ongles et de cheveux.

    Pour Sergey Lukashenko, directeur de l’Institut scientifique de médecine des radiations et d'écologie depuis neuf ans, les radiations sont le bouc émissaire idéal. «On ne les entend pas, on ne les sent pas, on ne les voit pas. (…) C’est toujours plus simple de dire que c’est la faute des radiations.» Mais de son avis propre, il ne savait pas quoi chercher, et pour le trouver, il lui faudrait du temps. Il prouva néanmoins que les rumeurs d’enfouissement en douce de déchets ne tenaient pas la route. La théorie de l’empoisonnement au monoxyde de carbone refit surface après des tests sanguins montrant des taux élevés de carboxyhémoglobine, qui inhibe la délivrance d'oxygène du corps. En outre, l’équipe de Lukashenko s’aperçut que lorsque la concentration en monoxyde de carbone était élevée dans une maison, il en était de même pour les hydrocarbures, tandis que l’oxygène était anormalement bas. Mais Sergey Lukashenko hésitait. «Il est probable qu’un autre facteur, inconnu, entre en compte» pour expliquer la curieuse maladie du sommeil.

    Cette dernière continua à faire des victimes: durant l’automne 2014, le village connut sa vague la plus importante de malades -plus de soixante personnes. Mais tous ne souffraient pas de la même manière; certains réussissaient à conduire, travailler ou même danser avant de s'effondrer, et la première personne étrangère à la ville tomba malade quelques heures à peine après son arrivée.

    Le gouvernement envisagea alors le relogement, sur la base du volontariat, des habitants de Kalachi. En novembre, le gouverneur Kulagin annonça que 9,5 millions d’euros seraient débloqués pour permettre aux villageois de déménager. Mais ces derniers ne connaissaient toujours pas la cause de leur étrange affection.

    À mon arrivée, Lyuba détenait le record du village: elle s’était endormie huit fois. Aucun des tests menés n’avait donné de résultat, et les gens restés à Kalachi accusaient le gouvernement de dissimuler la vérité pour ne pas les dédommager financièrement. Cinquante-deux familles avaient déménagé, et les 172 restantes se divisaient en deux camps: celles qui attendaient le prochain convoi, et celles qui refusaient de bouger. Paradoxalement, ceux qui pensaient que l’air était empoisonné mais ne comptaient pas partir étaient catégoriques: si le danger était si grave, le gouvernement les aurait déjà évacués, comme à Tchernobyl. «Ce n’est pas qu’on a pas confiance, mais ils nous proposent de déménager et en même temps, il paraît qu’ils vont ouvrir une carrière et construire des canalisations pour l’eau courante», m'expliqua Lena, dont les trois enfants avaient été hospitalisés le jour de la rentrée. En attendant, le gouvernement refuse toujours de payer une compensation financière tant que les scientifiques n’auront pas trouvé d’explication. C'est le relogement, ou rien. Mais certains sont revenus vivre à Kalachi, n’ayant reçu ni leur nouvel acte de propriété, ni leur salaire, ni l’emploi promis.

    Bien que l’URSS a tenté d’éradiquer les religieux, elle n'a proposé aucune alternative aux croyants. Alors les superstitions populaires se sont enracinées dans la région. En outre, il n’est pas totalement inconcevable de se méfier du monde entier quand on regarde l’héritage de l’Union soviétique ainsi que le gouvernement kazakh actuel. Des morceaux de fusée qui tombent du ciel; une arme biologique qui provoque soudain une épidémie de variole; ou encore 100.000 antilopes saïga, en danger critique d’extinction, qui meurent de façon inexpliquée en l’espace de quinze jours, et le gouvernement qui fait la sourde oreille.

    Puisque les meilleurs spécialistes du Kazakhstan ont affirmé qu’il n’y avait rien de physiquement anormal chez les habitants de Kalachi, et qu’aucun scientifique n’a réussi à prouver la corrélation entre un facteur environnemental et les symptômes de la maladie du sommeil, il ne restait plus qu’une option: un phénomène psychogénique de masse, plus connu sous le nom d’hystérie collective.

    Krasnogorsk et Kalachi correspondent plutôt bien aux environnements sujets à ces phénomènes, qui peuvent durer des années, lorsque des gens qui souffrent depuis longtemps d’anxiété se mettent à convulser, à trembler, à rire ou pleurer de façon incontrôlable et éprouvent des difficultés à communiquer. L’hystérie collective peut aussi provoquer des états proches de la transe. Pour qu'elle se produise, certaines conditions doivent être réunies: les gens doivent avoir vu ou entendu parler de l’incident pour que les symptômes se propagent; cela a tendance à se produire au sein de communautés fermées, écoles ou usines; et cela implique un facteur extérieur de stress, comme une mine d’uranium ou les rumeurs d’un gaz mystérieux. C’est un phénomène qui fait de nombreuses victimes lorsqu’il apparaît puis lorsqu’il disparaît, souvent lors de rassemblements publics, et qui touche autant les femmes que les hommes. «Leurs symptômes sont avérés, ils n’inventent rien, mais c’est leur anxiété qui les provoque, pas les radiations», explique Robert Bartholomew, un sociologue spécialiste des phénomènes psychogéniques de masse à l’université d’Auckland, en Nouvelle-Zélande.

    La vie n’a pas épargné les habitants de Krasnogorsk et de Kalachi. L’émotion après la faillite de la première, l’incertitude du relogement pour la deuxième, mais aussi les problèmes personnels; l’alcoolisme, les pères qui abandonnent leurs familles, le parent ou l’ami emporté trop tôt par un cancer… «Soit une nouvelle maladie est apparue qui déroute les scientifiques, soit c’est une hystérie collective. Compte tenu du contexte et du stress dont souffrent les gens de la région, je parie sur la deuxième option», maintient le sociologue. Leurs symptômes lui rappellent les crises d’hystérie qui ont touché de nombreux couvents d’Europe de l’Ouest entre les XVe et XVIIIe siècles. Les nonnes y développaient des tics verbaux, aboyant ou blasphémant, et souffraient d’amnésie rétrograde. L’hystérie collective pourrait expliquer pourquoi seuls certains villageois sont tombés malades.


    Les derniers cas constatés, quelques semaines avant mon arrivée, avaient été moins graves qu’auparavant —les malades n’avaient même pas été hospitalisés. Aucune victime sérieuse n’avait été enregistrée depuis janvier. Comme si les gens avaient arrêté de s’endormir brusquement à l’annonce de leur relogement. Leur confiance en Sergey Lukashenko, qui faisait tout son possible pour trouver une explication, avait-elle suffit à calmer cette hystérie collective?

    Mi-juillet, le vice-Premier ministre Berdibek Saparbaev annonça que le mystère avait été résolu: la faible concentration en oxygène alliée aux taux élevés de monoxyde de carbone étaient responsables de la maladie du sommeil. Mais quand j’appelai Sergey Lukashenko pour confirmer, il me précisa qu’il ne s’agissait que d’une hypothèse de travail, qu’il espérait pouvoir confirmer avant la fin de l’année. Lui présage un retour de la maladie en septembre, lorsque les gens rallumeront le chauffage.

    «Vous ne trouvez pas ça bizarre, que quand les gens de Kalachi ont été relogés, à l’instar de leurs voisins de Krasnogorsk, ce que beaucoup souhaitaient, ils ne sont plus tombés malades?», demandai-je à Lena autour d’un thé dans sa cuisine.

    «C’est une observation intéressante», me répondit-elle.

    «Peut-être que les gens ont enfin obtenu ce qu’ils désiraient, alors ils ne sont plus tombés malades?»

    «Le calme est revenu», reconnut-elle, «les gens ont continué à vivre leur vie.»

    «Et personne ne tombe plus malade…», insistai-je.

    «Pour moi, ce n’est pas une psychose. Mais c’est intéressant. Si le gouvernement expliquait cela aux gens, peut-être qu’on saurait. Mais comme il n’en fait rien, on ne peut que continuer à présumer.»

    Cet article a été traduit et condensé par Nora Bouazzouni.

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