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    Ariana Grande, Beyoncé, One Direction: quand le mépris pour la pop culture sert d’excuse au sexisme

    Le traitement réservé à Ariana Grande, Harry Styles ou Beyoncé témoigne de la méconnaissance, voire du mépris assumé, de certains médias à l'égard d'artistes dont le public est jeune et féminin.

    Si vous avez plus de 25 ans, impossible pour vous de savoir qui est Ariana Grande. C'est en tout cas ce qu'affirme une tribune intitulée «Ariana qui?» publiée sur le site Arrêt sur Images au lendemain de l'attentat survenu lors de son concert à Manchester le 22 mai dernier. Plusieurs autres médias publient dans la journée du 23 des portraits de la chanteuse, normal après un tel événement. Mais Arrêt sur Images est certainement le seul média à le faire avec autant de mépris.

    L'auteur concède vivre dans une «bulle», qui l'aurait empêché de connaître ne serait-ce que le nom d'une chanteuse au succès pourtant planétaire. Il ne se prive toutefois pas d'écrire qu'en 1993, l'année de naissance d'Ariana Grande, «les gens normaux se passionnaient pour la question de savoir si Balladur allait arriver à griller Chirac». Une manière, on l'aura compris, de souligner que les jeunes, c'était mieux avant.

    Il semblerait pourtant qu'un
    type d'artiste bien particulier soit systématiquement sujet au mépris médiatique dont la chanteuse fait l'objet au lendemain du drame: ceux dont le public est jeune et féminin.

    Des circonstances dramatiques ont fait connaître Ariana Grande d'un plus large public, à n'en pas douter. Mais pour Daniel Schneidermann, l'auteur de la tribune, sa méconnaissance ne tient qu'à une simple question d'âge, une «assignation» selon lui «tout aussi solide que les assignations au sexe ou au milieu». Il semblerait pourtant qu'un type d'artiste bien particulier soit systématiquement sujet au mépris médiatique dont la chanteuse fait l'objet au lendemain du drame: ceux dont le public est jeune et féminin. En somme, l'essence même de ce qui fait la «pop culture».

    Harry Styles, ex-membre des One Direction (groupe britannique dont le public était pendant ses années d'activité incontestablement similaire à celui d'Ariana Grande), s'exprimait à ce sujet dans une interview avec Rolling Stone au mois d'avril dernier. Quand on lui demande s'il est inquiet à l'idée de devoir plaire à un public plus âgé (comprendre, plus légitime) depuis le lancement de sa carrière solo, le chanteur britannique répond, «agité»:

    «Qui peut dire que les jeunes filles qui aiment la musique pop —ce qui veut dire populaire, on est d'accord?— ont de moins bons goûts musicaux qu'un hipster de la trentaine? (...) Comment peut-on dire que les jeunes filles ne comprennent rien à la musique? Elles sont notre futur. Nos futures docteurs, avocates, mères, présidentes. Les fans adolescentes ne mentent pas. Si elles vous apprécient, elles sont là. Elles ne font pas semblant d'être "trop cool" pour quoi que ce soit. Elles vous apprécient, et elles vous le disent. Ce qui est incroyable.»

    Décrédibiliser un artiste parce que son public est jeune et féminin, puis lui reconnaître un talent certain une fois qu'il a été adoubé par un public masculin et plus âgé n'est pas nouveau.

    Dans bien des cas, l'amour inconditionnel des fans pour leurs idoles devient prétexte à un dédain de principe. Décrédibiliser un artiste parce que son public est jeune et féminin, puis lui reconnaître un talent certain une fois qu'il a été adoubé par un public masculin et plus âgé n'est d'ailleurs pas un procédé nouveau. Ce mépris empreint de misogynie est similaire à celui qui visait les «groupies» d'Elvis Presley, et des fans des Beatles au plus fort de la Beatlemania... Avant qu'ils ne soient adoptés plus largement, puis inscrits au Panthéon de la musique. À ce propos, Harry Styles déclarait d'ailleurs à Rolling Stone: «les jeunes filles aiment les Beatles. Vous allez me dire qu'elles ne sont pas sérieuses?»

    S'ajoute à cette critique l'idée selon laquelle les musiciens en question ne seraient que des produits marketing, fabriqués pour plaire. Si bien qu'on accuse des chanteuses au succès mondial de manquer de talent... parce qu'elles marchent trop bien. Et en plus de refuser de leur reconnaître leur habileté, on va jusqu'à trouver impensable qu'elles aient ne serait-ce qu'une once de libre-arbitre dans la prise de décisions artistiques les concernant. Ainsi, Beyoncé —dont il est difficile de dire qu'elle ne sait pas chanter– se voit reprocher son féminisme (de posture), son antiracisme (calculé) et sa supposée mégalomanie (malvenue), sous prétexte qu'une artiste aussi mainstream qu'elle ne penserait qu'à l'argent et ne serait de toute façon pas beaucoup plus intelligente que la horde de fans qui l'adule aveuglément.

    Dans le meilleur des cas, ces analyses ne touchent qu'à l'ignorance et au mépris. Dans le pire, elles normalisent sans sourciller un racisme odieux. D'après un article de L'OBS publié le 6 mai 2016, dans Lemonade (son dernier album en date, qualifié par l'auteur de l'article de «médiocre»), Beyoncé parlait «le petit nègre des ghettos». Une expression depuis retirée de l'article et dont l'emploi révèle une tragique méconnaissance de la culture afro-américaine, pourtant essentielle à la compréhension de l'album. Il s'agit en fait d'African-American Vernacular English (AAVE), un argot noir aussi légitime que n'importe quel autre patois et que la chanteuse utilise à dessein, dans un effort de représentation visiblement incompréhensible pour le journaliste.

    Refuser de dépasser le condescendant «chanteuse pour "gamines"», c'est refuser de voir ce qu'Ariana Grande représente pour les jeunes filles et jeunes femmes présentes à Manchester le 22 mai.

    Il n'y a aucun mal à ne pas connaître Ariana Grande. Mais refuser de dépasser le condescendant «chanteuse pour "gamines"», c'est refuser de voir ce qu'Ariana Grande représente pour les jeunes filles et jeunes femmes présentes à Manchester le 22 mai dernier. Comme l'expliquait Christina Cauterucci dans Slate au lendemain de l'attentat, la chanteuse a, au cours de sa carrière, choisi de s'afficher comme maîtresse d'une sexualité qu'on lui reprochait, au grand dam de «l'ordre hétéropatriarcal». À travers ses chansons et ses interviews, elle permet à son public de faire de même.

    Si l'on est parfaitement libre de ne pas apprécier Into You, Side To Side ou Dangerous Woman, encore faut-il le faire en connaissance de cause, ce qui n'est malheureusement pas le cas des journalistes à qui on confie le travail de légitimation culturelle. C'est à des gens qui ignorent l'existence de l'AAVE qu'on demande de parler de Beyoncé. À des hommes qui ont dépassé depuis longtemps l'adolescence qu'on demande de dresser le portrait d'une chanteuse jeune, féministe, qui assume sa sexualité et souhaite que son public fasse de même. Néanmoins persuadés que leur grille d'analyse est «neutre» et «objective», ces critiques finissent souvent par mépriser la forme (de la musique pop, avec un public jeune, donc forcément médiocre) avant même de s'être intéressés au fond. Révélant ainsi qu'ils n'ont aucune idée de ce dont ils parlent.