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    «Si on ne développe pas l’Afrique, l’Europe explosera» : nous nous sommes procuré la bande audio de la conférence de Sarkozy à Abu Dhabi

    Nicolas Sarkozy n’a pas seulement affirmé que les démocraties ne permettent pas l’émergence de « grands leaders », il a aussi raconté les leçons de diplomatie qu’il aurait administrées à Barack Obama ou Ban-ki Moon.

    Le samedi 3 mars, l'ancien président français Nicolas Sarkozy s'est exprimé devant environ 150 personnes à Abu Dhabi, aux Émirats arabes unis, dans le cadre du «Abu Dhabi Ideas Week-end», conférence internationale visant à évoquer les grandes problématiques qui «balayent le globe». Si un média émirati, The National, a publié un court extrait du discours de l'ancien président français, BuzzFeed News s'est procuré l'enregistrement audio de toute la conférence, qui a duré près d'une heure. Sur cet enregistrement, on entend distinctement Nicolas Sarkozy s'exprimer en français devant son auditoire. Dans certains passages, la voix de la traductrice en, qui retranscrit les mots de Nicolas Sarkozy en anglais, couvre celle de l'ancien président, c'est pourquoi nous avons dû traduire certaines phrases.

    Dans cette conférence, Nicolas Sarkozy n'a pas seulement dit que «les grands leaders du monde viennent de pays qui ne sont pas de grandes démocraties» comme cela a été rapporté. On l'entend aussi raconter comment il a fait la leçon à l'ancien président américain Barack Obama sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne ou à Ban-ki Moon sur son inutilité à la tête des Nations unies (ONU). Il défend aussi l'homme fort de la Russie, Vladimir Poutine, et met en garde l'Europe contre le danger que représente, selon lui, la démographie africaine. Contacté par BuzzFeed News, l'entourage de l'ancien président confirme la teneur des propos tenus. Florilège.

    Alors qu'il développe sa vision selon laquelle la démographie serait «le premier problème du monde», Nicolas Sarkozy explique qu'il faut selon lui contrer le populisme en écoutant «ce que dit le peuple». Et de préciser :

    «Le peuple dit : "Nous ne voulons pas accueillir toute l’immigration africaine". Et c’est vrai ! C’est vrai ! Donc il faut un fantastique plan pour développer l’économie africaine et permettre aux jeunes Africains de trouver du travail. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut arrêter l’immigration, c’est une question mondiale, personne ne peut l’arrêter. Mais il y a 500 millions d’Européens, et dans 30 ans, vous aurez deux milliards et demi d’Africains. Les futurs de l’Afrique et de l’Europe sont liés. Si on ne développe pas l’Afrique, l’Europe explosera. C’est un autre sujet. C’est pas un sujet populiste, c’est un sujet tout court !»

    Un peu plus tard lors de son intervention, qui dure une quarantaine de minutes, il revient sur cette idée et explique toutefois qu'il ne croit pas à «l'immigration zéro», mais plutôt à un «plan Marshall» pour l'Afrique :

    «Je ne serai jamais celui qui expliquera qu’il faut zéro immigration. Mais la question que soulève l’immigration, c’est comment la gérer ? Dans 30 ans, on aura 2,3 milliards d’habitants en Afrique. 65 % d’entre eux auront moins de 25 ans. 500 millions en Europe. Comment on fait ? Comment on s’en sort ? (...) Je pense que le plus important c’est d’organiser un gigantesque plan Marshall pour développer l’économie africaine. Je pense que la réussite de l’Afrique sera la stabilité de l’Europe. Si ça échoue, ce sera un drame pour l’Europe. Et pas que pour l’Europe. (...) C’est un sujet extrêmement important. Comme le sujet de la natalité en Afrique subsaharienne. Comment voulez-vous que des pays réussissent quand la moyenne d’enfants par femmes est à cinq ou six

    Lancé sur le sujet du Brexit et de ses conséquences pour l'Europe et la France, Nicolas Sarkozy n'y va pas par quatre chemins. «Un cauchemar pour tout le monde», estime l'ancien chef de l'État, et une décision «totalement incompréhensible», mais pas irréversible selon lui. Il croit encore en un nouveau traité européen qui pourrait faire revenir les Britanniques dans l'Union :

    «Comment voulez-vous que l’Europe soit contente de perdre la deuxième économie européenne ? Et on devrait être content ? Quant à l’Angleterre, qu’est-ce que c’est que cette façon de penser ? L’anglais est la langue du monde ! La spécialité des anglais, c’est la finance mondiale, et il décident de partir ! (...) C’est une folie ! Pour moi, il faut refonder l’Europe, le projet européen est vieux. Et dans les demandes de l’Angleterre, beaucoup de choses étaient de nature à satisfaire d’autres peuples. Il faut un nouveau traité européen. Qu’on repense l’Europe pas en se fondant sur les 60 dernières années, mais en pensant aux 60 prochaines. Et dire aux Anglais : "Vous avez décidé de partir, voici une nouvelle Europe, à vous de voter pour savoir si vous voulez en faire partie ou non".»

    Facebook: NancyGBrinker

    Photo publiée par Nancy Brinker, ancienne cheffe du protocole de George W. Bush, ce week-end, à Abu Dhabi.


    C'est un petit arrangement avec la vérité que Nicolas Sarkozy affectionne. Alors qu'il disserte sur l'impuissance de l'ONU à régler les conflits qui secouent la planète, Nicolas Sarkozy raconte comment, selon lui, Ban-ki Moon aurait vu d'un mauvais œil la montée en puissance du G20. «Quand j’ai créé le G20, Monsieur Ban-ki Moon, qui était secrétaire général de l’ONU, m’a dit : "Avec ton G20 tu tues l’ONU."» Sauf que... Nicolas Sarkozy n'a absolument pas «créé» ni «inventé» (un terme qu'il utilise aussi pendant la conférence), le G20. Déjà en 2014, deux après la fin de son mandat, il avait raconté la même anecdote, quasiment au mot près. Le Lab d'Europe 1 rappelait à l'époque que s'il avait en effet modernisé le G20, Nicolas Sarkozy ne l'avait absolument pas créé, puisque lors de sa naissance, en 1999, il était maire de Neuilly.

    Nicolas Sarkozy profite de l'histoire pour tacler Ban-ki Moon. Selon lui, aux remontrances du Sud-Coréen, il aurait répondu : «Tu n’as pas besoin de moi [pour tuer l'ONU, NDLR], tu la tues toi-même, tu ne prends aucune décision.»

    Interrogé sur Vladimir Poutine et le regard que doit porter le monde sur le leader russe, Nicolas Sarkozy est clair : «La Russie est le pays qui a la plus grande superficie du monde. Qui peut dire qu’on ne doit pas parler avec eux ? C’est fou comme idée ! On a besoin de la Russie. On doit parler à Poutine, il faut lui parler surtout si on est pas d’accord.» L'ancien président rappelle d'ailleurs qu'à l'occasion de la crise géorgienne, en 2008, il avait négocié avec Vladimir Poutine (alors Premier ministre, et non président) le retrait des forces russes d'Ossétie du Sud, région indépendantiste en conflit ouvert avec le pouvoir de Tbilissi. Un rappel que, si, la Russie a déjà pénétré le territoire d'un autre État. Par ailleurs, Nicolas Sarkozy insiste. Il est possible de négocier avec Vladimir Poutine :

    «La Russie est un partenaire important dans le monde d’aujourd’hui. Pour tout le monde, mais surtout pour l’Europe. C’est impossible de faire sans [les Russes]. J’ajoute que Poutine est prévisible, on peut être en désaccord avec lui, mais on peut lui parler. Et il respecte la force. Mais il est prévisible.

    C'est le cœur du développement de Nicolas Sarkozy : la perte de «leadership» des démocraties du globe. Selon l'ancien président, «les grands leaders du monde viennent de pays qui ne sont pas de grandes démocraties». Et d'ajouter :

    «Quels sont les grands leaders aujourd’hui ? La démocratie détruit le leadership. C’est un grand sujet. Ce n’est pas un sujet anecdotique. Comment avoir une démocratie et en même temps accepter un leadership ?»

    Exemple personnel selon lui, le Louvre Abu Dhabi :

    «J’ai été le chef de l’État pour la création du Louvre Abu Dhabi. J’ai ai mis toute mon énergie, et Mohammed Ben Zayed y a mis toute sa vision. On a mis dix ans ! Dix ans ! En allant vite ! Sauf que Mohamed Ben Zayed est toujours là, et moi ça fait six ans que je suis plus là ! Et je suis pas parti parce que j’en avais envie hein !»

    Interrogé par ailleurs sur le cas du président chinois Xi Jinping, qui cherche à faire sauter la limitation à deux mandats imposée par la Constitution chinoise, Nicolas Sarkozy identifie un problème : comment faire pour lutter contre un régime autoritaire dont le président est élu à vie, alors que le président américain, par exemple, n'est élu que pour quatre ans ? Il explique :

    «Le président Xi considère donc que deux mandats de cinq ans, dix ans, ce n’est pas assez. Il a raison. (Rires) En même temps, le mandat du président américain, en vérité c’est quoi ? C’est pas quatre ans, c’est deux. Un an pour apprendre le job, un an pour préparer la réélection. Donc c’est une excellente question. Vous comparez le président chinois qui a une vision pour son pays, et qui dit que 10 ans ce n’est pas assez, au président américain qui a deux ans, sans compter les "mid-term" [élections de mi-mandat, NDLR]. (...) Vous voyez le déséquilibre dans la compétition entre les États-Unis et la Chine ?»

    Nicolas Sarkozy précise toutefois qu'il défend le modèle démocratique, tout en se demandant comment y insuffler du «leadership» :

    «Le leadership est important naturellement, mais je soutiens les projets démocratiques, mais est-on certain que la démocratie comme on la connaît est toujours une démocratie ? C’est une question centrale. Centrale ! Les démocraties sont devenues un champ de bataille où chaque heure est utilisée par tout le monde, pour détruire celui qui est en place, peu importe qui. Comment voulez-vous avoir une vision à long terme pour un pays ?»

    Pour clore son intervention à Abu Dhabi, Nicolas Sarkozy choisit d'évoquer la Turquie, dont le processus d'adhésion à l'Union européenne (UE) est bloqué depuis plusieurs années, faut de consensus entre l'UE et Ankara. Nicolas Sarkozy raconte ainsi comment Barack Obama, alors président des États-Unis, l'aurait pressé d'accepter les demandes répété du gouvernement turc. Sans succès :

    «Je termine par une anecdote : le président Obama, deux fois, m’a demandé de laisser entrer la Turquie dans l’Europe. Je lui ai répondu : "jamais". Pourquoi ? Je m’explique. Le président Obama était très sympathique, il a commencé en me disant : "Nicolas, tu es un homme intelligent". Là j’ai compris que ça allait être compliqué pour moi. "Laisse entrer la Turquie dans l’Europe." La Turquie c’est un très grand pays. Mais c’est en Asie. Ce n’est pas en Europe. Il m’a dit d’être généreux. Je lui ai dit : «Écoute Barack, vu des États-Unis c’est facile. Sur la côte Est, t’as l’Atlantique. 8 000 kilomètres. Tu ne le traverses pas à la nage. Côté ouest, tu as le Pacifique. 12 000 km . C’est encore plus long. Au nord, y a le Pôle Nord. Essaie de le traverser. Et au sud, 3 000km de mur avant Trump, entre le Mexique et les États-Unis. Donc la frontière des États-Unis c’est une dizaine d’aéroports. Tu veux que je t’explique la situation en Europe ? En Europe tu peux entrer à pieds en Grèce depuis la Turquie. Et sur un plan plus large, la Méditerranée c’est quoi ? 900 km. On n’est pas dans la même situation. Du tout. Ce n’est pas une question de générosité, c’est une question de géographie.»

    Selon son entourage, une intervention «volontairement incisive»

    Contacté par BuzzFeed News, un membre de l'entourage de Nicolas Sarkozy confirme la teneur de cette conférence et explique qu'il s'agissait d'une «démonstration générale qui visait à une réflexion sur les difficultés que connaissent les grandes démocraties. Et la difficulté pour le leadership de se développer dans ce contexte-là.» Selon cette même source, «c'était une démonstration volontairement incisive pour mener une réflexion sur comment retrouver en démocratie du leadership, en évitant de laisser le monopole du leadership au pays non démocratiques.»

    En revanche, pas un mot de la situation française pendant les 56 minutes qu'a duré la conférence. Rien de plus normal selon ses proches. «Quand il est à l’étranger, il s’interdit de porter un regard public sur son pays» explique-t-on. Quant à la question de la rémunération, impossible de savoir si Nicolas Sarkozy a touché de l'argent pour cette prestation, comme il l'avait fait en 2015, à Abu Dhabi déjà. «Il n’est plus un personnage politique actif. Ça le regarde, nous ne communiquons pas sur ce genre de choses» répond-on du côté de ses proches.