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    Rida E., soutien du djihad et technicien dans les centrales nucléaires

    En mars 2014, Rida E. est mis en examen pour ses liens avec la cause djihadiste. Ce qui ne l'empêche pas, pendant plusieurs mois, de continuer son travail dans une centrale nucléaire.

    • Il aura fallu trois ans d'enquête et un procès pour interdire définitivement à Rida E. de travailler dans une centrale nucléaire. Franco-Marocain de 31 ans, il était technicien en radioprotection. À ce titre, les centrales nucléaires françaises, dont celle du Tricastin (Vaucluse), n'avaient pas de secrets pour lui.
    • De juin à novembre 2013, il a pu travailler dans une centrale nucléaire alors qu'il affichait sur Facebook son soutien au djihad armé.
    • Mis en examen et placé sous contrôle judiciaire en mars 2014 pour ses liens avec un groupe terroriste en Syrie, il a tout de même pu, pendant plusieurs mois, continuer à accéder aux zones les plus sensibles des sites nucléaires.
    • La 16e chambre du tribunal de grande instance de Paris l'a finalement condamné, ce mercredi 7 décembre, à 36 mois de prison dont 18 avec sursis pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes de terrorisme, et interdit à vie de travailler dans une centrale.

    Petit homme, cheveux gominés, barbe taillée, Rida E. est accusé d'avoir financé le voyage de son frère en Syrie, où celui-ci a disparu depuis juin 2013. Enfant marocain (il a depuis obtenu la nationalité française) arrivé à 6 ans en France en 1991, il connaît quelques difficultés à l'école avant de très vite se faire au système scolaire français: «Je ne vais pas vous dire que j'étais le meilleur de ma classe, mais j'ai très vite monté les échelons pour devenir un bon élève», raconte-t-il au tribunal.

    À la fin de ses études, il suit une formation «qui donne l'équivalent d'un bac S» en physique nucléaire. Il a alors 21 ans et devient technicien en radioprotection. Son métier, c'était de réaliser des prélèvements, d'analyser et interpréter des mesures radiologiques et de faire un suivi des risques radiologiques dans les locaux. En clair, dit-il, «j'avais accès aux centrales nucléaires».

    En juin 2013, il travaille à la centrale du Tricastin. Au même moment, il poste sur son compte Facebook plusieurs messages sans équivoque en soutien au djihad armé. Sur son compte, ouvert plusieurs années auparavant, et sous le pseudo de «Ibn Mohamed El Moujahid VII», Rida E. affiche clairement ses sympathies. La photo de profil représente une main noire, pouce dressé, marquée du sceau de l'EIIL (État islamique en Irak et au Levant, devenu État islamique), similaire à celle présentée plus haut. Sur ses photos apparaît également une image représentant un cavalier arborant le drapeau de Daech avec, en arrière fond, la planète Terre et le texte «soldiers of Allah».

    Le 23 juin 2013, son frère de 20 ans, sans emploi, quitte la France avec deux complices pour la Syrie, via la Turquie. Pris en charge par des passeurs, ils intègrent Jaish al-Muhajireen wal-Ansar, groupe terroriste proche du groupe État islamique puis rallié au Front al-Nosra, groupe terroriste islamiste. Le 27 juin, Rida E. verse par virement bancaire 500 euros à son frère. Devant la juge, il assure qu'il n'était alors pas au courant que son cadet était en Syrie. Ce dernier lui avait dit qu'il apprenait l'arabe en Turquie.

    Commence alors une correspondance fournie entre les deux frères, principalement sur Facebook mais aussi sur Skype. Selon Rida E., ce soutien au djihad n'est qu'une façade pour garder la confiance de son frère et le convaincre de rentrer. Mais pour les enquêteurs, ses intentions ne font aucun doute. Les 63 «amis» que compte la page Facebook de Rida E. sont tous des djihadistes actifs en Syrie ou des supporters de l'idéologie djihadiste. Il dialogue par ailleurs régulièrement avec Abou Shaheed, Français engagé dans les rangs de Daech et dont Paris Match avait réalisé le portrait en mars 2014.

    D'août à décembre 2013, Rida E. va multiplier les messages de soutien à son frère djihadiste. Alors que celui-ci poste plusieurs photos de lui en tenue guerrière, armes à la main, il commente: «Équipé le minot!» La juge l'interroge sur cette formule:

    Il y a aussi les coups de fil passés à son frère. Au moins un de ces appels a été passé depuis les locaux d'une centrale nucléaire française. «J'aurais pas dû utiliser la ligne d'EDF, je n'avais pas saisi la problématique de cette affaire», s'explique Rida E. Au cours de ces conversations, passées sur Skype le plus souvent, les messages de Rida E. adressés à son frère sont sans équivoque. Ils sont évoqués dans l'ordonnance de renvoi, que nous nous sommes procurée.

    «Ne reviens pas je te rejoins moi après Inchallah», dit-il entre autres à son frère:

    En décembre 2013, il adresse à son frère un nouveau virement de 400 euros. Sur une clé USB retrouvée chez lui, les enquêteurs découvrent de nombreux clichés de propagande djihadiste, dont des photos d'Oussama Ben Laden. Fin 2013, et ce jusqu'en mai 2014, on lui interdit administrativement l'accès aux sites nucléaires. Le 29 mars 2014, il est mis en examen pour «association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes de terrorisme» et placé sous contrôle judiciaire.

    Pourtant, lors de son procès, Rida E. explique qu'«en juillet, août, septembre et octobre» 2014, soit un an après le départ de son frère et trois mois après sa mise en examen, il «retravaille dans les centrales nucléaires», ce qui nous a été confirmé par son employeur.

    Rida E. n'était pas directement employé par ces centrales, mais par le CERAP, un organisme agréé pour les contrôles en radioprotection habilité à former et envoyer des techniciens et ingénieurs dans les centrales du pays.

    Contactée par BuzzFeed News, la direction du CERAP confirme que Rida E. était bien l'un de ses employés, et explique pourquoi elle n'était pas au courant de ces suspicions ou enquêtes:

    «Il faut comprendre que nous, quand on embauche quelqu'un, on le fait comme dans n'importe quelle entreprise. On reçoit des CV, et on décide d'engager ou non la personne. On ne dispose d'aucun élément sur sa situation judiciaire, ou son passé. Nous n'avons aucun moyen de savoir, par exemple, s'il est mêlé à des affaires comme celle-ci.»

    Ce n'est donc pas le CERAP, l'employeur, mais EDF qui exploite les centrales françaises et qui vérifie le parcours des personnes envoyées par l'organisme. EDF explique à BuzzFeed News que les préfectures mènent des enquêtes sur les noms envoyés par les prestataires comme le CERAP, et rendent un avis favorable ou non favorable à l'entrée sur le site de la personne concernée. Une enquête a lieu tous les ans pour les personnels extérieurs, comme c'est le cas pour Rida E.

    Malgré ces processus de vérification, que Greenpeace jugeait en mars dernier insuffisants, Rida E. a eu accès aux centrales nucléaires, alors même que, selon la procureure de la République, la photo représentant un cavalier arborant le drapeau de Daech avait été affichée sur son compte Facebook dès 2011, soit un an avant son entrée au CERAP. Et alors qu'il a ensuite affiché régulièrement son soutien au djihad armé sur son compte Facebook, et envoyé de l'argent à son frère parti combattre en Syrie.

    Le CERAP le licencie finalement en novembre 2014, lorsque son interdiction de travailler dans les centrales nucléaires qui l'emploient tombe, et que la DGSI (les renseignements intérieurs) lui retire l'accès aux centrales. Auprès de BuzzFeed News, la direction du CERAP précise:

    «Ça se passe de la manière suivante: un matin, cette personne a été exclue du site nucléaire où elle devait travailler. Son badge ne fonctionnait tout simplement plus, elle ne pouvait plus entrer physiquement dans la centrale. Nous, tout ce qu'on sait, c'est qu'EDF a considéré qu'elle n'était plus digne de travailler sur un site nucléaire. Mais on ne sait rien de plus. Avant cette interdiction, il avait accès à toutes les zones les plus sensibles des centrales où il travaillait.»

    Le cas de Rida E. soulève plusieurs questions:

    • Comment a-t-il pu travailler dans une centrale alors que son compte Facebook était sans équivoque quant à son soutien à la cause djihadiste?
    • Comment a-t-il pu continuer à travailler dans une centrale alors qu'il était surveillé par les services de renseignements après le départ de son frère, puis mis en examen et placé sous contrôle judiciaire?
    • Pourquoi a-t-il fallu huit mois pour lui retirer définitivement l'autorisation de pénétrer dans une centrale nucléaire?

    Selon un expert de la lutte anti-terroriste qui a demandé à conserver l'anonymat, plusieurs hypothèses peuvent expliquer cette situation: Rida E. a pu passer entre les mailles de la surveillance en bénéficiant d'une erreur humaine, ou d'une faille de communication entre les différents services dédiés à la lutte anti-terroriste. Il a également pu profiter de la volonté délibérée des services de renseignements de le laisser en place pour vérifier s'il avait pour projet de s'attaquer aux installations auxquelles il avait accès.

    Interrogés par BuzzFeed News, ni le ministère de l'Intérieur ni celui de l'Environnement et de l'Énergie n'ont souhaité répondre à nos questions.

    De son côté, le CERAP affirme être «le plus emmerdé dans cette histoire». Et pour cause, à aucun moment ils n'ont été informés de la situation de Rida E.. «Ce qui veut dire que nous pourrions très bien engager quelqu'un qui est sous le coup d'une enquête». La direction ajoute que depuis quelques années, le CERAP rencontre «de plus en plus de cas du même type. Ce n'est plus un non-événement.»