Aller directement au contenu

    Mise en scène trash, humiliations : enquête dans les coulisses de l’émission de Karine Le Marchand sur l’obésité

    Dans l’émission de Potiche Prod sur la «Renaissance» des obèses, la chirurgie esthétique est obligatoire et on agite de la fausse peau sous le nez des patients qui viennent de se faire opérer. La présentatrice, elle, se se défend en expliquant que le projet a «largement évolué».

    Le 12 décembre 2017, dans une salle d’opération du groupe hospitalier Saint-Joseph, à Paris, Karine Le Marchand a posté un selfie. Sur le cliché, on peut voir l’animatrice star de M6 vêtue d’une blouse et portant un masque chirurgical sur le visage. En légende, elle écrit : «Première d’une longue série d’opérations de chirurgie bariatrique à #GHPSJ. 2 ans de tournage en vue ! #renaissance #EquipeFormidable #LObesiteEstUneMaladie #humanité.»

    Karine Le Marchand et sa boîte de production, Potiche Prod, préparent une émission sur l'obésité dont le nom de travail est depuis le début du projet : «Renaissance». L'émission sera présentée par Karine Le Marchand avec des interventions régulières de Cristina Cordula («Les Reines du shopping»), l'ancienne mannequin brésilienne spécialisée dans le relooking. Le programme devrait être diffusé en 2020 sur M6. Si le tournage est aussi long c’est que l’équipe veut suivre pendant deux ans plusieurs patients obèses qui subissent ce qu’on appelle la «chirurgie bariatrique».

    Qu’il s’agisse de la pose d’un anneau gastrique, d’un «bypass» visant à créer une poche et à la raccorder à l’intestin grêle, ou d’une «sleeve» gastrectomie durant laquelle on retire les trois-quarts de l’estomac, ce type de chirurgie est lourde de conséquences. Carences, complications, effets secondaires... La perte de poids est souvent spectaculaire, mais ces opérations demandent un suivi sur le long terme. Selon l’Assurance-maladie, 450 000 opérations de ce type ont été réalisées entre 2006 et 2017. En 2015, 30 patients sont morts des suites de ces opérations, selon Le Monde.

    Contacté par BuzzFeed News, le cabinet de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, se dit «assez choqués par cette émission» qui pose «des problèmes de fond». Le ministère se renseigne, en outre, «d’un point de vue juridique» sur le cas de l’hôpital qui collabore avec l’émission.

    «Karine prend les lambeaux de peau dans la main. C'est impressionnant»

    Avec cette émission, M6 et Potiche Prod s’attaquent à un sujet sensible. Sur les réseaux sociaux, certaines téléspectatrices ou militantes féministes ont déjà fait part de leurs inquiétudes. L’émission sera-t-elle respectueuse des participants ? Risque-t-elle d’accentuer la grossophobie de notre société ?

    BuzzFeed News a pu échanger avec une personne proche de M6, qui a assisté aux coulisses de l’émission. Ce témoin est inquiet de la tournure prise par le programme. «Ce n’est pas comme dans un documentaire, tout est scénarisé à l'avance», raconte cette personne qui a accepté de témoigner uniquement sous couvert d’anonymat.

    «Je me demande comment les participants vont se sentir après la diffusion. Ce sont des gens fragiles, qui ont une histoire compliquée, qui vont être mis à nu, devant des millions de téléspectateurs. On va les donner en spectacle.»

    Dans un document de travail interne que BuzzFeed News s'est procuré, on évoque ainsi une mise en scène discutable très spectaculaire : des participants vont devoir porter dans un sac à dos le poids qu’ils ont perdu grâce à la chirurgie.

    Avec ces sacs sur le dos, précise le document, «ils ne peuvent à peine marcher, et ne comprennent pas comment ils ont pu se déplacer avant avec leur surpoids. Ils s’assoient autour d’un feu, posent leur sac, et à tour de rôle présentent une photo d’eux gros ou un objet qui symbolise le gros qu’ils étaient et le jettent au feu. KLM [Karine Le Marchand, NDLR] leur indique l’espérance de vie qu’ils ont gagnée d’après leurs analyses récentes et leur rend également le "testament émotionnel". Ils le brûlent. Chacun lit à voix haute la lettre adressée à eux-mêmes il y a deux ans. Émotion.»

    Une autre scène marquante doit être tournée le jour de l’opération de chirurgie esthétique, qui permet de remodeler la silhouette après une perte de poids importante en retirant les excès de peau. Le document de travail interne décrit la scène de cette manière :

    «Le chirurgien explique ce qu’il fait (opération des seins). On filme les lambeaux de peau sur la table du bloc, Karine [Le Marchand, NDLR] les prend dans la main. C’est impressionnant.»

    Dans une dernière scène, qui doit être filmée le lendemain de l’opération :

    «Visite post-opératoire du chirurgien et de KLM. KLM montre à la patiente dans un vase transparent toute la peau enlevée (synthétique) et on lui donne le poids enlevé en kilos.»

    «Au départ, ils voulaient faire des séquences où Karine Le Marchand arrivait le lendemain de l’opération avec un récipient transparent avec toute la graisse et la peau qu’on leur a enlevée, explique notre témoin. C’est hyper violent de vouloir montrer leur peau et leur graisse. Comme les médecins disaient que ce n’était pas possible, il a été question de faire la scène avec de la fausse peau. On le montrerait à des millions de téléspectateurs. Pour moi, c’est une humiliation. En faisant ça, ils ne filment pas quelque chose qui existe déjà, qui fait partie des protocoles des opérations, ils créent quelque chose pour les besoins du programme.»

    Une volonté qui nous a été confirmée par une autre source médicale qui a eu des échanges avec la production et qui juge cette séquence «gore».

    Les deux sources affirment par ailleurs que la production souhaitait que chaque patient ait forcément recours à la chirurgie esthétique, en plus de la chirurgie bariatique. «C’était une condition obligatoire pour que les patients soient sélectionnés, sinon le programme aurait été amputé d'une partie importante, raconte notre témoin proche de M6. Mais dans la réalité, ça ne se passe pas comme ça. La peau de chacun ne réagit pas pareil, certains auront besoin de faire cette opération, d'autres non. Les patients ont besoin de réfléchir, on ne peut le savoir qu'après. Sauf que là, c'était une condition sine qua none.» Dans la description détaillée de l’épisode qui figure dans le document de travail que nous avons consulté, les trois patients ont tous recours à de la chirurgie esthétique.

    Karine Le Marchand : «le format définitif original» de l'émission «est déposé et confidentiel»

    «On a connaissance de la crainte que certaines personnes ont pu exprimer à l’égard de ce tournage, malheureusement, pour l’instant, ni le diffuseur ni le producteur ne vont s’exprimer sur ce point», nous explique M6.

    Par e-mail, Karine Le Marchand affirme que «tous les éléments auxquels» nous faisons allusion «semblent provenir d'un projet de travail datant de 2016... projet qui a largement évolué depuis». Mais la présentatrice n'a pas répondu spécifiquement à nos questions sur les séquences du sac à dos et des lambeaux de peau. Les métadonnées du document de travail sur lequel nous nous appuyons indiquent qu'il a été créé en mai 2017.

    Karine Le Marchand ajoute que «le format définitif original» de l'émission «est déposé et confidentiel» et que «ce n’est même pas le bon titre» que nous évoquons. Notons que ce titre était encore d'actualité il y a quelques semaines, puisque dans une interview, début février, Karine Le Marchand parlait encore de «sa» nouvelle émission, «Renaissance».

    Se voulant rassurante, Karine Le Marchand précise également à BuzzFeed News qu'elle ne fait pas de télé-réalité :

    «Tout ce que j’entreprends respecte non seulement les règles de déontologie, mais aussi les personnes. Et que je travaille en étroite collaboration avec les meilleurs spécialistes de la chirurgie, de la nutrition, de la psychologie spécialisés dans le combat contre cette maladie qu’est l’obésité, et d’autres spécialistes que vous découvrirez. Mon émission voit le jour après plus de deux ans d’enquête, et va être tournée sur plusieurs années. Ce que nous entreprenons avec nos témoins va au-delà des recommandations de la Haute Autorité de santé. Je ne produis pas de télé-réalité et je ne suis pas prête de le faire.»

    «J'ai trouvé ça intrusif et spectaculaire»

    La mise en scène des parcours de soin que propose l'émission soulève pourtant de nombreuses questions, y compris chez les praticiens. BuzzFeed News a interviewé la chirurgienne Sylvie Gueroult, qui avait été contactée par la production pour participer à «Renaissance», avant de décider de décliner. Cette spécialiste de la chirurgie de l’obésité explique :

    «J’en ai parlé à plusieurs patients et leurs réactions étaient mitigées. Certains m’ont dit que le principe de l’émission les choquait. Je ne veux pas critiquer l‘émission mais la façon dont ça nous a été présenté fait que j’ai trouvé ça très intrusif et spectaculaire. Ça ne correspondait pas à notre prise en charge et à notre vision des choses par rapport à un accompagnement très personnalisé du patient.

    Vous avez des gens qui craquent en consultation quand ils arrivent la première fois, qui vivent l'opération avec une très grande angoisse et à la fois beaucoup d’espoir. Parfois ça ne se passe pas bien, et même quand ça se passe bien, ce n’est pas toujours simple au quotidien. Du coup, le côté spectacle était un peu discordant avec la façon dont nous voyons les choses. En tant que médecins, nous faisons le serment d'Hippocrate, nous ne sommes pas censés exposer la vie privée des patients.»

    Outre ces réserves, la chirurgienne voit un autre risque dans l'émission : celui de banaliser la chirurgie de l’obésité. «Comme ce type d’opération sera "vu à la télé", ça peut contribuer à une certaine normalisation, avance-t-elle. On peut imaginer un patient qui se sent à peu près bien dans sa peau et n’a pas envie de l’opération et dont les proches lui diraient : "Regarde, c’est normal, tu passes au bloc, tu vas perdre 70 kilos, c’est séduisant, c’est facile." Mais c’est un vrai engagement. Derrière ce genre d’opérations, il y a toute une équipe avec des diététiciens, des psychologues... Il peut y avoir des complications comme dans n’importe quelle opération. Ça reste de la chirurgie, ça reste de l’intimité. Il y a une personne humaine derrière qui a son vécu, sa souffrance.»

    Une association veut saisir les autorités pour «mettre un terme à ce projet»

    Ce n’est pas la première fois que «Renaissance» inquiète. Dès la publication du casting sur Internet, en juin dernier, l’association Gras politique, qui lutte contre la grossophobie, avait interpellé M6 et Potiche Prod à travers une pétition qui demandait l’annulation du projet. Le collectif féministe mettait notamment en avant le fait que les opérations de chirurgie bariatrique «sont des opérations graves et impactantes, qui ne devraient pas être banalisées».

    Aujourd’hui, Gras politique revient à la charge. Le 12 mars, le collectif a envoyé à plusieurs institutions un courrier que BuzzFeed News a pu consulter. Ce dernier affiche clairement l'intention de l'association de «saisir les autorités compétentes afin de mettre un terme à ce projet». Le collectif dit avoir envoyé ce courrier à neuf destinataires: le Conseil national de l'Ordre des médecins, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), l’Agence régionale de la santé d'Île-de-France, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, la direction de la Sécurité sociale, le Défenseur des droits, le président du groupe hospitalier Saint-Joseph et le président de la commission des usagers de cet hôpital, ainsi que le Comité consultatif national d'éthique.

    «Karine Le Marchand et Christina Cordula ne sont pas des médecins, elles sont dans le divertissement»

    Contacté par BuzzFeed, le cabinet de la Ministre de la santé nous a répondus le 20 mars qu’ils étaient «assez choqués par cette émission»:

    Cela nous pose vraiment des problèmes de fond. La chirurgie bariatrique n’est pas du tout un acte anodin. C’est une chirurgie invalidante, qui peut laisser des séquelles.»




    Une mobilisation qu’assume Daria Marx, militante de Gras politique : «Ça nous a semblé essentiel de bouger avant la diffusion pour les gens qui participent à cette émission, raconte-t-elle à BuzzFeed News. Qu’ils se fassent opérer, très bien, c’est leur choix. On n'est pas anti-chirurgie. Mais on est pour des chirurgies qui respectent les modèles de prise en charge tels qu’ils sont recommandés par l’Assurance-maladie et les médecins, on n’est pas pour la chirurgie spectacle.»

    Elle explique être surprise par les animatrices mises en avant sur l’annonce du casting : «L’obésité, c’est une maladie, c’est quelque chose de sérieux. Karine Le Marchand et Cristina Cordula ne sont pas des médecins, elles sont dans le divertissement. On aurait probablement mieux accueilli l’émission s’il s’agissait de professionnels de santé ou du "Journal de la santé".»

    «Par le biais de cette émission, [les médecins] se rendraient complices des "surprises" suivant les opérations, afin d’obtenir un choc émotionnel fort télégénique», écrit le collectif. Une référence aux séquences des sacs à dos et de la peau synthétique, dont l’association a elle aussi eu connaissance.

    «Aucune contrepartie financière», selon l'hôpital Saint-Joseph


    Gras politique dénonce par ailleurs les manquements des praticiens au Code de la déontologie s’ils venaient à participer à l’émission, au motif, notamment, qu’elle constituerait une publicité directe ou indirecte, proscrite par la profession. L’association dénonce également le contrat passé entre l’émission et les spécialistes.

    Un contrat avec l’hôpital Saint-Joseph est effectivement évoqué dans un SMS que Karine Le Marchand a envoyé à une personne impliquée dans le projet et que BuzzFeed a pu consulter. Il est aussi évoqué dans un compte-rendu de réunion entre l'hôpital et la production, que BuzzFeed News a obtenu. Contacté, le groupe hospitalier Saint-Jospeh (GHPSJ) garantit que tout se fait avec «transparence» et «rigueur». Il confirme qu’une convention a été signée avec la société de production de M6. Mais il souligne que celle-ci prévoit notamment les modalités du tournage dans les locaux de l’hôpital, et que «l’ensemble des prestations médicales et soignantes sera facturée en secteur 1, hors actes d’esthétique». «Aucune contrepartie financière n’est perçue par le GHPSJ dans le cadre de cet accord», insiste le groupe hospitalier dans l'e-mail qu'il nous a envoyé.

    Sur ce point, le cabinet d’Agnès Buzyn indique à BuzzFeed se renseigner «d’un point de vue juridique» sur le cas de l’hôpital qui collabore avec l’émission:

    «Les établissements hospitaliers ne sont pas autorisés à faire de la publicité. Ils ont le droit de faire de l’information factuelle mais ils n’ont pas le droit “d’inciter à”. Est-ce que cet hôpital outrepasse ou pas ses droits ? Cela nous interroge aussi.»

    Autre problème pointé par le collectif : l’émission aurait recruté des patientes et des patients dans toute la France pour les faire opérer à Paris. «Des personnes qui s’engagent dans un parcours médical important pour le reste de leur vie ne sont ainsi pas prises en charge dans leur région propre», écrit Gras politique, qui alerte sur les difficultés d’un suivi sur le long terme dans ces conditions. BuzzFeed News, de son côté, a pu consulter des e-mails qui évoquent les voyages à Paris de participants à l'émission vivant en région.

    Pour le collectif, les quelques évolutions évoquées par Karine Le Marchand ne changeront «pas grand chose» aux problèmes de fonds que soulève l'émission : «Je trouve que le principe même de l’émission – le fait d’exposer le mal-être de personnes grosses qui veulent mincir avec un médecin qui va rendre leur vie meilleure à coup de scalpel magique – est nocif», regrette Olga Volfson, de Gras politique. Cette jeune féministe explique qu’elle a peur que le but de l’émission «soit de faire pleurer dans les chaumières et que l’opération soit présentée comme une solution miracle».

    À la télévision, des obèses «monstres de foire»

    Au-delà du cas particulier de ce nouveau projet de M6, se pose la question de la représentation dans les médias des personnes grosses, régulièrement très mal traitées par le petit écran. Le problème est double : tout d'abord, les personnes grosses ou obèses sont quasiment invisibles à la télévision. Dans son ouvrage La Société du paraître, le sociologue Jean-François Amadieu compte uniquement 3 % de personnes obèses à l'écran alors qu'elles représentent au moins 15 % de la société française.

    Et quand elles sont représentées, c'est quasi systématiquement pour mettre en scène la perte de poids. «Les gros ne sont acceptés à la télé que s’ils acceptent de se mettre en scène dans leur amaigrissement», analyse Daria Marx. «Soit ce sont des monstres de foire en mode "regardez, la femme la plus grosse du monde", soit c’est "regardez comme elle était malheureuse mais maintenant elle prend sa vie en main". Jamais on ne voit Martine, qui est grosse, et qui vit sa vit et aime faire de la peinture.»

    L'obésité à la télé, ce sont les émissions «Tellement vrai» sur NRJ12 sur l'«Obésité, le combat de leur vie», «À chacun son histoire» sur Direct 8 sur les enfants obèses, «Tous différents» sur NT1 qui met en scène des pertes de poids spectaculaires... En 2012, le CSA était intervenu au sujet de l’émission de M6 «Zita, dans la peau d’une obèse». Il reprochait notamment à l'émission «une complaisance dans l’évocation de la souffrance humaine».

    Toutes ces émissions mettant en scène la perte de poids ont un impact bien réel sur la vie des personnes concernées. Daria Marx décrit :

    «À chaque fois qu’il y a une émission de type "j’ai pris ma vie en main, je vais me faire opérer", quand tu es gros, le lendemain tu peux être sûre qu’il va y avoir dix personnes qui vont te dire "ah, tu as vu l’émission hier, pourquoi tu ne te fais pas opérer ?". Cela nous fait passer pour des gens sans volonté qui se complaisent dans leur obésité. Ça nous culpabilise. Alors qu’en fait la question de la perte de poids est bien plus compliquée que ça.»

    Une situation d'autant plus paradoxale qu'on sait que le stress et la culpabilité peuvent jouer un rôle dans la prise de poids. Faire culpabiliser une personne grosse sur tout ce qu'elle devrait faire, selon certaines émissions du petit écran, n'aide en rien à soigner ses éventuels troubles du comportement alimentaire. Bien au contraire.

    Mise à jour

    Ajoute le cabinet de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, qui se dit «assez choqués par cette émission».


    Photo de couverture: KENZO TRIBOUILLARD / Getty images