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Le magazine «Causette» à nouveau condamné pour harcèlement moral

Au total, quatre anciens employés ont entamé des procédures contre la société éditrice du magazine.


  • Le 30 novembre dernier, la Cour d'appel de Paris a condamné les éditions Gynethic, société éditrice du magazine Causette, pour harcèlement moral à l'encontre de l'une de ses anciennes salariées, Delphine Henry, infirmant ainsi la décision de première instance.
  • Une première salariée, Anne-Laure Pineau, avait fait condamner Causette pour harcèlement moral devant les prud'hommes, en 2015. La Cour d'appel avait confirmé ce jugement en juin 2016. Les éditions Gynethic se sont pourvues en cassation.
  • Une troisième employée qui poursuivait notamment Causette pour harcèlement moral, s'est vue déboutée de ses demandes par les prud'hommes. Elle a fait appel en novembre dernier.
  • Un quatrième employé vient de saisir les prud'hommes pour contester un licenciement qu’il estime abusif.
  • Le magazine qui rencontre par ailleurs de sérieuses difficultés financières a jusqu’au 28 février pour trouver d'éventuels repreneurs/ses.

Ça a été un «grand soulagement». Le 30 novembre dernier, Delphine Henry a obtenu de la Cour d’appel de Paris une condamnation de la société éditrice de Causette, Les éditions Gynethic, pour harcèlement moral. Avant elle, comme nous le révélions dans un précédent article, Anne-Laure Pineau, une ancienne journaliste du magazine, avait déjà été reconnue par la justice victime de harcèlement moral.

Delphine Henry, ancienne directrice de la photo du magazine, explique qu’elle a mis du temps à digérer ce qui constitue une bonne nouvelle pour elle :

«J’ai beaucoup pleuré, c’était beaucoup d’émotions mélangées. C’est la pression -nerveuse, physique, psychologique- qui retombe. C’est quatre ans de procédures et d’épreuves qui ont été vraiment difficiles, avec des moments où on remonte la pente, d’autres où on se dit qu’on ne va pas s’en sortir, qu’il vaut mieux tout arrêter, d’autres où on se dit qu’il faut partir loin, changer de vie radicalement, pour survivre. Je n’étais pas très bien dans les premiers temps, mais au bout de deux semaines j’ai fini par avoir le sentiment que justice a été rendue.»

Delphine Henry a fait partie de l’équipe des débuts de Causette. C'est notamment à elle que l'on doit les couv' à l'imagerie rétro du magazine «plus féminin du cerveau que du capiton». L’aventure est exaltante, le projet est novateur. Le premier numéro de Causette est publié en mars 2009. Mais le rythme de travail est intense, l’ambiance finit par se dégrader et des conflits apparaissent. Dans un précédent article, publié en juin 2016, BuzzFeed News avait rendu compte des problèmes de management à Causette. Onze salariées avaient témoigné (dont six avaient accepté que leurs noms ou leurs prénoms figurent dans l'article) et évoquaient un management qui créé beaucoup de souffrance. Contactée par BuzzFeed News à l'époque, la direction du magazine, avait reconnu des erreurs de management mais nié tout harcèlement moral.

«Au bord du burn-out», Delphine Henry part en arrêt de travail, fin 2013. En juillet 2014, elle prend acte de la rupture de son contrat de travail. Elle saisit ensuite les prud’hommes pour demander une requalification en licenciement sans cause réelle et sérieuse et des dommages et intérêts pour harcèlement moral.

Le 13 juillet 2016, le conseil de prud’hommes de Paris la déboute de ses demandes. «J’ai vécu le résultat des Prud'hommes comme une terrible injustice», commente-t-elle aujourd’hui. «Je ne m’explique toujours pas ce résultat, même si je pense que j’ai été mal représentée. Ça a été terrible. Ça m'a anéantie, j’ai vécu ça comme une deuxième descente aux enfers. J’ai mis du temps à m’en remettre.»

Elle décide alors de faire appel, change de conseil et prend l'avocate d'Anne-Laure Pineau, Me Stéphanie Resche (depuis devenue également l'avocate des deux autres salariés qui poursuivent Causette). La Cour d’appel de Paris lui donnera finalement raison. Dans son arrêt du 30 novembre, la Cour justifie ainsi sa décision :

«Ainsi Mme Henry établit des faits ayant dégradé ses conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité qui, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral. L’exercice du pouvoir de direction ne peut légitimer l’outrance et la violence des propos utilisés et un management brutal et humiliant. La société les éditions Gynethic ne démontre pas que les agissements des supérieurs de Mme Henry sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral.»

Contacté par BuzzFeed News, Me Olivier Hugot l'avocat du magazine, nous a indiqué qu'il trouvait cet arrêt «très contestable dans la mesure où il se fonde sur des attestations de complaisance réalisées par les membres autoproclamées de la "Hasta la Victoria Team", groupe d’une partie des salariées qui ont tenté, fin 2013, un putsch avorté à l’encontre de la direction et de la rédactrice en chef de l’époque. Une plainte avec constitution de partie civile a d’ailleurs été déposée pour d’autres attestations produites dans le cadre d’un litige engagé par une ancienne graphiste du magazine qui non seulement a été déboutée mais été condamnée pour contrefaçon à l’encontre de la société les éditions Gynethic, éditrice du magazine.»

Si l'avocat reconnaît qu'il y a eu «une crise de croissance du magazine et des souffrances», il affirme également :

«La loi rend la direction d’une entreprise responsable de la sécurité de ses salariés, même si la souffrance est causée par d’autres salariés. Nous regrettons particulièrement que la Cour d’appel de Paris n’ait pas pris en compte le rapport de la psychologue intervenue sous le contrôle de l’inspection du travail qui avait relevé, après avoir entendu chacun des salariés sur une période de plusieurs mois, la nocivité de ce clan au sein de la rédaction et qui recommandait de se séparer de ses membres afin que la société puisse retrouver sa sérénité. Ce fut le cas.

Il est à noter qu’à ce jour aucun membre de ce clan n’a été en mesure de créer un magazine de presse qui défend les valeurs du féminisme comme l’a fait M. Grégory Lassus-Debat [le gérant du magazine, à l'initiative de la création de Causette]. Il est dommage, mais certainement confortable intellectuellement, que certaines personnes ne se construisent que dans l’opposition et la destruction.»

À la question de savoir si les éditions Gynethic comptaient se pourvoir en cassation, Me Olivier Hugot nous a répondu : «Cette décision n’a pas encore été prise.»

Une procédure en cassation

Avant Delphine Henry, Anne-Laure Pineau, une ancienne journaliste du magazine, avait déjà fait condamner la société éditrice du magazine pour harcèlement moral, le 3 mars 2015. Comme nous l’expliquions dans notre précédent article, Causette avait interjeté appel, mais la Cour d’appel de Paris a confirmé le jugement de première instance le 23 juin 2016. Mais depuis la publication de notre article, les éditions Gynethic se sont pourvues en cassation.

«C’est une procédure qui est rare, qui coûte très cher, et c’est d’autant plus bizarre qu’ils soient allés jusque-là», estime Anne-Laure Pineau. «C’est très intimidant et harassant. Tu gagnes en première instance, ils font appel. Tu gagnes en appel, ils vont en cassation. C’est très dur à vivre quand tu as déjà été reconnue victime à deux reprises et que tu te retrouves à nouveau à devoir te défendre. Ça rallonge la procédure et alimente une histoire déjà difficile.»

Son avocate, Me Stéphanie Resche, regrette ce pourvoi en cassation. «Pour moi c’est une réaction d’orgueil. Juridiquement, cela ne se justifiait pas. La Cour de cassation n’a pas vocation à examiner les questions de fait, elle contrôle uniquement la bonne application du droit. Or, le harcèlement moral, ce n’est qu’une question de faits, raison pour laquelle la Cour a déjà indiqué qu’elle n’exerçait un contrôle très limité en cette matière.»

Selon elle, ce pourvoi se justifie pour une seule raison : «Pouvoir dire dans les autres procédures en cours que l’arrêt rendu par la Cour d’appel dans le dossier d’Anne-Laure Pineau n’est pas définitif. Si on ne va pas en cassation, l’arrêt devient définitif et quand on le ressort dans d’autres procédures, il est évident que cela fait son effet. Alors que si Causette se pourvoit en cassation, cela lui permet de dire pendant la durée de cette procédure : attention, cette condamnation n’est pas définitive, il ne faut pas la prendre pour argent comptant.»

Me Olivier Hugot, avocat des éditions Gynethic, affirme de son côté que «si un pourvoi a été formé, c’est parce que nous sommes dans un état de droit qui le permet et nous le considérons fondé».

Un salarié conteste un licenciement «abusif»

Une troisième salariée, qui n’a pas souhaité s’exprimer auprès de BuzzFeed News, poursuit également Causette pour harcèlement moral, mais elle a été déboutée de ses demandes par les prud’hommes, le 29 juin 2017. Son avocate indique qu’elle a fait appel de la décision le 21 novembre.

Plus récemment, un quatrième ancien salarié a saisi les prud'hommes, pour contester un licenciement qu’il estime abusif. Entré à Causette en décembre 2014, Salvador Raga était en charge des abonnements et aidait également dans la galerie de Causette, «La boutique des arts ménagés», rue de Charonne, à Paris, à deux pas de la rédaction. Il raconte que les éditions Gynethic ont décidé de confier les abonnements à une société extérieure, et qu’on lui a demandé de ne plus s’occuper de la galerie, avant de le licencier, en juillet 2017.

«J’ai été mis à l’écart. On m’a retiré du travail en externalisant les abonnements, il ne me restait plus que la vente des goodies et des anciens numéros», regrette-t-il. Une version des faits que conteste Me Olivier Hugot, qui déclare que «M. Raga a été licencié pour des raisons économiques, comme cela est clairement expliqué dans sa lettre de licenciement». L'audience de jugement est prévue le 15 février prochain.

Contactées par BuzzFeed News au sujet de ces différentes procédures, Virginie Roels et Isabelle Motrot, respectivement directrice de la publication (depuis janvier 2016) et directrice de la rédaction de Causette, ont expliqué qu’elles ne pouvaient répondre qu’aux questions concernant le contenu éditorial et nous ont renvoyé vers la direction.

Interrogée par BuzzFeed News, la dessinatrice Camille Besse, qui est déléguée du personnel, a de son côté estimé que cela «fait des années que ça traîne parce qu’il y a des recours, des appels». Elle détaille :

«Je fais partie des “anciens”, l’équipe a été quasiment totalement renouvelée. Pour l’équipe qui est en place aujourd’hui, c’est déjà fini tout ça. Les médias nous renvoient en permanence à cette période-là alors que l’équipe aujourd’hui est déjà passée à autre chose. Si on change de direction alors, oui, la page sera définitivement tournée. Pour nous c’est insupportable d'être en permanence renvoyés à ça alors que ce ne sont plus les mêmes personnes.»

Causette porte plainte pour diffamation

Juste après la parution de notre enquête de 2016 sur les problèmes de management à Causette et les plaintes pour harcèlement moral, la direction de Causette a annoncé qu'elle portait plainte pour diffamation. Le 21 décembre dernier, la directrice de la publication de BuzzFeed ainsi que l'auteure de l'article -et de ces lignes- ont reçu une convocation pour première comparution dans le cadre d'une information ouverte pour «s'être rendue complice du délit de diffamation publique envers un particulier au préjudice de la SARL les éditions Gynethic et monsieur Grégory Lassus-Debat».

Anne-Laure Pineau et Delphine Henry, qui avaient témoigné dans l'article, ont elles aussi été convoquées, car, si elles ne sont pas directement visées par la plainte, certains de leurs propos font partis de ceux poursuivis. Une nouvelle assez mal vécue par celles-ci. «Quand j’ai reçu le mail, le sol s’est dérobé sous mes pieds à nouveau, et ça m’a fait peur, raconte Delphine Henry. Je me suis dit que c’était sans fin, que j’étais dans un engrenage terrible. Je l’ai vécu comme un acharnement.»

«Si le but est que les victimes se taisent, c’est inadmissible», estime de son côté Anne-Laure Pineau. «Eux, s’en sortent avec un petit baroud d’honneur. Je vois pas mal de gens sur Twitter qui regrettent la fin possible du magazine. Ils ont fait un appel aux dons pour sauver leur journal, alors que toi tu dois faire les fonds de tiroir pour payer tes avocates. C’est vraiment injuste.»

À la recherche d'un repreneur

En difficulté financière, Causette est aujourd’hui à la recherche d’un repreneur, comme l’a indiqué le 20 décembre, un communiqué de presse d’une partie des salariés, représentés par l'avocat Thomas Hollande. «Malgré ses succès, notre mensuel rencontre depuis plusieurs années des difficultés de gestion liées à un problème structurel de gouvernance et à des choix de développement déraisonnables», estime ce communiqué de presse.

Contrairement à ce qui a été écrit dans certains articles, avant d’être corrigé, Causette n'a pas exactement «déposé le bilan», mais a déposé auprès du tribunal de Commerce de Paris «une requête pour la résolution du plan de continuation en vue d’une liquidation judiciaire», sans cessation d’activité. Cette requête a été examinée mardi 9 janvier par le tribunal de commerce qui a prononcé la liquidation judiciaire avec poursuite d’activité jusqu’au 28 février pour permettre aux éventuels repreneurs/ses de déposer leurs dossiers.

Le tribunal de Commerce a prononcé la liquidation judiciaire des Éditions Gynethic, éditrices de "Causette" depuis… https://t.co/lFPaN8vGlx

«Des salariés ont fait part de leur intention de présenter un projet de SCOP. C’est encore au stade embryonnaire, d’où leur volonté d’obtenir une poursuite d’activité de plusieurs mois», a précisé Me Thomas Hollande à Libération.

De son côté, la direction des éditions Gynethic, a publié un communiqué de presse, deux jours après le communiqué d’une partie des salariés, expliquant que «suite au communiqué de presse et aux déclarations qui ont été faites mercredi 20 décembre et reprises dans la presse, et malgré la nécessité de conserver la confidentialité des discussions en cours, nous sommes contraints de communiquer.»

Évoquant la requête devant le tribunal, et le travail effectué par la direction pour trouver un repreneur, le communiqué précise :

«La direction, qui a régulièrement tenu informé les salariés, ne comprend donc pas la médiatisation soudaine orchestrée par le conseil des représentants du personnel, Me Thomas Hollande (et non avocat du magazine et de sa maison d’édition comme cela a été écrit), et craint un effet dévastateur sur les discussions - confidentielles - de reprise. La direction continuera de rechercher la meilleure solution possible et sollicite le maximum de sérénité, hors de toute opération de communication, à cette fin. Elle rappelle également qu’en tout état de cause le groupe "Causette" continue d’exister, notamment avec sa maison de production.»

Du côté des salariés, on attend beaucoup de la nouvelle page qui s'ouvre. Camille Besse, une des déléguées du personnel, décrit :

«On espère trouver un repreneur dont le projet correspond à nos valeurs, à notre ligne éditoriale, et qu’un maximum d’emploi seront préservés. On est un journal qui défend les droits des femmes, avec une personnalité à part, avec de l’humour. Est-ce qu’on va pouvoir garder cette liberté-là ? On a tous très envie de continuer, il y a une grosse motivation du côté de l’équipe pour ne pas lâcher le bébé. On espère que l’histoire de "Causette" n’est pas finie du tout et qu’il nous reste une page à écrire.»

Iris Deroeux, la rédactrice en chef, va dans le même sens. Elle précise qu’«à la veille de cette audience devant le tribunal de commerce, plus que jamais, on a ici envie que le distinguo soit bien clair entre la direction des éditions Gynethic et la rédaction.» Elle veut imaginer un «scénario positif, où cette reprise est faite pour le meilleur, qu’on se dote enfin d’une vision stratégique, d’une direction qui est là et d’une gestion pérenne.» Et de conclure : «Pour nous c’est potentiellement un beau nouveau chapitre qui peut commencer.»

Mise à jour

Le 7 février 2018, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par les éditions Gynethic. «Cela met fin à l’affaire d’Anne-Laure Pineau, commente son avocate Stéphanie Resche. Il n’y a plus de voie de recours et la décision de la Cour d’appel devient définitive.»