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    Sur Jeuxvideo.com, les modérateurs ont perdu la partie face aux harceleurs

    Le cyberharcèlement prospère sur le site Jeuxvideo.com. Ses forums sont modérés par de nombreux bénévoles et une poignée de salariés. Les entretiens menés par BuzzFeed News montrent l'insouciance des premiers et l'impuissance des seconds.

    Le 4 janvier dernier, Sophie, une blogueuse féministe connue sur Twitter sous le nom de @DouxBidou, lance le hashtag #HelloJVC, qui met Jeuxvideo.com en ébullition. Sophie et les personnes qui ont alimenté ce hashtag ont été la cible de dizaines, voire de centaines de messages haineux ou menaçants sur Twitter, provenant de membres de la communauté du «BlaBla 18-25», l'un des forums les plus actifs du site. Ces messages violents ont donné lieu à plusieurs articles (Numerama, LCI) qui ont eux-mêmes engendré des salves de propos haineux, notamment dirigés vers la journaliste de LCI. Notre enquête montre à quel point les modérateurs bénévoles et les administrateurs salariés de Jeuxvideo.com sont dépassés par les cas de harcèlement.

    Un topic haineux et transphobe laissé pendant deux heures en ligne

    Voici le cas de Sarah* (son prénom a été modifié). Sarah est une femme trans, harcelée par des membres de Jeuxvideo.com depuis 2013. «J'étais membre du forum avant de commencer ma transition», explique-t-elle à BuzzFeed News. «Pendant une discussion, j'ai dit que j'étais trans. C'est à ce moment-là que ça m'est retombé dessus de manière très violente, avec notamment des photos de moi qui étaient diffusées. Je me suis éloignée du forum à ce moment-là.»

    «Aujourd'hui, ces personnes connaissent mon compte Twitter, savent ce que je fais dans la vie, où je travaille. J'ai dû beaucoup plus me méfier des informations que je diffusais sur moi. Ça fait un moment que je sais qu'ils veulent trouver une sextape de moi et l'envoyer à mon employeur. Je sais qu'ils en sont capables mais ça ne me fera rien», dit-t-elle, précisant que son employeur est au courant de cette situation.

    Le 5 janvier, Sarah tweete avec le hashtag #HelloJVC. Résultat, un topic la concernant est rapidement créé. Il reste en ligne au moins deux heures et demie, en pleine journée. Voici un des nombreux messages haineux la concernant.

    Le topic a atteint 26 pages, soit plus de 500 messages, avant d'être supprimé. Après sa suppression, un nouveau topic est créé, baptisé «Le topic supprimé», et destiné à rassembler les personnes du topic précédent dans une conversation privée.

    Plusieurs dizaines de personnes demandent à être ajoutées à la conversation privée, hors de la vue des modérateurs. Un membre du forum demande alors si les «kheys», le surnom que se sont donnés les membres du forum, comptent diffuser une vidéo pornographique de la femme harcelée.

    Le forum BlaBla 18-25 est modéré par une petite quinzaine de bénévoles issus du forum lui-même. À ces modérateurs s'ajoutent six administrateurs salariés, dont les tâches sont multiples: modération du forum, community management, etc.

    Interrogé sur ce cas de harcèlement, un des administrateurs salariés du site, qui s'est exprimé avec l'accord de sa hiérarchie et qui a souhaité garder l'anonymat pour éviter d'être la cible d'attaques, admet que deux heures pour supprimer le topic c'est «clairement beaucoup trop long». «D'autant plus problématique que c'était pendant les heures de bureau, ajoute-t-il. Je suis prêt à reconnaître qu'on est loin d'être 100% efficaces.»

    BuzzFeed News a aussi évoqué le cas des messages transphobes visant Sarah dans un entretien avec l'ensemble des modérateurs bénévoles du BlaBla 18-25, via la messagerie privée de Jeuxvideo.com. L'un d'entre eux, Prophase, a estimé que le message de GabiLeTueur ne «faisait pas l'apologie de ce genre de comportements» répréhensibles. Ce dernier, à l'origine du message soutenant la démarche, et qui existait depuis des années, a été banni temporairement du forum pour d'autres raisons.

    En septembre 2016, un cas très similaire de harcèlement transphobe a eu lieu. Scar, un homme trans, proteste sur Twitter contre un strip de bande dessinée qui fait une blague visant les personnes trans. Il raconte à BuzzFeed News:

    «Suite à ça, des gens ont créé un topic sur le 18-25, en désignant plusieurs personnes trans. Ils ont dit qu'il fallait nous faire chier. J'ai reçu trois ou quatre cents mentions en deux heures sur Twitter, et il s'est passé une après-midi avant que le topic soit supprimé.»

    Les insultes sont particulièrement violentes. «Il y a des gens très énervés contre les personnes trans. D'entendre des gars qui te disent que tu mérites d'aller en prison, que t'es dégénéré... ça ne m'a pas détruit, mais si ça s'était passé cinq ans avant, ça m'aurait détruit.»

    Les propos racistes, antisémites, sexistes, homophobes, transphobes parsèment le forum

    Les cas de harcèlement sur le «BlaBla 18-25 ans» sont très nombreux. Le journal L'Humanité raconte le «raid» contre Flo Marandet, une militante féministe qui a subi des menaces de mort, de viol, d'intimidation. Un article de 2014, du blog MHFreq, relate de nombreux débordements haineux. Sophie, après avoir lancé #HelloJVC, a rassemblé de nombreux témoignages sur un Tumblr. Elle-même avait été harcelée par des membres du forum au début du mois de décembre 2016, comme le relatait BuzzFeed News à l'époque.

    La page d'accueil du BlaBla montre bien le chaos général qui règne sur le forum. Des topics (sujets) classiques sur la musique ou l'actualité côtoient des sujets sur lesquels les «kheys» notent sur 10 des jeunes femmes parfois mineures dont les photos sont publiées à leur insu. Les propos racistes, antisémistes, sexistes, homophobes, transphobes, et plus généralement haineux et discriminatoires, parsèment le forum. Une capture d'écran de la première page du forum montre la fréquence des messages: plusieurs par seconde en soirée.

    Pour les administrateurs salariés et les modérateurs bénévoles, la somme de messages à traiter est colossale. Le BlaBla 18-25, et son petit frère le BlaBla 15-18, génèrent à peu près la moitié des 200.000 messages échangés chaque jour sur les forums de Jeuxvideo.com, une filiale de Webedia, géant français de l'édition numérique (57 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2015).

    Pour les modérateurs bénévoles, «la provocation vient des deux côtés»

    Mais ce n'est pas qu'un problème de volume. Il y aussi un problème de prise de conscience. Bizarrement, certains modérateurs bénévoles du Blabla mettent sur le même plan les messages haineux postés par certains membres de Jeuxvideo.com et les protestations que ces messages engendrent. «La provocation vient des deux côtés, et doit stopper des deux côtés, peu importe qui a commencé en premier, explique PiedTendre. Il est dommage que des jeunes femmes se soient fait harceler, comme il est dommage que tous les "kheys" du forum soient diabolisés et assimilés à des individus en manque de sensations fortes», affirme Prophase. Qui compare donc des centaines des messages haineux, dont certains appellent au suicide ou au viol, avec un problème de réputation en ligne.

    Ces modérateurs répondent toutefois présent lorsqu'un sujet leur est signalé sur le topic «36 kheys des orfèvres». Un topic intitulé «tuer les trisomiques à la naissance?» a été signalé par BuzzFeed News au bout d'un quart d'heure d'existence. Il a été supprimé moins d'une minute après le signalement. L'exemple montre que les modérateurs sont dépendants du bon vouloir des membres du forum.

    Bénévoles comme salariés ont d'ailleurs reproché aux personnes publiant des captures d'écran de harcèlement sur Twitter de ne pas mettre de lien, ce qui aurait rendu leur modération plus facile. «C'est bien beau de créer un hashtag mais si ça ne remonte pas jusqu'à ceux qui peuvent y faire quelques chose, c'est stupide. Ne pas signaler, c'est cautionner», avance même PiedTendre. Cette tâche est, à la longue, harassante pour les personnes harcelées. «De temps en temps, je reposte dans le topic de modération des messages sur moi qui pourraient me nuire, explique Sarah. Je le fais de moins en moins parce que ce n'est pas mon travail de faire ça. On sous-entend que c'est notre travail de faire ça, qu'on doit prendre part à la limitation du harcèlement qu'on subit.»

    «On ne peut pas engager des gens qui sont juges et partie»

    «Modérer, c'est un métier qui s'apprend», résume Valérie, qui tient le blog féministe CrêpeGeorgette et qui travaille depuis 14 ans chez un prestataire de modération. «On ne peut pas engager des gens qui sont juges et partie parce que soit ils vont participer aux comportements répréhensibles, soit ils vont être soumis à des pressions.» En effet, salariés et bénévoles ont expliqué à BuzzFeed News avoir été à différents moments victimes de harcèlement de la part de membres du forum.

    «L'important, quand on gère une communauté, c'est de comprendre qu'on ne leur doit rien, poursuit la modératrice. On perd beaucoup moins de gens en censurant qu'en ne censurant pas et en faisant fuir tous ceux qui n'acceptent pas les messages haineux.» Elle estime que Jeuxvideo.com met beaucoup moins de moyens humains et techniques que nécessaire dans la gestion des forums. Elle énumère:

    «Il faut récupérer l'ensemble des messages des forums sur une plateforme adaptée qui facilite la modération. Créer des listes de rejets sur certains mots clairement haineux, et mettre une liste de mots rouges pour attirer l'attention du modérateur, et, au contraire, valider tous les messages avec des smileys puisqu'ils sont inoffensifs. Limiter les capacités des nouveaux comptes en matière de création de nouveaux sujets. Il faudrait aussi supprimer des pseudos comme "DétecteurDeJuif". Et engager une équipe de modérateurs pros.»

    Elle évoque aussi la méthode du «ban IP», qui permet de bannir une adresse IP depuis laquelle l'utilisateur se connecte, afin d'empêcher la création d'un nouveau compte.

    Des solution techniques et humaines qui sont, pour la plupart, battues en brèches par un des administrateurs de Jeuxvideo.com interrogé par BuzzFeed News. «Je ne suis pas persuadé qu'un système automatisé fonctionnerait, parce qu'ils se rendraient vite compte qu'on a des mots qui déclenchent plus vite une réaction de la modération, et ils essaieraient de les contourner.» Il est aussi sceptique au sujet des «ban IP», «puisqu'il est possible de changer d'adresse IP en redémarrant sa box internet».

    Les deux administrateurs salariés interrogés par BuzzFeed News restent aussi plutôt satisfaits de la modération par les bénévoles. Ils ont essayé, à un moment, de faire appel à des professionnels via un prestataire de service. «Les prestataires traitent un peu comme des robots. On n'a pas réussi à trouver un équilibre convaincant, explique un administrateur. Aujourd'hui, on a un très bon rapport avec les bénévoles.»

    Ils reconnaissent toutefois que la plateforme technique de modération est mauvaise. «Depuis la refonte du site en 2014, on a fait plusieurs pas en arrière en termes techniques. Cela ne nous a pas aidés en termes de modération.»

    L'association avec la police, bouclier de Jeuxvideo.com

    En plein cœur de la polémique, une vidéo datant du mois de novembre a été tweetée par un salarié de Jeuxvideo.com, NPlay. On y voit Valérie Maldonado, alors commissaire divisionnaire de l'OCLCTIC, un office de la police nationale en charge de la cyber-criminalité, prendre la parole dans une commission de l'Assemblée nationale. Elle dit que le partenariat entre les autorités et des sites comme Jeuxvideo.com sont «extrêmement positifs» puisque les modérateurs font «leur travail» en matière de signalement des contenus illégaux aux autorités.

    Le site Jeuxvideo.com est en effet le deuxième site qui signale le plus de contenus illégaux, indique une source officielle sans préciser quel est le premier. Une aubaine pour la police judiciaire qui voit ainsi remonter des activités illégales sur internet (en matière de pédopornographie notamment). NPlay a néanmoins tweeté «Entendu à l'Assemblée nationale: Jeuxvideo.com félicité pour l'efficacité de sa modération face aux images et violences sexistes!», ce qui n'est pas exactement la même chose.


    Entendu à l'Assemblée Nationale : @JVCom félicité pour l'efficacité de sa modération face aux images et violences s… https://t.co/pyes7n4W2w

    Ce tweet sera d'ailleurs salué par des harceleurs comme une victoire et une sorte d'approbation de la direction à leur égard.

    Pour les administrateurs, cette collaboration avec les autorités peut justifier à elle-seule le maintien en vie du BlaBla 18-25. Un d'entre eux plaide: «Admettons même qu'on ferme tous les forums. Jeuxvideo.com est un site hébergé en France, qui a des attaches en France, et qui a un service de modération en lien avec la justice française. Imaginons que ces gens déménagent complètement ailleurs. Quand il y aura des problèmes dans cet endroit-là, pour retrouver ce genre de mecs, ce sera un autre problème. Ce que nous on arrive à contrôler, qui arrivera à le contrôler ailleurs?»

    «Oui, c'est pénible à entendre», dit un administrateur à propos de ce constat d'échec face aux harceleurs. «Mais on ne va pas réinventer internet.»

    Contacté par mail, Cédric Page, directeur général du gaming chez Webedia, n'a pas répondu à nos sollicitations.

    Correction

    GabiLeTueur a dit sur Twitter avoir été banni pour une demande abusive de ban, une procédure interdite par les règles du forum. Il n'a donc pas été banni pour un message soutenant implicitement le harcèlement d'une femme trans, comme une première version de l'article pouvait le laisser entendre.