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Enquête sur Benjamin Lemaire, le «Morandini de YouTube»

Benjamin Lemaire, «agent» de youtubeurs et community manager de plusieurs célébrités, a été placé en détention dans une affaire de corruption de mineur et atteinte sexuelle sur mineur. Une enquête de BuzzFeed News montre comment il utilisait son influence pour aborder des mineurs et leur faire des avances sexuelles.


Le 12 juillet paraît dans Les Inrocks une enquête accablante pour Jean-Marc Morandini. L’animateur-producteur est accusé d’avoir utilisé son influence et sa websérie, Les Faucons, pour inciter de jeunes acteurs, entre 18 et 25 ans, à se dénuder et à se masturber devant la caméra. Pendant plusieurs jours, l’affaire Morandini connaît de multiples rebondissements. Deux enquêtes sont ouvertes, et Jean-Marc Morandini est mis en examen pour «corruption de mineur aggravée», suite à des accusations anciennes qui ont ressurgi après l'enquête des Inrocks.

Le soir même, c'est une autre affaire qui agite le milieu des youtubeurs. Sur Twitter et Snapchat, plusieurs d’entre eux font des allusions lourdes de sous-entendus. Alexandre Calvez, un youtubeur spécialisé dans les tests de recettes et de produits, écrit ainsi sur Twitter: «Malheureusement, des #Morandini, il y en a partout. Y compris dans l'univers de YouTube.» Sur Snapchat, d'autres youtubeurs, comme Horia ou Guilhem de la chaîne «Masculin Singulier», évoquent aussi cette affaire. «Des Morandini, dans le monde de YouTube, y en a. Il y en a un avéré en tout cas», dit ce dernier. Le 5 septembre, plusieurs personnes, dont le youtubeur Anthonin, citent un nom: Benjamin Lemaire.

Âgé de 31 ans, Benjamin Lemaire est un manageur touche-à-tout, imprésario de youtubeurs, community manager de célébrités comme Sophie Marceau, influenceur doué pour monnayer sa notoriété grandissante dans ce petit milieu. Cela fait quelques mois que des captures d’écran, montrant des échanges qu'il aurait eus avec des adolescents sur Twitter, circulaient sur le réseau social.

Depuis quelques mois, l'étau judiciaire se resserre autour de Benjamin Lemaire. Selon nos informations, il a été placé en détention le 28 octobre pour des chefs de «corruption de mineurs de moins de 15 ans aggravée par l'utilisation d'un moyen de communication électronique, atteinte sexuelle sur mineur de moins de 15 ans aggravée et détention d'images pédopornographiques». Dans cette affaire, la victime présumée est actuellement âgée de 14 ans, selon une source judiciaire. Contacté par BuzzFeed News, le parquet de Paris a confirmé les chefs d'inculpation et indiqué que Benjamin Lemaire se trouvait encore en détention le 4 novembre, mais n'a pas souhaité en dire plus. Ce n'est pas la première fois que Benjamin Lemaire est incarcéré. Selon nos informations, dans le cadre d'une information judiciaire ouverte début 2015 pour des faits commis sur des mineurs entre 2011 et 2014, il avait passé quatre mois en prison avant d'être placé sous contrôle judiciaire en avril 2015. C'est dans le cadre de cette instruction que de nouvelles accusations sont apparues en septembre, qui l'ont conduit de nouveau en détention.

En septembre dernier, une «dénonciation de faits pouvant constituer une infraction pénale» a par ailleurs été adressée au parquet de Paris. Cette lettre est signée par huit personnes, dont des youtubeurs qui ont recueilli de nombreux témoignages. Les faits évoqués remontent à 2010. Ils ont donné lieu à l'ouverture d'une enquête préliminaire. Le nom de Benjamin Lemaire est connu «depuis plusieurs années», indique une source judiciaire. Et pas seulement à Paris: dans une autre affaire impliquant au moins un mineur, un juge a été saisi en 2007 à Nanterre. Le parquet de Nanterre n'a pas souhaité répondre à nos questions sur cette affaire.

Au cours de notre enquête, nous avons pu recueillir plusieurs témoignages de mineurs abordés sur les réseaux sociaux par Benjamin Lemaire. Ils font état d’avances sexuelles poussées, d'envoi de photographies indésirables ou de propositions de rencontres. L’ensemble des témoignages recueillis par BuzzFeed News montre comment Benjamin Lemaire utilise son influence sur des réseaux sociaux comme YouTube ou Twitter pour aborder des adolescents de 13 à 17 ans.

Bien entendu, le nom de Benjamin Lemaire est loin d’être aussi connu que celui de Morandini. Mais l’homme de 31 ans s'est construit une petite réputation dans le milieu numérique parisien. Il tient un blog, toujours le même, depuis 2004, et se décrit comme un «slasheur», un touche-à-tout s'adonnant à la photographie, à la musique et au numérique.

Il avait un compte Twitter très actif, comptant autour de 14.000 abonnés dont de nombreuses figures du milieu. Il l'a désactivé quand son nom a été de nouveau évoqué par des youtubeurs le 5 septembre dernier. Son CV montre qu’il s’est occupé de la présence numérique de nombreuses entreprises, comme Gaumont Pathé, Orange ou Lagardère. En octobre 2015, il a fondé «SocialTube», une société qui gère des talents des réseaux sociaux. Il travaille également pour «Digital VIP», une société qui gère la communication numérique de stars comme Sophie Marceau, JoeyStarr ou Emmanuelle Béart. Quelques jours avant sa mise en détention, un article de Gala paraissait au sujet de son travail avec Sophie Marceau.


Un imprésario de youtubeurs

Pour comprendre comment un homme avec ce CV est susceptible de gagner la confiance d’adolescents, il faut d’abord s’intéresser à l’écosystème des jeunes créateurs de contenus sur les réseaux sociaux. Derrière les success story de Marie Lopez, alias EnjoyPhoenix, qui a commencé sur YouTube à 15 ans, ou de Sulivan Gwed, qui a commencé à 13 ans, de nombreux autres vidéastes adolescents restent relativement confidentiels pour le grand public. Ils comptent quelques milliers d’abonnés, très loin des centaines de milliers, ou des million(s) d’abonnés des youtubeurs qui vivent de leur passion. Beaucoup d'entre eux aspirent à «percer», c'est-à-dire à gagner en renommée et en influence.

Le métier de youtubeur s'est professionnalisé, et avec lui, un nouvel écosystème médiatique a pu naître. Les multi-channel networks (MCN), qui, en France, sont liés de près aux grands groupes médias, permettent de monétiser les vidéos des créateurs, mais aussi de négocier des contrats publicitaires. Pour être contacté par un MCN, les adolescents qui cherchent à devenir connus laissent souvent leurs messages privés «ouverts» sur Twitter, de façon à pouvoir être contactés par n'importe qui. Car même s’il a peu d'abonnés, un créateur peut être contacté par une petite marque qui souhaite faire des partenariats ou par un MCN qui souhaite monétiser ses quelques milliers de vues.

Parfois, les parents ne sont même pas au courant de l'activité de leurs enfants. Ils ne savent pas forcément qu'ils ont signé des contrats douteux pour se faire un peu d'argent de poche, ou bien qu'ils sont démarchés par des marques, des agents. Ils ne prennent que très rarement la mesure des informations que ces adolescents diffusent publiquement, à côté de leurs noms et de leurs visages, sur les réseaux sociaux: leur âge, leur lieu de résidence, leur situation familiale, leurs ambitions, leurs peines.

De leur côté, les jeunes créateurs n'ont pas forcément la maturité ou les codes pour naviguer dans le réseau naissant et relativement opaque des youtubeurs. Savoir quel MCN choisir, à qui se fier, comment négocier un partenariat avec une marque, comment améliorer sa chaîne ou s'associer avec d'autres youtubeurs.

C’est là que Benjamin Lemaire trouve sa place. Sa société SocialTube est, en clair, une agence d’imprésario. Elle propose aux «socialtubers» —un néologisme— de négocier les contrats avec un MCN, de les accompagner dans les partenariats avec des marques, par exemple. Dans le cadre de SocialTube, il s’occupe notamment de la carrière de Wesley Krid, un youtubeur de 18 ans. Il produisait jusqu'à récemment Trendy5, une chaîne animée par Wesley Krid et Sparkdise, un youtubeur âgé de 17 ans. Par exemple, le 8 septembre est publiée une vidéo où les deux jeunes gens font une critique très élogieuse de La Taularde, un film avec... Sophie Marceau, une cliente de Benjamin Lemaire. La dernière vidéo de la chaîne date du 9 septembre, trois jours après que l'imprésario a supprimé son compte Twitter. Au début du mois de novembre, Sparkdise a affirmé sur Twitter que lui et Wesley Krid ont cessé de travailler avec Benjamin Lemaire (il a depuis supprimé son tweet, ici en capture d'écran).

Son rôle de manager et ses contacts dans l'industrie du divertissement français lui permettent aussi de trouver des partenariats ou de participer à des opérations spéciales. Ses protégés Wesley Krid et Sparkdise ont par exemple visité la «maison des secrets» de la télé-réalité Secret Story, ou rencontré leur idole Troye Sivan.

«On va dire que je drague des jeunes :D»

Dans les discussions qu'il a avec des adolescents en quête de succès sur YouTube, Benjamin Lemaire alterne entre la drague et le conseil professionnel. Les échanges qu’il a eus avec Robin* (tous les prénoms marqués d'un astérisque ont été modifiés) sur Twitter en mars 2016, sont typiques. Robin avait alors 14 ans, et Benjamin Lemaire le sait, parce qu’il le lui demande lors de leur premier échange. De son côté, Lemaire fait croire qu’il en a 23 –il en a 30. Il est 2 heures du matin.

« Benjamin Lemaire — T’as quel âge au fait?

Robin — 15 ans à la fin du mois

BL — Awi. T’es tout piti hihi

R — Oui :)

BL — Aha. Bon je vais plus te dire que t’es mignon alors lol

R — Pourquoi mdr?

BL — Bah après on va dire que je drague des jeunes :D»

Qu’un homme aussi influent que Benjamin Lemaire s’intéresse à un petit youtubeur comme lui, fascine Robin: «Attends, mais là j’suis choqué. Pourquoi t’as des gens de ouf qui te suivent sur Twitter? Grave des gens certifiés mdr. Asos te suit? Même la chaîne D8? (...) Je sais pas si je vais m’en remettre. Et genre moi tu me connais? Comment c’est possible?»

En guise de réponse, Benjamin Lemaire se fait mousser: «D8 je les connais bien, et en ce moment je bosse avec eux sur Nouvelle Star. Et encore, la plupart de mes clients ne me suivent pas.» Il affirme aussi qu’il est suivi par 20 Minutes et la journaliste Laurence Haïm parce qu’il «balance souvent des infos fiables».

«Tu veux un bisou, un câlin et une histoire?»

Toujours sur Twitter, Benjamin Lemaire explique qu’il «regarde beaucoup de vidéos» et qu’il aime «bien les youtubeurs qui montent» pour les «suivre un peu». Au moment de leur discussion, Robin n’avait que quelques vidéos sur sa chaîne et un nombre de vues dérisoire. Il a néanmoins un contrat avec un MCN nord-américain qui gère des dizaines de milliers de petits youtubeurs. «Je cherchais quelqu'un pour m'aider sur mon contrat, quand [Benjamin Lemaire] m'a proposé car il s'y connaissait, j'ai accepté», explique Robin à BuzzFeed News. L’adolescent n’en est en effet pas satisfait: «Avant je gagnais plus de 50$ par mois, maintenant moins de 10$», explique-t-il à son interlocuteur. Alors, l’imprésario déroule: «Un contrat en anglais c’est illégal, ensuite y a des chances que tes parents n’aient jamais signé. Ce qui est également illégal. Ça fait deux façons de faire rompre le contrat. (...) J’en ai fait sauter une paire comme ça.» Robin lui envoie son contrat, ils en discutent. «Je regarderai demain. J’ai fini de travailler à 23h30, j’ai pas envie de m’y remettre lol», dit Benjamin. Il embraye immédiatement: «Je viens de me mettre tranquillement sous ma couette.» Il est trois heures du matin.

« BL — Moi je suis bien au chaud hehe. Tout nu au fond de mon lit.

R — MDR

BL — Il fait bien chaud :D

R — Moi aussi j’suis dans mon lit, mais demain réveil à 7h mdr

BL — Tu veux un bisou un câlin et une histoire? :P

R— De ma copine oui haha

BL — Bah demande lui lol

(...)

BL — Quand j’ai envie après je drague lol

R — Hahaha, d’accord

BL — Pas sûr que ça t’intéresse

R — Pas trop et ma copine j’pense non plus hahah

BL — Oh bah à trois

R — Mmmm non non mdr, je tiens à elle ahah

BL — Si en plus elle te fait ça bien c’est parfait lol

R — Haha. Tout va bien pour moi tqt

BL — Tu me raconteras :D

R — Ça va aller :’D

BL — Dommage j’étais curieux lol.»

Un autre témoignage, de février 2016, montre une technique similaire pour «draguer» Fabien*, un mineur également âgé de 14 ans à l'époque. Une nouvelle fois, il est dans la séduction et ment sur son âge.

«BL — Sympathique tes vidéos, et tu chantes plutôt bien

F — Merci c’est sympa ça ;)

BL — Je regarde tes vidéos du coup :)

F — Ahah cool

BL — T’es tout chou :)

F — Mdrrr merci, je fait assez petit dans mes vidéos ahah mais 1m67 en vrai

BL — Je suis petit aussi donc bon :p 3cm de plus :p

F — Pour quel âge?

BL — 10 de plus»

Fabien est averti par un autre youtubeur, qui lui explique que le comportement de Benjamin Lemaire est suspect. Il coupe court à la conversation.

Interrogé par BuzzFeed News le 27 septembre, un mois avant sa mise en détention, sur les échanges à connotation sexuelle qu'il a eus avec des mineurs, Benjamin Lemaire n'avait pas souhaité répondre, expliquant qu'il ne s'exprimerait sur le sujet que devant la justice. «Aujourd'hui, il n'y a pas d'histoire, si un jour il y en a une, ce n'est pas à un journaliste que je vais le raconter mais aux personnes concernées», avait-t-il dit par téléphone. Il avait également ajouté, au sujet des victimes présumées: «S'ils veulent faire valoir leur droit, qu'ils le fassent. Je trouve ça normal. Mais je ne me justifie pas auprès de tiers.»

«Quand on voit qu’il est suivi par Cyprien, on se dit que c’est pas n’importe qui.»

À l’été 2015, il contacte aussi quelques ados. À l’époque, il n’avait pas encore fondé SocialTube, mais était directeur artistique de YouTube Label, une start-up dont il rencontre les fondateurs grâce à sa relation -amicale selon son blog mais uniquement professionnelle selon l'intéressé- avec Alexandre Dobrolowski, qui y travaille. D’après le blog de Benjamin Lemaire, l’objectif de la société était de «créer un network au service des youtubeurs».

Il se rapproche alors du milieu des youtubeurs passionnés de jeux vidéo et de high-tech. Il se rend dans deux salons spécialisés et rencontre au moins deux youtubeurs âgés de 15 et 16 ans à l’époque, Matteo* et Grégoire*. Leurs témoignages permettent aussi de se rendre compte de l'emprise qu'il peut avoir sur des créateurs mineurs. Ils ne savaient pas exactement ce que faisait Benjamin Lemaire, si ce n’est qu’il avait un lien plus ou moins fort à YouTube. «Il m’a dit qu’il bossait et aidait artistiquement la carrière des youtubeurs», explique Matteo à BuzzFeed News. «On se dit “wow” quand on voit qu’il est suivi par Cyprien. On se dit que c’est pas n’importe qui. Il en parlait en message privé.» Le nom de son employeur, YouTube Label, prête à confusion. «Avec le fait qu’il travaille à YouTube, je me suis dit que ce serait con que je m’embrouille avec lui», raconte Grégoire. Benjamin Lemaire leur montre des preuves de son influence: «Il était assez flou sur son travail, mais il nous a fait rencontrer Kayane», une des stars du jeu vidéo en France. D'après son compte Twitter, cette dernière a bénéficié des services de YouTube Label, au moins pour faire certifier son compte Twitter et le faire changer de nom.

«Je vais te lécher la queue, le gland, tes couilles et ton petit cul»

À la même période, il a alors 30 ans, Benjamin Lemaire contacte également un autre adolescent, Hugo*, âgé de 13 puis de 14 ans à l’époque de leurs échanges. Son compte Twitter était celui d’un jeune garçon passionné par les youtubeurs jeux vidéo. Il faisait aussi quelques vidéos, par-ci, par-là. Il raconte:

«Il m’avait envoyé un message privé sur Twitter, puis il m’a demandé de passer sur Skype. Petit à petit il a commencé à me parler de sexe, puis il m’a fait des propositions. Il m’a envoyé des photos où il était nu. Au début j’envoyais rien, puis il continuait. Une fois, il a voulu faire une cam. Il se masturbait devant la caméra. Comme j’étais assez jeune, j’étais assez naïf. Je me laissais facilement manipuler et je suis rentré dans son jeu.»

Des extraits de la conversation Skype entre Hugo et Benjamin Lemaire montrent que leurs échanges ont duré plus de deux mois. Lors des premiers échanges, dont nous ne publions pas les captures d'écran car ils donnent des informations personnelles sur Hugo, le jeune homme dit à Benjamin Lemaire qu'il va passer en troisième après l'été. Quelques jours après ces premiers messages sur Skype, la conversation devient explicitement sexuelle. «Envie de tes fesses» ; «Je vais te lécher la queue, le gland, tes couilles et ton petit cul», écrit Benjamin Lemaire.



«Il m’a proposé de venir chez moi, ou que je vienne chez lui», se rappelle Hugo. Au moins une fois, une conversation vidéo de plus d’une heure a eu lieu entre le jeune ado et Benjamin Lemaire. «Au début, je croyais que c’était un jeu, qu’il faisait ça pour rire, puis je me suis rendu compte que non. Sur le coup, ça me faisait marrer, puis je me suis dit que c’était malsain au bout d’un moment.»

Interrogé par BuzzFeed News, Benjamin Lemaire avait démenti avoir eu ces échanges. «Non, pas du tout. Mais je ne vais pas répondre à toutes les rumeurs», a-t-il répondu.

Un compte Twitter pornographique troublant

Lors de notre enquête, plusieurs personnes ont signalé l'existence d'un ou de plusieurs comptes Twitter potentiellement liés à Benjamin Lemaire, anonymes et à visée pornographique. Une personne signale notamment le compte @mecgayparis, qui rentrait fréquemment en contact avec des comptes identifiés comme appartenant à des mineurs. Sur une photo de ce compte, où l'on voit un sexe en érection, l'arrière-plan montre un salon avec un clavier de synthétiseur, un fauteuil et un canapé. Une photo, prise exactement du même angle, a été publiée en novembre 2015 sur le compte de Benjamin Lemaire. Elle montre exactement le même intérieur. Le canapé rouge que l'on voit sur les deux photos a été utilisé comme décor dans des vidéos de Trendy5.

Le compte @mecgayparis diffusait, jusqu'au mois de juillet 2016, des photos d'un sexe en érection —toujours le même. Il retweetait également des images parfois présentées comme pédopornographiques —comme une photo de nu publiée par un compte baptisé «gay 14 ans». Le reste du temps, ce compte rentrait en contact avec d'autres comptes, presque tous présentés comme appartenant à des mineurs, dont certains sont âgés de 13 ou 14 ans.

Là encore, Benjamin Lemaire dément: «Je n'ai pas d'autres comptes Twitter, si ce n'est ceux que j'utilise pour mes clients.»

Début septembre, pendant notre enquête, de nouveaux tweets parlent de lui. Benjamin Lemaire publie un billet de blog qui restera en ligne quelques heures, entre le dimanche 11 et le lundi 12. Il est antidaté du 6.

Intitulé «Ma Vie», ce billet rapidement supprimé évoque une affaire qui date de 2007:

«Je me rappelle 2007, plusieurs centaines de pages avant, quand j’étais autant dans la merde que mes clients et comment j’ai impliqué des gens que j’aimais. Je vois aujourd’hui mes nouveaux clients qu’on cite, qu’on veut prévenir. Et ils seront bientôt au courant. Peut être ou deux s’en fouteront (sic). Mais ça sera trop dangereux.»

Selon nos informations, le parquet de Nanterre a ouvert à la fin de l’année 2007 une information judiciaire. L’enquête a été menée par la brigade des mineurs de Nanterre.

Auprès de BuzzFeed News, Benjamin Lemaire confirme qu'il y a eu une enquête à son sujet, mais affirme toutefois qu'aucune plainte n'a été déposée en 2007.

Dans son post de blog, il évoque aussi, plus généralement, les accusations, les «interpellations» et les «gardes à vue»:

«Ma vie c’est passer une soirée dans un bar avec des copains, allumer mon téléphone et voir plein de notifications. Suer de tout mon corps par peur que ça soit des merdes ou des rumeurs. Ma vie c’est me réveiller en pleine nuit parce que mon téléphone a vibré plusieurs fois et que j’ai peur.»

Il écrit aussi:

«À six heures, l’heure fatidique des interpellations, j’arrive enfin à m’endormir en me disant “rendez vous dans 24H”.»

Avant YouTube: fasciné par les jeunes acteurs

Notre enquête montre que depuis au moins 2003, le parcours professionnel et personnel de Benjamin Lemaire lui a permis d'être fréquemment au contact d'enfants et de jeunes ados. Des centaines de textes, vidéos et photographies permettent de retracer son parcours.

En 2003, il est étudiant en audiovisuel à l’IUT de Troyes et monte un projet de court-métrage avec notamment le comédien Jean Sénéjoux, alors âgé de 10 ans. Le site du projet étudiant, encore disponible aujourd’hui, montre déjà la fascination du jeune homme pour les enfants acteurs: il renvoie dans ses liens personnels à des répertoires de jeunes acteurs comme KidActors. En 2004, il est vice-président de l’association «Clap’ avenir», qui organise des réunions entre jeunes acteurs et leurs familles. «On aurait dit qu’il avait 15 ans», se souvient Sylvie Lottin, maman d’acteur qui en était la secrétaire adjointe. En 2005, Benjamin Lemaire rejoint l’agent Jacky Henser, qui représente un grand nombre de jeunes acteurs. Sur son profil MySpace, on trouve encore des photos de cette époque. Sous la houlette de Jacky Henser, il s’occupe de plusieurs ados sur des tournages, parmi lesquels Léo Legrand, sur le tournage de Jacquou le Croquant.

C'est à ce moment-là qu'une photo et des accusations de pédophilie lors du tournage du film font surface sur internet. Notamment sur Mixbeat, un site de ragots parisiens au fondateur très controversé —un article de Slate raconte l’histoire du site et mentionne des accusations de pédophilie, sans donner de nom. Sur la photo, que BuzzFeed News n’a pas pu consulter, Sylvie Lottin dit qu’on voit Benjamin Lemaire, en slip, aux côtés de Léo Legrand, âgé de 12 ou 13 ans à ce moment-là. Contacté par BuzzFeed News, Jacky Henser confirme l’existence de cette photo et affirme même en posséder une copie qu'il n'a pas souhaité nous transmettre. En revanche, il défend fermement Benjamin Lemaire.

«C’est n’importe quoi! Ils s’amusaient et puis en plus, Léo Legrand, il était un peu fou. Il aimait bien déconner, il se foutait torse nu. C’était des jeux d’enfants quoi, pas des jeux de… machin. Ils étaient dans une caravane. Il se réveillait le matin, il allait pas se réveiller habillé tout de suite. Quand on loge avec quelqu’un, on est en slip, on n'est pas habillé.»

Valérie Legrand, la mère de Léo Legrand, dit à BuzzFeed News que son fils n'a pas été victime de Benjamin Lemaire. Elle ne souhaite pas répondre plus en détail à nos questions.

La brigade des mineurs enquête de 2007 à 2010

Benjamin Lemaire obtient une licence d’agent artistique en août 2007. C'est en novembre de la même année qu'est ouverte une information judiciaire à Nanterre. Contactée par BuzzFeed News, la secrétaire générale du parquet explique que l'issue de l'enquête «l'empêche légalement de communiquer sur le dossier». Benjamin Lemaire, même s'il a refusé de nous dire s'il avait été entendu au cours de l'enquête, nous a expliqué qu'elle avait été ouverte après «le truc de Mixbeat».

Sylvie Lottin et Jacky Henser ont été convoqués. Ce dernier y voit une cabale lancée par Sylvie Lottin et une autre maman d’acteur:

«On m’a convoqué au commissariat, interrogé, ça m’a gavé, putain», raconte l’agent à BuzzFeed News. «On a appris après qu’il y avait deux mamans qui avaient lancé la rumeur partout comme quoi on était des pervers. Deux mamans qui avaient foutu le bordel partout. Est-ce que je l’ai vu avec des enfants? Bah oui on travaille avec des enfants. On pouvait pas faire autrement.»

Il reconnaît tout de même que Benjamin Lemaire en fait parfois «un peu trop»:

«C’est vrai que lui c’était un peu chiant parce qu'il allait avec leurs parents… bon il en faisait un peu trop quoi. Bah c’est son truc hein! Il était jeune. (...) Dès qu’il avait des gamins avec qui il s’entendait bien. Il allait voir les parents, il dînait avec eux, il sortait avec eux. Il était trop là-dedans. (...) Mais il était gentil! Parmi les anciens jeunes de chez moi qui ont été avec lui, personne ne m’a dit qu’il y avait des problèmes.»

Cette année-là, Benjamin Lemaire est aussi photographe pour les Petits Chanteurs d’Asnières, plus connus sous le nom des «Poppys». Entre 2007 et 2008, on peut le voir échanger sur un forum de fans sous le pseudo Sedanais, qui correspond à son adresse mail de l’époque et qui renvoie à son site personnel. Or, trois personnes interrogées par la brigade des mineurs ont déclaré à BuzzFeed News que les enquêteurs leur avaient dit qu’il était sous le coup d’une interdiction de travailler avec des mineurs à ce moment-là.

Sylvie Lottin est convoquée par la brigade des mineurs de Nanterre en février 2008. On lui explique alors que Benjamin Lemaire est suspecté de posséder des photos pédopornographiques, et que, dans l’attente d’un procès, il est sous le coup d’une interdiction de mener des activités avec des mineurs. Au courant de l’année 2009, elle dit pourtant à BuzzFeed News avoir croisé Benjamin Lemaire en tant que photographe des Petits Chanteurs à la croix de bois. Une personne travaillant pour le groupe de choristes, souhaitant garder l'anonymat, a déclaré à BuzzFeed News avoir été convoquée par la brigade des mineurs de Nanterre en 2009. Là aussi, les enquêteurs lui ont indiqué que le photographe n'avait pas le droit de travailler avec des mineurs. D'après cette même personne, un projet de livre de photographies des Petits Chanteurs par Benjamin Lemaire était à l'étude. Cet ouvrage n'a, évidemment, pas vu le jour.

Seule trace numérique de son activité avec les Petits Chanteurs à la croix de bois, supposant donc qu'il était au contact de mineurs à ce moment-là: un crédit photo de 2009 qui indique qu'une photo était distribuée par MaxPPP. D’après le code source de la page de blog, cette photo est tirée d’un article du Progrès qui n’est, aujourd’hui, plus disponible. Contactée par BuzzFeed News, l'agence MaxPPP n'a pas voulu répondre à nos sollicitations «par souci de confidentialité». On trouve néanmoins d'autres photos signées Benjamin Lemaire/MaxPPP, comme cette photographie des Naïve New Beaters ou celle-ci de Christine Boutin.

«Vous connaissez Benjamin Lemaire? Nous on le connaît très bien.»

Depuis 2007, Benjamin Lemaire s’intéresse de plus en plus au milieu de la musique, pour lequel il fait des photographies et des clips. Il fonde ou alimente plusieurs blogs comme Le Transistor, Soul Kitchen ou le Hiboo. C’est via ces activités que Renaud, un autre blogueur musical qui est aussi producteur de clip, le connaît. En 2010, ils se retrouvent autour d’un projet de clip pour Sugarfame, un groupe québécois qui n'a fait qu'une chanson. Benjamin Lemaire est réalisateur, Renaud s’occupe de la production. Le scénario du clip montre la continuité d'une histoire d'amour à travers trois générations. Dans la première partie, on voit trois jeunes filles regarder les photos d'un jeune homme. D’après Renaud, les acteurs de cette scène ont autour de 13 ans, l'âge de sa fille, qui tournait dans le clip, à l'époque. Le pré-ado dont les jeunes filles viennent de tomber amoureuses est joué par MXam, qui vient de fêter ses 13 ans. Le tournage du clip se passe très mal. «Ça a été une catastrophe, se souvient Renaud. L’équipe a fait n’importe quoi, et Benjamin est parti avant la fin en disant qu’il avait un autre boulot. C’était une cata, mais c’est pas grave. Sauf que plusieurs mois après, je reçois un coup de fil de la brigade des mineurs.»

Voir cette vidéo sur YouTube

youtube.com

Il est convoqué trois jours après l’appel. «Je me souviens parfaitement de leur première question: "Vous connaissez Benjamin Lemaire? Nous on le connaît très bien"», raconte Renaud. D’après ce que lui aurait dit la brigade des mineurs, il était à cette époque-là en procès avec un mineur. En attendant le procès, il n’avait pas «le droit d'être en présence de mineurs». Pendant un moment, Renaud s’est trouvé dans la peau du complice, même s’il a été blanchi. «Les policiers ont donc voulu savoir qui j’étais, ce que je faisais dans cette histoire… Ils ont vite compris que c’était une rencontre professionnelle, et que je ne connaissais pas du tout Lemaire sur un plan plus personnel. Ils m’ont dit qu’il était dangereux pour les adolescents, filles comme garçons, et qu’il devait avoir un procès», raconte Renaud, qui dit être ressorti sous le choc des deux heures d’audition.

Interrogé le 27 septembre par mail sur son travail avec les Poppys et Sugarfame et sur son éventuelle interdiction de mener des activités professionnelles en lien avec des mineurs, Benjamin Lemaire n'avait pas donné suite à nos sollicitations.

Une dénonciation et une mise en détention

Les youtubeurs qui ont pris la parole au sujet de Benjamin Lemaire sur les réseaux sociaux ne se sont pas contentés d'alerter sur l'existence d'un «Morandini de YouTube». Certains d'entre eux ont rassemblé des témoignages pour une «dénonciation de faits pouvant constituer une infraction pénale», une procédure utilisée quand les personnes qui font état des faits ne sont pas victimes ou proches des victimes présumées. Le dossier a été envoyé au parquet des mineurs de Paris le 19 septembre. Il a été constitué par huit personnes qui sont soit des youtubeurs soit des personnes proches de ce milieu. La mise en détention de Benjamin Lemaire n'est pas liée à cette lettre de dénonciation, même si une enquête préliminaire a été ouverte à son sujet.

«Quand j'ai été mis face aux agissements de Lemaire, j'ai d'abord été choqué parce que c'était glauque et puis parce que je me suis rendu compte que beaucoup de gens le laissaient faire», explique Guilhem, un youtubeur humoristique qui a participé à la constitution du dossier. «Dans l'univers de YouTube, il est protégé par plein de gens qui savent très bien ce qu'il fait, ou qui connaissent en tout cas les gros soupçons qui reposent sur lui et qui décident sciemment de ne rien faire. Je voulais que ça sorte pour de bon, de manière formelle, pour que les autres arrêtent de penser que c'est pas si grave», poursuit-il. Alexandre Calvez, youtubeur spécialisé dans les tutoriels, a également recueilli des témoignages pour le dossier. «Nous avons essayé de prévenir un maximum de personnes du milieu de YouTube, des youtubeurs ou des responsables de networks. Mais très peu de gens ont voulu se mouiller, privilégiant leurs intérêts professionnels et ne voulant pas se créer "d'ennemis" dans le milieu au détriment de la sécurité des jeunes», abonde-t-il.

À trois reprises depuis décembre 2015, le nom de Benjamin Lemaire a été publiquement associé, sur Twitter, avec certains des agissements qui ont été présentés dans notre enquête. Une fois en décembre 2015, une autre le 12 juillet 2016 dans la foulée de l'affaire Morandini, et une autre fois le 3 septembre. À chaque fois, de nouvelles personnes ont témoigné auprès des auteurs de la dénonciation.

Mise à jour

Nous avons mis à jour cet article avec une précision sur la relation entre Benjamin Lemaire et un des salariés de YouTube Label, après un mail de ce dernier indiquant qu'elle était professionnelle et non amicale.