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    «Ouvrir la voix», le documentaire qui laisse enfin parler des femmes noires

    Il était temps.

    «Ben, j'avais 3 ans, j'étais dans un parc et... la petite fille me dit "Non, je ne vais pas jouer avec toi parce que t'es noire". Ça m'a fait tellement mal que je m'en rappelle encore, de là où j'étais. J'ai les images dans ma tête.»

    Voici les toutes premières paroles d'Ouvrir la voix, le premier documentaire de la réalisatrice Amandine Gay. À l'image, on aperçoit un plan serré sur le visage d'une jeune femme noire aux cheveux courts et à la voix qui tremble, qui regarde la réalisatrice et qui lui parle. Je ne connais ni son prénom, ni son nom, je ne sais même pas d'où elle vient, je ne l'ai jamais vue, et pourtant son témoignage me touche. Comme ceux des 23 autres participantes, qui se livrent à cœur ouvert, dans une longue conversation sans détours, sur la difficulté d'être une femme noire en France et en Belgique. Avec ces 30 premières secondes, je comprends assez rapidement que ce n'est pas un documentaire qui va me ménager, ni me caresser dans le sens du poil. Et c'est tant mieux.

    Du haut de mes vingt et quelques années, je n'ai jamais vu aucun documentaire, ni même aucun film (ne me parlez pas de Bandes de filles), où des jeunes femmes qui me ressemblaient s'exprimaient à l'écran pour raconter leur expérience de femme, de femme noire, de femme noire lesbienne ou encore de femme noire musulmane, et ce sans aucun «spécialiste» pour valider, infirmer, ou interrompre leurs propos. D'autant plus dans un format totalement brut où pendant plus de deux heures, on parle sans vraiment s'arrêter. On se livre, on dévoile tout.

    Pourquoi? Pourquoi a-t-on attendu 2016 pour voir les réseaux sociaux et la presse généraliste s'enflammer pour un film auto-financé? Pourquoi n'a t-on jamais pensé à nous donner la parole? Pourquoi est-ce le premier documentaire de ce genre?

    J'ai pris conscience qu'il y avait un problème majeur dans les médias: la méconnaissance des femmes noires.

    Depuis quelques années, la question de la représentation trouve de plus en plus sa place dans la conversation médiatique. Ce film s'avère être l'illustration parfaite d'un sujet dont on parle d'habitude sans vraiment s'y attarder en profondeur: la femme noire. Celle qui est appelée «sauvage» dans les médias, qui a une «crinière» peu professionnelle, des attributs sexuels qui en feraient loucher plus d'un, mais à qui on ne donne jamais la parole.

    Je me souviens du mois de janvier 2012, quand le magazine Elle publie un article intitulé «Black Fashion Power», dans lequel on parle entre autres du style vestimentaire des femmes noires et de Michelle Obama qui aurait revisité «en mode jazzy» le vestiaire de Jackie Kennedy. Dans cet article, (aujourd'hui effacé) on pouvait lire que «la "black-geoisie" a intégré tous les codes blancs», n’étant plus arrimée à ses codes streetwear». On pouvait y lire des mots comme «boubou en wax», «créole de rappeur» et j’en passe. L'article avait provoqué un tollé sans précédent. Beaucoup avaient fustigé les propos de l'auteure, Nathalie Dolivo. C'était sans doute la première fois que je voyais autant de réactions négatives, en réponse à un article qui véhiculait, encore une fois, des clichés sur les noirs, plus précisément sur les femmes noires.

    À l'époque, j'étais alors en pleine réflexion sur mon identité, notamment à travers le questionnement du retour au naturel. Ça faisait plusieurs mois que j'avais décidé d'arrêter de me défriser les cheveux, plus pour des raisons esthétiques que politiques. J'avais ensuite compris que les deux étaient finalement liés et commençais donc à m'intéresser sérieusement à toutes ces problématiques. Je dois avouer que lorsque j'ai lu cet article la première fois, je n'ai pas sursauté et il ne m'avait pas tant choquée que ça. Ce n'est qu'en lisant les réactions de personnalités connues (et moins connues), qui n'avaient en plus pas forcément l'habitude de s'exprimer sur de tels sujets, que je me suis rendue compte de ce que ces propos sous-tendaient et que j'ai eu un déclic.

    On rigole parfois, on est émus souvent et on s'identifie beaucoup, mais ce ne sont pas des témoignages joyeux.

    En fait, je crois bien que c'est vraiment à partir de ce moment que j'ai pris conscience qu'il y avait un problème majeur dans les médias: la méconnaissance des femmes noires. Le constat était fait: on ne nous connaît pas. Normal, quand on parle de nous, c'est toujours d'une manière bancale et c'est très rarement raconté par nous-mêmes. Et je ne dis pas que pour parler des noirs, il faut obligatoirement que le/la journaliste soit noir-e, mais quand c'est le cas, ça fait du bien. Car on ne peut pas continuer à nous «invisibiliser», tout en donnant une image négative de nous et prétendre maîtriser notre parole.

    Extrait du film coupé au montage

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    Je suis contente de l'engouement qu'il y a eu autour du film car je soutiens le travail de femmes qui essayent de changer les choses, mais ce n'est pas un film qui «fait plaisir», bien au contraire. On rigole parfois, on est émus souvent et on s'identifie beaucoup, mais ce ne sont pas des témoignages joyeux dont il est question ici. Ce sont des femmes différentes les unes des autres, toutes belles, toutes intelligentes, toutes inspirantes à leur manière, qui racontent comment elles ont été réduites à des objets; à qui on a dit qu'elles ne pourraient pas faire telles ou telles études; qui ont dû toujours faire attention à leur comportement pour ne pas répondre aux clichés qu'on attendait d'elles; qu'on a trouvées moches; qu'on a insultées; qu'on a dévalorisées. Bref, qu'on a méprisées.

    Malgré toute la rudesse que peut avoir le film à travers ces témoignages, c'est un beau film qui nous est montré. J'ai été touchée de voir autant de femmes noires belles, intelligentes, pertinentes, qui était sublimées dans leur diversité. J'ai été heureuse de voir des femmes qui, comme moi, s'en sortent comme elles peuvent, qui réussissent, et qui malgré les difficultés rencontrées, ne baissent pas les bras. La plupart des témoignages sont durs à entendre, mais il n'y a jamais de fatalité, au contraire.

    Il ne suffit pas d'encenser le travail d'une femme noire, pour que tous les problèmes soient réglés.

    Et j'ai beaucoup aimé cet espoir qu'on peut apercevoir entre les lignes. Premièrement parce que ce documentaire a été possible grâce à la détermination et à la persévérance d'Amandine Gay, et au soutien qu'elle a reçu de toute une communauté de personnes qui croyaient en son projet.

    Deuxièmement, parce qu'après plusieurs batailles avec le CNC pour un financement non obtenu et une campagne de crowdfunding réussie, il sortira officiellement en salles à l'automne prochain, et permettra à un nombre plus large de découvrir ces femmes qui ont des choses importantes à dire. Mais ça ne fait que commencer, si on ne veut pas se contenter de ce succès que la presse salue, j'ai envie de dire aux médias grand public et féminins d'aller plus loin et d'engager plus de femmes noires, d'arrêter de véhiculer des clichés sur nous et de nous mettre en couverture de leurs magazines. Il ne suffit pas d'encenser le travail d'une femme noire, pour que tous les problèmes soient réglés. Tout le monde devrait regarder Ouvrir la voix, se poser les bonnes questions et tenter de comprendre les femmes noires dans leur ensemble. Avec leurs difficultés et leurs expériences.

    Troisièmement parce qu'il donnera, je l'espère, de grandes et belles idées à d'autres femmes comme Jennifer, Christelle, Kadiatou, Mélody, Sarata, Dolorès, Ndeye, Francine et j'en passe, qui voudront se réapproprier leur voix.

    Avec ce film, Amandine Gay nous a ouvert la voie, c'est maintenant à nous de saisir cette opportunité pour raconter des choses belles ou moins belles à la génération d'après.