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    L'ONU censure un plan d'aide pour la Syrie sur demande du régime d'Assad

    BuzzFeed News a découvert que des références à des villes assiégées comme Madaya avaient été supprimées d'un rapport d'aide après consultation du régime.

    Buzzfeed News est en mesure de révéler que les Nations Unies ont modifié un plan d'aide humanitaire clé pour la Syrie après consultation du régime d'Assad, supprimant notamment des références à des zones «assiégées», comme Madaya, où des centaines de gens meurent de faim.

    Des agents des Nations Unies en place dans la région et des ONG accusent l'organisation de céder au régime en lui permettant de censurer le document.

    Une copie du brouillon original du plan humanitaire pour la Syrie a été diffusée et montre qu'un nombre de modifications clés ont été apportées au rapport final après son envoi au régime par la branche de Damas du bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires.


    Exit les références aux violations du droit humanitaire

    La proposition, qui servira de base à une demande d'aide de 3,1 milliards de dollars, a été rédigée en consultation avec d'autres équipes des Nations Unies et d'ONG travaillant en Syrie, mais les modifications ont été faites après que la proposition a été envoyée au gouvernement par le bureau de Damas sans consultation avec les autres auteurs. Voici les changements accordés après cette consultation:

    • Toute utilisation du mot «assiégé(es)» et «siège» en référence aux zones dans lesquelles près de 500.000 personnes en Syrie pourraient être pris au piège a été supprimée.

    • Toutes les mentions d'un programme de suppression de mines, de bombes qui n'ont pas encore explosé et de missiles ont été raturées.

    • Des références aux violations du droit humanitaire international, comme les attaques aériennes sur des infrastructures médicales et les frappes sur des zones civiles, ont été supprimées.

    Ces révélations apparaissent quelques semaines après la parution de rapports choquants expliquant que des enfants meurent de faim dans la ville assiégée syrienne de Madaya, ce que le secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-moon a appelé un «crime de guerre». Un document obtenu par Foreign Policy, montre également que l'ONU savait dès octobre les graves problèmes de malnutrition frappant cette ville.

    La ville tenue par les rebelles est assiégée par le régime d'Assad depuis plusieurs mois et est cernée par le gouvernement et les mines du Hezbollah.

    Interrogée par BuzzFeed News, l'ONU défend le rapport final. Elle affirme que les souffrances des personnes prises au piège dans les zones assiégées étaient «terribles», mais qu'elle a dû consulter le régime d'Assad dans le cadre de ce rapport car «en tant qu'humanitaires, nous devons continuer à parler à toutes les parties impliquées dans ce conflit.»

    Mais un agent de l'ONU explique à BuzzFeed News que la décision de changer le document avait horrifié d'autres équipes travaillant dans la région.

    «Des villes assiégées et extrêmement difficiles d'accès rassemblent des millions de gens souffrant de la faim et de maladies,» confie-t-il. «Si ceci n'est pas la priorité de la réponse humanitaire, alors à quoi servent les organismes humanitaires?».

    Un membre important d'une ONG ayant contribué à la rédaction de ce rapport ajoute:

    «Cela minimise les souffrances de ces gens et la portée de l'aide dans ces zones. C'est ce qui est inquiétant à propos de beaucoup de ces modifications; ce sont des changements politiquement motivés qui viennent d'être acceptés.»

    Le dernier mot est revenu au bureau de l'ONU de Damas

    Dans une lettre à Stephen O'Brien, le sous-secrétaire aux affaires humanitaires de l'ONU, une alliance d'ONG syriennes déclare d'ailleurs être «alarmée» par les négociations avec le gouvernement syrien et ajoute que le régime «devrait être traité en tant que partie dans le conflit et ne devrait pas exercer une plus grande influence sur la réponse humanitaire que les autres parties.»

    Le document devrait être présenté à une grande conférence internationale des donateurs à Londres, présidée en collaboration avec le Premier ministre britannique David Cameron le mois prochain.

    Le plan d'aide était supposé être une collaboration égalitaire entre la Syrie, des ONG internationales et les trois bureaux de l'ONU qui supervisent la distribution d'aide en Syrie, basés à Damas, en Jordanie et en Turquie. Le gouvernement syrien ne devait donc que contribuer partiellement au processus de consultation.

    Le brouillon final du rapport sur lequel se sont accordées les ONG et d'autres bureaux de l'ONU a été envoyé au gouvernement syrien pour consultation en décembre dernier, ce qui est la procédure normale.

    Cependant, suite aux consultations du gouvernement, le document était censé être renvoyé aux équipes de l'ONU en Turquie et en Jordanie et aux ONG pour consultation. Mais cela n'a jamais eu lieu. Au contraire, BuzzFeed News a découvert que les modifications demandées par le gouvernement et la rédaction du document avaient été faites par la branche de Damas à l'ONU et publiées sans en informer ou consulter les deux autres bureaux de l'ONU ou les ONG.

    «Ils ont énormément lissé le ton du document, ils en ont réécrit des pans entiers... en résumé, ça a été un système de filtrage.»

    L'employé de l'ONU, qui a souhaité rester anonyme pour protéger sa place, a accusé le bureau de Damas d'être «trop proche» du gouvernement syrien.

    «Il y a eu trois ou quatre personnalités de la branche de l'ONU à Damas qui ont immédiatement travaillé dessus,» d'après cette source. «Ils ont énormément lissé le ton du document, ils en ont réécrit des pans entiers... en résumé, ça a été un système de filtrage.»

    «Nos soi-disant collègues connus pour donner une grande importance aux meilleurs intérêts de tous ont pris l'initiative de faire ces changements, le gouvernement syrien leur ayant de toute évidence demandé de les faire».

    «Le document humanitaire devenu un document politique»

    L'une des modifications ayant mis le feu aux poudres a été la suppression des mots «assiégé(es)» et «siège», qui ont été remplacés par l'expression «lieux listés dans les résolutions 2139, 2165, 2191 du Conseil de sécurité,» en référence aux résolutions adoptées par le Conseil de sécurité et ayant autorisé l'accès à des organismes d'aide aux zones assiégées sans l'approbation du gouvernement syrien.

    La mention du mot «assiégé(es)», alors que Madaya incarne la famine qui règne dans le pays, a également inquiété les ONG impliquées dans le rapport.

    «Sans cette attention médiatique, la situation à Madaya aurait pu continuer dans l'indifférence générale.... et aujourd'hui, nous supprimons toute référence dans le document aux villes assiégées?», s'est interrogé Faki Hakim, coordinateur pour l'ONG syrienne Alliance. «Comment peut-on attirer l'attention du monde sur ce qui se passe?»

    Le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, dénonçait «crime de guerre» lors d'une conférence de presse plus tôt dans le mois, déclarant que le personnel qui était entré à Madaya avait affirmé avoir vu «des vieillards et des enfants, des hommes et des femmes, n'ayant presque plus que la peau sur les os: décharnés, extrêmement sous-alimentés, si faibles qu'ils pouvaient à peine marcher, se jetant désespérément sur la moindre nourriture passant devant eux».

    «Le document d'aide humanitaire s'est transformé en un document politique après les changements apportés par le gouvernement syrien, plutôt que de se concentrer sur le besoin des civils», commente un coordinateur d'une autre ONG, qui souhaite garder l'anonymat pour protéger sa relation avec l'ONU. «Je comprends totalement que l'ONU ne doive pas prendre parti, mais elle devrait au moins être du côté des civils».

    Le fait d'avoir raturé les mentions du plan d'aide évoquant des «services de déminage» a aussi suscité l'inquiétude parmi les organismes humanitaires de Syrie. Le programme tente de supprimer les bombes et missiles qui n'ont pas explosé et qui jonchent le territoire syrien, particulièrement dans les zones tenues par les rebelles, comme Madaya.

    «Déminer est un acte humanitaire visant à sauver des vies, alors qu'il ait été supprimé crée un précédent terrifiant,» explique un employé d'une ONG internationale. «Les bombes et les mines font partie de la stratégie militaire du gouvernement syrien et il n'est donc pas dans leur intérêt que des programmes de l'ONU s'en mêlent et remédient à ce problème».

    Le terme de «conflit» remplacé par celui de «crise»

    L'ONU a mis en garde à de nombreuses reprises contre des violations du droit humanitaire international de la part de toutes les parties impliquées dans le conflit syrien, en évoquant des attaques sur des infrastructures médicales et des réserves d'eau, ou des blocages de l'aide. Les agences de l'ONU et les ONG voulaient mettre en évidence ces violations dans le plan d'aide. Mais les références aux «attaques sans discernement et ciblées de zones et d'infrastructures civiles» ont été supprimées et des expressions détaillant la fréquence des attaques aériennes sur une infrastructure médicale ont été modifiées dans le document final.

    Un membre d'une ONG sur place déclare: «Le problème essentiel, c'est que la Syrie n'est prise ni dans un problème de famine ni dans une catastrophe naturelle; elle est victime d'une guerre active dans laquelle chaque partie, et notamment le gouvernement syrien, viole le droit international, encore et encore.»

    Une base de données adressée à BuzzFeed News par une ONG ayant participé au rapport détaille d'autres changements qui auraient été faits par le bureau de l'ONU de Damas à la demande du régime d'Assad. Ces changements comprennent le lissage de certains termes de guerre, remplaçant par exemple le terme de «conflit» par celui de «crise», la suppression de certaines références aux violences sexistes, et le refus de reconnaître les ONG non enregistrées et approuvées par le gouvernement syrien.

    Pour ceux qui ont participé à la publication du rapport, même les petites modifications et changements sont inquiétants.

    «Il est risible de dire qu'elle [l'ONU] se croit impartiale,» explique l'agent en interne de l'ONU. «Je pense qu'elle veut surtout se montrer neutre à un niveau très superficiel.»

    Un bureau de l'ONU dépendant du régime d'Assad

    Le bureau de l'ONU à Damas est dépendant du régime d'Assad pour tous les visas de ses employés étrangers, pour leur sécurité et pour pouvoir entrer dans des zones difficiles d'accès, selon l'agent interne de l'ONU et les ONG.

    Mais Faki Hakim, de l'ONG syrienne Alliance, a d'autres inquiétudes: «C'est une question de responsabilité envers notre propre peuple, car il s'attend à ce que nous disions clairement qui souffre et de quoi lorsque nous décrivons la situation humanitaire.»

    «Alors quand vous supprimez tout le contexte et que vous publiez un document stérile, il y a évidemment des répercussions sur le long terme.»

    «Madaya n'est pas le seul endroit concerné; d'autres subissent un siège terrible depuis trois ans et nous devrions trouver une solution, sans quoi il y aura d'autres Madaya à l'avenir.»

    Dans un communiqué, un porte-parole de l'ONU a affirmé que le rapport avait été «finalisé en consultation avec un ensemble de partenaires, dont le gouvernement, et que ceci est une pratique normale... En tant qu'humanitaires, nous devons continuer à parler à toutes les parties impliquées dans ce conflit afin d'avoir un droit de regard.»

    Il a également ajouté ceci: «Nous devons nous efforcer avant tout de nous assurer que tous ceux qui sont dans un cas désespéré en Syrie reçoivent toute l'aide dont ils ont besoin pour survivre.»