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    Enquête sur les millions des avions d'affaires loués par l'État pour éloigner discrètement des migrants

    Info BuzzFeed News– Depuis 2006, l’État affrète des avions d'affaires pour renvoyer aux frontières des migrants dans le reste de l'Europe. Ces vols ont déjà coûté plusieurs dizaines de millions d'euros. Nous avons retrouvé les appels d'offres et réalisé la carte des vols opérés par ces appareils depuis un an.

    Centre de rétention administrative de Vincennes, mercredi 9 août, il est environ
    5h20 du matin. Onze agents de la Police aux frontières (PAF) viennent tirer Ahmad Sadid et quatre autres demandeurs d'asile afghans de leur sommeil. Tous peuvent être renvoyés vers la Suède, pays où ils ont déposé leur première demande d'asile.
    Ils ont déjà refusé de monter dans des vols réguliers au départ de Roissy Charles de
    Gaulle. Ils ne le savent pas, mais cette fois-ci, le procédé est différent.

    «Il n'y avait que des petits avions dans des hangars», raconte Ahmad par téléphone, à BuzzFeed News. Ce père de famille a d'abord crû qu'il foulait le tarmac d'un aérodrome militaire. Il était en fait au Bourget, aéroport d'ordinaire réservé à l'aviation d'affaires. À 8h14, Ahmad, les autres demandeurs d'asile et les onze policiers qui les escortent décollent à bord d'un Beechcraft 1900D immatriculé F-GLNE. «Nous n'avions ni eau, ni nourriture, ni possibilité d'aller aux toilettes», raconte Ahmad, «les policiers ne s'occupaient pas vraiment de nous. Ils rigolaient et prenaient des photos à travers les hublots.» À midi, l'avion se pose à Stockholm après une escale à Copenhague. Trois des cinq Afghans seront renvoyés dans les jours suivants. Direction Kaboul.

    Les autorités disposent d'un temps limité pour renvoyer des personnes placées en centre de rétention ou assignées à résidence. Les délais légaux passés, elles doivent être remises en liberté. Une situation que l'administration française veut éviter à tout prix. Il s'agit donc de renvoyer, coûte que coûte. Alors, discrètement, des avions privés affrétés par la PAF décollent quasi-quotidiennement du Bourget. Ils sillonnent l'Europe, avec à leur bord, des demandeurs d'asile déboutés.

    Depuis 2007, plusieurs articles de presse ont mis en lumière l'utilisation d'un appareil privé loué par le ministère de l'Intérieur pour déplacer des demandeurs d'asile. Notre enquête, qui s'appuie sur tous les appels d'offres lancés depuis 2006 montre qu'il n'y a pas un mais plusieurs avions, qu'ils ne servent pas seulement à déplacer les migrants en France en fonction des places disponibles dans les centres de rétention, mais aussi à les renvoyer et qu'ils tournent à plein régime depuis au moins un an.

    D'après les appels d'offres que nous avons consultés et les témoignages que nous avons recueillis, près de 34 millions d'euros ont été consacrés à la location de ces appareils depuis onze ans. Une enveloppe qui ne prend en compte ni le coût du kérosène, ni le salaire des fonctionnaires de police mobilisés.

    Des vols presque quotidiens

    Il y a plusieurs moyens de renvoyer des étrangers en situation irrégulière: le plus souvent, l'État réserve des places sur des lignes commerciales, que ce soit pour des voyages en avion, en train ou en bateau. La police aux frontières peut aussi ponctuellement louer un avion à une compagnie charter pour renvoyer plusieurs dizaines d'étrangers d'un coup. Enfin, elle peut louer des avions beaucoup plus petits, des Beechcraft, pour reconduire trois, quatre ou cinq migrants. Ce type de location d'un avion avec moins de 19 passagers apparait sous l'onglet «aviation d'affaires» sur le site de Twin Jet, l'une des compagnies à laquelle la PAF loue des avions.

    La compagnie met en avant les avantages d'un tel service sur son site: «confidentialité, rapidité, efficacité». Trois qualités qui séduisent beaucoup la PAF en ce moment. Ces derniers temps, ces Beechcraft tournent à plein régime.

    Grâce à l'«indicatif d'appel» spécial qui identifie les appareils destinés au transport de migrants (POF75), nous avons pu retrouver de nombreux vols opérés dans toute l'Union européenne (UE). Nous avons regroupé les données disponibles de juin 2016 à août 2017 sur cette carte:

    BuzzFeed News/Peter Aldhous

    Cette carte a été mise au point par BuzzFeed News avec les données provenant de ADS-B Exchange, une base de données tenue par des amateurs, qui identifient des avions en vol à partir de leurs émissions radio. Elles sont partielles: tous les vols ne sont peut-être pas couverts, et les trajets ne sont pas représentés dans leur intégralité. Tous les vols effectués dans la même journée sont représentés par un trait continu en rouge.

    On distingue clairement les destinations privilégiées par la PAF pour ces «éloignements». L'Italie, principale porte d'entrée de l'Europe pour les migrants, figure au premier rang de ces pays. En vertu du règlement Dublin III de l'UE, le premier pays dans lequel a été formulée une demande d'asile est celui qui est chargé de la prise en charge des migrants.

    Des appels d'offres pour des «missions d'éloignement»

    Mais ces renvois en avions d'affaires ne datent pas d'hier. En prenant le temps de fouiller dans le Journal Officiel depuis une quinzaine d'années, nous avons pu retrouver tous les appels d'offres qui ont été passés pour louer ces appareils. La première occurrence remonte à juin 2006. À cette date, un appel d'offres est lancé par le ministère de l'Intérieur. Il concerne la location à la police nationale d'un avion pour des «missions de liaison, de transport de personnel et de fret». Sans plus de précision concernant ces missions. Ce marché de 12 mois renouvelable trois fois sera attribué à la compagnie Twin Jet. Coût pour le contribuable: 6.186.860 euros.

    La location de ce Beechraft «piloté par des agents de la PAF» est évoquée par Le Monde en juin 2007. «Cet avion permet d'acheminer les étrangers en instance d'éloignement, du centre de rétention vers l'aéroport de départ, mais également de reconduire des personnes jusqu'en Europe centrale et dans les Balkans», écrit alors le quotidien. Dans un contexte où les personnels d'Air France vivent de plus en plus mal les renvois à bord des avions de ligne, «le Beech offre plus de souplesse et assure à la PAF une plus grande indépendance qu'une compagnie régulière», souligne à l'époque Jean-Yves Topin, directeur adjoint de la PAF, au Monde.

    En 2008, un nouvel appel d'offres, similaire, est lancé. Cette fois, il est clairement stipulé qu'il relève du budget de la police nationale consacré à l'immigration et l'asile. C'est encore Twin Jet qui rafle la mise. 3.430.544 euros pour un an, susceptible d'être renouvelé vingt mois supplémentaires.

    L'intitulé du troisième appel d'offres est sans ambiguïté. En 2010, le ministère de l'Intérieur cherche un avion «pour la sous-direction de l'éloignement et la direction de la police nationale, afin d'assurer des missions d'éloignement et de liaison». Cette fois, c'est la compagnie Chalair Aviation, basée à Caen, qui remporte le marché pour 3.435.675 €. Un article du Parisien raconte les problèmes techniques rencontrés par «l'avion des sans-papiers» à l'époque. Une source proche du dossier nous confirme que l’État a reconduit deux fois sa collaboration avec la compagnie normande, comme l'appel d'offres initial le permettait.

    Twin Jet récupérera le marché des renvois en avions privés en février 2015. Ses avions sont mis à la disposition de la police, pour la somme de 1,5 millions d'euros. Cette année-là, les appareils de Twin Jet ont notamment servi à vider la jungle de Calais, comme l'a montré StreetPress dans une enquête d'octobre 2015.

    Selon une annexe du budget prévisionnel 2017 du ministère de l'Intérieur, c'est bien dans le cadre de «l'éloignement des migrants en situation irrégulière» que l'État a prévu de consacrer 3,72 millions d'euros à la location de ces avions d'affaires et à l'utilisation d'un Bombardier de la sécurité civile cette année. Ce budget a récemment explosé (+ 62% par rapport aux 2,30 millions d'euros prévus dans la loi de finances initiale de 2016), «compte tenu de la hausse du nombre d'éloignements opérés». La location de ces avions représente près de 10% du budget consacré au renvoi à la frontière.

    Au moins 14,5 millions d'euros pour louer ces avions

    Le total des montants figurant sur les avis d'attribution parus au Journal officiel s'élève donc à 14,5 millions d'euros. Mais ce chiffre ne prend pas en compte les éventuelles reconductions de ces marchés prévues dans les appels d'offres. L'appel d'offres de 2010 a été reconduit deux fois selon nos informations. Mais qu'en est-il des autres appels d'offres? Difficile à savoir dans la mesure où ces reconductions ne font pas l'objet d'une publication au JO. Mais, nous avons constaté que certains des appels d'offres commencent précisément au moment où se termine la reconduction prévue dans l'appel d'offres précédent.

    Par exemple, le 24 septembre 2008, un appel d'offres est attribué à Twin Jet pour une période d'un an, reconductible une fois douze mois et une autre fois huit mois. Cet appel d'offres peut donc être attribué pour deux ans et huit mois au total s'il est reconduit à chaque fois. Or, l'appel d'offres suivant est justement attribué le 26 mai 2011, très exactement deux ans et huit mois après l'appel d'offres précédent...

    Nous avons sollicité plusieurs fois, Olivier Manaut le président de la compagnie Twin Jet au sujet de ces reconductions, mais ce dernier n'a pas souhaité nous répondre sur ce point. Le ministère de l'Intérieur n'a pas non plus souhaité nous répondre.

    En épluchant la presse, on retrouve malgré tout la trace de l'utilisation des Beechcraft 1900 en dehors des périodes initiales couvertes par les appels d'offres. Comme lors de le renvoi d'une famille géorgienne en août 2010, évoquée dans Les Inrockuptibles. Ces éléments tendent à confirmer que les appels d'offres ont donc été reconduits et que ces avions sont utilisés quasi-sans discontinuer depuis 2006. L'addition s'élèverait alors à près de 34,8 millions d'euros.

    Sans compter le carburant, ni le salaire des policiers mobilisés pour piloter les avions et escorter les migrants. L'addition est d'autant plus salée que le Beechcraft 1900 ne peut transporter que 19 passagers. Le règlement obligeant la PAF à faire escorter chaque migrant par deux fonctionnaires, ces appareils ne peuvent embarquer plus de 5 à 6 migrants à la fois.

    «Les pilotes sont des pilotes professionnels des services de l'État et nous ne connaissons pas leurs missions»

    Contacté par BuzzFeed News, Olivier Manaut le président de la compagnie Twin Jet met en doute les chiffres que nous publions. «Je crois que vous vous trompez dans les chiffres, mais je ne peux pas vous en dire bien plus», nous écrit-il.

    Une autre source qui travaille dans l'aviation et qui a planché sur une partie de ces appels d'offres, nous indique pour sa part que les chiffres correspondent à la réalité des contrats dont il a eu connaissance, sans nous donner plus de détails. Mais, selon une autre source aéroportuaire, les budgets que nous évoquons pourraient inclure des missions de sécurité publique «qui n'ont rien à voir» avec les demandeurs d'asile. Dans un article de 2015, Le Point évoque ainsi des transferts à bord de ces avions de détenus corses «trop turbulents pour emprunter les aéroports civils».

    Interrogé sur l'utilisation des avions qu'il loue à l'Intérieur, le président de Twin Jet, nous répond que «les pilotes sont des pilotes professionnels des services de l'État et nous ne connaissons pas leurs missions».

    La part des missions qui n'a rien à voir avec les demandeurs d'asile semble minime. Au cours de notre enquête, grâce à une source qui travaille dans un centre de rétention administrative (CRA) de la région parisienne, nous avons pu vérifier que plusieurs des vols opérés avec le Beechcraft coïncidaient avec la date des sorties des demandeurs d'asile des CRA et avec les destinations vers lesquelles ils étaient renvoyés. C'est notamment le cas du vol d'Ahmad vers Stockholm que nous évoquons plus haut.

    Pas de réponse de l'Intérieur

    Le coût de ces vols commence manifestement à alarmer le ministère de l'Intérieur: il indique dans son budget prévisionnel que «différentes pistes» sont à l'étude pour «améliorer la performance des moyens mobilisés». Ces «différentes pistes» étaient déjà mentionnées dans une annexe du projet de loi de finances 2016. Cela fait donc plus d'un an que l'Intérieur cherche une solution pour dépenser moins pour ces vols.

    Depuis dix jours, nous avons contacté la Direction générale des étrangers en France du ministère de l'Intérieur, le service de communication de la police et les services du porte-parole du ministère de l'Intérieur, à plusieurs reprises, par mail et par téléphone. Mais aucune réponse ne nous a été apportée. Nous souhaitions savoir à partir de quelle date le ministère a eu recours à ces avions d'affaires, si les marchés ont été systématiquement reconduits, combien de vols étaient opérés par an et si ces pratiques ont vocation à continuer.

    À la fin de notre enquête, Ahmad se trouvait dans un centre de rétention de l'île de Gotland, au sud-est de la Suède. Il attend encore de savoir s'il va être renvoyé vers Kaboul. «Ils me connaissent», dit Ahmad au sujet des talibans. Selon lui, ce sont des photos de presse d'une visite officielle de la ministre afghane du Travail, où Ahmad apparaît, qui l'ont mis en danger. «C'est clair pour moi que si je suis renvoyé en Afghanistan, ils essaieront de me séquestrer ou de me tuer.»

    CORRECTION

    Une première version de cet article faisait référence à des expulsions plutôt qu'à des renvois à la frontière. Les expulsions sont des mesures d'éloignement d'étrangers spécifiques, motivées par la protection de l'ordre public. Ce n'est pas nécessairement le cas des étrangers concernés par les vols de Beechcraft. L'article a été modifié pour parler de «renvoi» à la frontière, un terme générique.