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    De Paris à Sydney, comment Black Lives Matter a pris un élan mondial

    De Paris à Sydney, des militants partout dans le monde s'inspirent de Black Lives Matter pour leurs actions locales contre le racisme et les violences policières

    2016 est l'année où Black Lives Matter a pris une envergure mondiale.

    Le mouvement né aux États-Unis a fait des émules jusqu'au Brésil, en Afrique du Sud et en Australie, où des militants descendent dans la rue et mobilisent les réseaux sociaux en solidarité avec les victimes de violences policières. Ils ont adopté le slogan «Black Lives Matter» pour amplifier des mouvements locaux et leurs appels à plus de justice –et l'ont utilisé pour pointer du doigt ce qu'ils considèrent être une approche hypocrite des médias et structures de pouvoir de leur pays.

    «Les médias français sont capables de voir les couleurs dans d'autres pays et d'écrire dans un titre d'article qu'une personne noire a été tuée par la police aux États-Unis, mais ils ne sont pas en mesure de le faire en France», a par exemple dit à BuzzFeed News Fania Noël, coordinatrice de Black Lives Matter France.

    Ce n'est pas la première fois que des mouvements pour les droits civiques et anti-colonialistes partout dans le monde tissent des liens. Mais BLM a alimenté un élan mondial et aidé de plus petits groupes à se parler et à être entendus. Les militants américains ont une approche plus mondiale quant à leur travail. La vision du Movement for Black Lives a été traduite en espagnol, français, arabe et chinois, et donnée en exemple par les militants canadiens, qui s'en servent comme modèle.

    BuzzFeed News a parlé à des militants en France, au Brésil, en Australie, au Canada, Royaume-Uni, États-Unis et Afrique du Sud des sujets sur lesquels ils se concentrent, de la façon dont ils travaillent ensemble et dont ils voient l'avenir du militantisme alors que les mouvements nationalistes blancs d'extrême droite se répandent eux aussi au niveau mondial.

    PARIS - En juillet, des centaines de personnes ont défilé dans les rues de Paris et de Beaumont-sur-Oise après la mort d'Adama Traoré lors de son interpellation. Le hashtag #JusticePourAdama a été rapidement suivi par #BLMFrance et des rassemblements où les manifestants ont chanté «Black lives matter!» en anglais.

    Un nouveau mouvement, Black Lives Matter France, est né, dans un pays au passé colonialiste qui s'est construit comme une république égalitaire «qui ne voit pas les couleurs». Le slogan a réuni plusieurs groupes existants, antiracistes ou luttant contre les violences policières (le collectif Mwasi, la brigade anti-négrophobie, Ferguson in Paris...). BLM France est un agrégat d'associations organisées qui vise à accroître la visibilité de leurs causes.

    «Lorsque nous avons commencé à utiliser le hashtag sur les réseaux sociaux, nous avons également voulu dénoncer l'hypocrisie en France», a dit à BuzzFeed News Fania Noël, la coordinatrice de Black Lives Matter France, un groupe qui s'intéresse à toutes les formes de racisme structurel. «Les médias français sont capables de voir les couleurs dans d'autres pays et d'écrire dans un titre d'article qu'une personne noire a été tuée par la police aux États-Unis, mais ils ne sont pas en mesure de le faire en France», dit-elle. Et d'ajouter: «Avec BLM France, nous avons une caisse de raisonnance pour utiliser des mots qui font mal aux oreilles comme "négrophobie" mais qui servent à faire avancer notre cause.»

    «Les médias français sont capables de voir les couleurs dans d'autres pays et d'écrire dans un titre d'article qu'une personne noire a été tuée par la police aux États-Unis, mais pas en France.»

    D'autres groupes ont également cherché à apprendre de BLM, y compris Urgence Notre Police Assassine (UNPA), la principale organisation de lutte contre la violence policière. Ils ne se focalisent pas uniquement sur la couleur de peau des personnes visées et dénoncent l'ensemble des brutalités policières qu'ils considèrent comme systémiques, mais ont également été en contact avec BLM aux États-Unis. Le 14 juillet dernier, ils ont notamment accueilli Evelyn Reynolds, une activiste BLM de l'Illinois, pour une journée d'ateliers sur l'histoire de la police française place de la République à Paris.

    «Nous nous sommes rencontrées pour voir les similitudes de notre travail, ce que l'on vit au quotidien», explique Amal Bentounsi, qui a créé UNPA après la mort de son frère tué par la police en 2012. «C'est très dur et je ne suis pas très organisée. J'ai besoin d'apprendre d'eux. Je ne suis pas née militante, j'ai besoin de m'inspirer et aussi de leur apporter ce que l'on sait faire.» Amal Bentounsi envisage par ailleurs de lancer un «observatoire national des violences policières» en ligne pour recenser les victimes et partager des données supplémentaires sur le sujet.

    Des groupes faisant partie de BLM France ont aussi participé à des manifestations contre les violences policières ou en soutien à la famille d'Adama Traoré. En novembre, ils ont par exemple organisé une action à Saint-Denis (93), après l'altercation entre des forces de l'ordre et un professeur de Paris 1 qui avait filmé l'arrestation d'une femme noire.

    À l'approche de la présidentielle 2017, le Brexit et la victoire de Donald Trump vont-ils aider BLM France à renforcer ses troupes? Pas d'après Fania Noël, qui ne voit pas la victoire de Trump, ou la politique française, comme ayant beaucoup d'influence sur son travail militant.

    «Ce genre d'événements aura surtout un impact sur les gens qui veulent rejoindre des mouvements tels que "Tous unis contre la haine", mais pas sur le nôtre», estime-t-elle. «Ils ne se tourneront pas vers les organisations qui veulent la fin de la suprématie blanche.»

    David Perrotin, reporter à BuzzFeed News, France

    SÃO PAULO – Alors que le monde entier avait les yeux rivés sur le pays organisateur des J.O. d’été, une délégation américaine du mouvement Black Lives Matter s’est rendue à Rio de Janeiro en juillet dernier pour rencontrer les groupes locaux qui luttent contre les abus racistes et les violences de la police.

    Le voyage fut particulièrement émouvant pour le révérend Waltrina Middleton, une militante pour la justice sociale originaire de Cleveland. Son cousin, le révérend DePayne Middleton, est l’un des neuf Américains noirs tués l’an dernier dans l'église épiscopale méthodiste africaine Emanuel de Charleston, en Caroline du Sud, lorsqu’un suprémaciste blanc a ouvert le feu pendant que des fidèles étudiaient la Bible dans ce lieu de culte historique pour la communauté noire.

    À Rio, le révérend Middleton a rencontré Débora Maria da Silva, qui a perdu son fils Edson dans les violences meurtrières qui ont touché São Paulo en mai 2006, quand la police a riposté face aux attaques et mutineries orchestrées par un gang. En seulement deux semaines, des centaines de civils ont trouvé la mort dans ce qui a pris la forme, d’après les groupes de défense des droits de l'Homme, d’exécutions sommaires perpétrées par la police et visant les habitants pauvres et de couleur. Selon sa mère, Edson, 29 ans à l’époque, rentrait pour récupérer des médicaments dans le quartier ouvrier où il vivait avec elle, lorsque la police lui a tiré dessus.

    Waltrina Middleton a défilé en silence avec Débora Maria da Silva et son groupe, Mães de Maio (les Mères de mai). Elles ont traversé l'une des favelas où leurs enfants ont été tués en brandissant des photos d'eux devant des postes de contrôle de police. Ces femmes, à qui l’on a refusé une tribune pour s’adresser aux autorités, ont, elles, refusé qu’on les ignore.

    «Nous nous devons d’écrire notre propre histoire, et c’est ce qu’ont fait ces femmes», conclut le révérend Middleton. «C’était quelque chose de très fort de les voir tenir l’espace –l’occuper et le déclarer sacré au nom de leur enfant décédé, et assassiné.»

    Thousands killed by police in Río and São Paulo each year #BLMinBrazil #BlackLivesMatter

    La délégation américaine a demandé aux Mères de mai s'il était possible de rapporter aux États-Unis un des drapeaux noirs du groupe, «et c’est comme s’ils avaient emmené nos enfants avec eux», nous a dit Débora Maria da Silva.

    «La balle qui tue là-bas est la même qui tue ici», dit-elle à propos des homicides commis par la police au Brésil comme aux États-Unis. «Et partout les policiers sont acquittés.»

    Dix ans après le meurtre d’Edson, les choses n’ont pas vraiment changé. Un rapport publié en 2016 par Amnesty International montre une tendance inquiétante aux meurtres extrajudiciaires et autres opérations étouffées par des policiers qui doivent rarement rendre des comptes. Les Brésiliens noirs ou métis représentent plus de la moitié de la population du pays, mais sont toujours derrière en terme de revenus, d’éducation et de représentation au sein du gouvernement. Une enquête parlementaire a récemment établi qu’un jeune noir était tué au Brésil toutes les 23 minutes.

    Les mères brésiliennes ont gardé contact avec la délégation américaine et se sont rapprochées de militants au Salvador, au Canada, en Colombie, au Chili ainsi qu’au Mexique. Avec l’intention de se réunir à nouveau à Rio en mai prochain.

    Pour Waltrina Middleton, ce sont ces relations tissées aux quatre coins du monde qui l’aident à continuer son combat aux États-Unis. «Le jour où Donald Trump a été élu, j’ai reçu des tonnes de messages qui disaient "On est là pour toi, on t’aime"», raconte-t-elle, ajoutant que l’élection de Hillary Clinton ne lui aurait pas non plus facilité la tâche.

    En combattant la rhétorique et les idéaux racistes qui ont mené Donald Trump à la victoire, les militants américains, doivent, dit-elle, voir plus loin que les États-Unis.

    «Nous avons une responsabilité, celle d’avoir conscience et de se préoccuper de son impact sur la diaspora et dans le monde», affirme le révérend. «Nous ne pouvons pas nous permettre de regarder ailleurs.»

    Tatiana Farah, journaliste à BuzzFeed News, Brésil et Susie Armitage, BuzzFeed global managing editor

    LONDRES – Certains militants britanniques voient encore plus grand pour le mouvement Black Lives Matter, dans un contexte post-Brexit qui a vu une multiplication des actes xénophobes et la montée de l’islamophobie et des propos anti-immigrants. «Quand on dit "les vies des noirs comptent", on ne parle pas juste des citoyens britanniques noirs», explique Alexandra Kelbert, 25 ans, professeure et chercheuse, membre d’un réseau d’activistes baptisé Black Lives Matter UK (BLM UK). «On pense aussi à l’Immigration Act qui rend impossible pour des tas de gens, y compris des noirs, de trouver un travail, louer un appartement et simplement faire sa vie dans ce pays.»

    Mais sensibiliser à ces problématiques plus larges sous l’appellation BLM UK n’a pas toujours été facile. Début septembre, le collectif a essuyé une pluie de critiques après une manifestation contre le réchauffement climatique à l’aéroport de Londres-City où les neuf activistes présents étaient blancs. Pour Alexandra Kelbert, qui est noire, la décision d’envoyer une équipe entièrement blanche était «stratégique, mais nécessaire». Une explication qui n’a pas franchement convaincu, comme celle avancée par BLM UK selon laquelle le réchauffement climatique serait une «crise raciste».

    The UK is the biggest per-capita contributor to temperature change & among the least vulnerable to its affects.

    Les débats sur la violence d’État, le racisme et les différents moyens d’oppression dont sont victimes les noirs au Royaume-Uni n’ont rien de nouveau. La plupart des policiers britanniques ne sont pas armés de pistolets, mais un nombre disproportionné de personnes noires ou issues de minorités ethniques, et qui présentent souvent des problèmes de santé mentale, meurent en garde à vue après usage de la force. Des groupes comme Inquest ou United Families and Friends Campaign luttent depuis plusieurs décennies pour soutenir et rendre justice à ceux qui ont perdu des êtres chers dans ces circonstances.

    Car les proches des victimes mettent souvent des années à obtenir des réponses. Quatre ans après la mort, en 2011, de Kingsley Burrell, un jeune noir de 29 ans, une enquête en a enfin déterminé la cause: négligence de la part de la police de Birmingham et détention prolongée. Militants américains et britanniques du mouvement Black Lives Matter ont encouragé la famille Burrell dans son long combat pour la justice et en octobre dernier, trois policiers ont été accusés de parjure dans l’affaire.

    Plusieurs milliers de personnes ont défilé à Birmigham pour rendre hommage au jeune homme, quelques jours seulement après le meurtre de l’Américain Alton Sterling. De nombreuses marches ont été organisées à travers le Royaume-Uni en solidarité avec les Américains victimes de violences policières et pour attirer l’attention sur les affaires similaires impliquant les forces de l’ordre britanniques. Des émanations locales du mouvement Black Lives Matter, qui ne sont pas affiliées à l’organisation américaine, se sont créées à Londres, Birmingham, Liverpool, Nottingham et Manchester.

    «Je pense que les gens qui parlent peut-être de tout cela depuis longtemps se sont sentis galvanisés, et se sont réunis sous cet étendard», estime Alexandra Kelbert. «[Le réseau américain Black Lives Matter] nous voit, nous les voyons, et nous continuons à construire.»

    Pour Imani Robinson, une Londonienne de 24 ans membre du réseau BLM UK, «on devrait replacer le racisme anti-noir dans notre contexte spécifique, car le phénomène n’est pas propre à l’Amérique –il concerne le monde entier».

    Fiona Rutherford et Victoria Sanusi, journalistes à BuzzFeed News, Royaume-Uni

    SYDNEY – «Beaucoup de militants ici aimeraient être à Standing Rock», regrette Shaun Harris, un aborigène originaire d’Australie-Occidentale, en référence aux manifestations des Sioux contre la construction d’un oléoduc, le Dakota Access.

    À l’heure où des problématiques amérindiennes d’habitude peu médiatisées se retrouvent en bonne place dans les fils d’actu Facebook et où les meurtres de noirs américains par la police sont relayés par les médias du monde entier, les populations indigènes d’Australie cherchent, elles aussi, à attirer l’attention sur les violences perpétrées à l’égard de leurs communautés.

    «Ce qui se passe aux États-Unis, c’est la même chose qu’ici», explique Shaun Harris, dont la nièce de 22 ans est morte en garde à vue en 2014. Lorsqu’il a entendu parler de Black Lives Matter, en mars dernier, «ça a fait tilt, je me suis dit, c’est ça dont nous avons besoin ici, en Australie».

    Sa nièce, appelée Mlle Dhu conformément à la tradition de la tribu Yamatji d’Australie-Occidentale de ne pas utiliser le prénom des défunts, a été placée en détention en 2014 pour des amendes non payées. Elle est morte d’une infection 48 heures après. Elle avait pourtant signalé plusieurs fois aux médecins qu’elle ne se sentait pas bien, mais les autorités n’ont pas donné suite, invoquant des «problèmes de comportement». Sa famille fait pression pour que les images de vidéosurveillance tournées au moment de sa mort soient rendues publiques.

    Bien que les Aborigènes australiens s’inspirent depuis longtemps du combat des noirs Américains –dans les années 70, un petit groupe a même monté une ramification locale des Black Panthers– des mouvements nés sur internet, comme Black Lives Matter, Native Lives Matter ou Aboriginal Lives Matter leur donnent une ligne directe avec les autres populations indigènes et leur permettent de se joindre aux révoltes des uns et des autres.

    En juillet, Shaun Harris a raconté l’histoire de sa nièce lors d’un rassemblement de Black Lives Matter, à Perth. En octobre, des militants du Grand Central Crew ont organisé à New York une marche solidaire en soutien à sa famille.

    Last night, #PeoplesMonday shut down NYC for #MsDhu, a native woman killed by Australian police (pics: @KeeganNYC)

    Shaun Harris voit Black Lives Matter comme une caisse de résonnance qui donne plus d’écho aux revendications de sa famille. Le Premier ministre d'Australie-Occidentale a déclaré qu’il ne voyait aucun problème à ce que les images de vidéosurveillance soient rendues publiques, et deux sénateurs ont proposé une motion au Parlement australien pour y contraindre les autorités locales.

    Le traitement que l’État réserve à des gens comme Mlle Dhu est au cœur du mouvement australien Black Lives Matter.

    Vingt-cinq ans après la reconnaissance, par une commission royale, d’un racisme généralisé et institutionnalisé dans le système judiciaire, un nombre alarmant d’indigènes australiens, parmi lesquels les Aborigènes et les indigènes du détroit de Torrès, continuent de mourir en détention. Depuis la période étudiée par cette enquête, presque 400 noirs sont morts en garde à vue ou en détention dans le pays. Les indigènes représentent 27% de la population carcérale alors qu’ils comptent seulement pour 3% de la population globale. Dans le Territoire du Nord et l’Australie-Occidentale, ils constituent plus de 80% des prisonniers.

    Ken Canning, doyen aborigène et militant de longue date, est catégorique: «Même si [la police] ne met pas de balles dans la tête des noirs en pleine rue, ils les tuent à l’abri des regards.»

    —Allan Clarke, journaliste chargé des questions indigènes à BuzzFeed News, Australie

    DAKAR, Sénégal — À 13.000 kilomètres de la
    Louisiane, en apprenant le meurtre par balle d'Alton Sterling de l'autre côté de l'Atlantique, l'activiste sud-africain Wandile Kasibe sentit une fois de plus son estomac se nouer. Le lendemain, l'annonce de la mort de Philando Castile dans le Minnesota le poussa à agir au Cap, l’un des lieux où la ségrégation est la plus dure du pays. Kasibe y organisa l’un des dizaines de petits stand-ins et de marches qui se sont ensuite propagés dans toute l'Afrique, à l'image de la vague qui a balayé les États-Unis.

    «Si nous avons réagi aux meurtres qui ont eu lieu aux États-Unis, c'est parce que nous comprenons bien ce qui se passe là-bas» a-t-il dit à BuzzFeed News. Avant la fin de l'apartheid en Afrique du Sud en 1994, voir des policiers blancs tirer sur des hommes noirs était monnaie courante.

    Lorsque Kasibe a dirigé un groupe de manifestants non armés jusqu'au consulat des États-Unis du Cap en juillet dernier, la police s'est mise en position de tir. «Nous voyons ce qu'ils font aux États-Unis, et nous avons vu ce qu'ils ont fait à Marikana», a-t-il ajouté en faisant référence au massacre de 2012, lorsque 43 mineurs en grève ont été abattus, la plupart dans le dos, alors qu'ils tentaient de fuir.

    Sur tout le continent africain, des citoyens ont établi des parallèles et s'en sont inspirés alors qu'ils affrontaient chez eux l'intensification des violences policières, tandis qu'en Ouganda une des variantes du hashtag voyait un mouvement «African Lives Matter» s’atteler à la résolution de ses propres problèmes sociétaux.

    Si la couleur de peau ne joue pas le même rôle dans la plupart des pays africains qu'aux États-Unis, à l’exception notable de l’Afrique du Sud, les activistes y reconnaissent les mêmes privilèges et le même pouvoir de la police conduisant à son impunité. Inspirés par les vidéos choquantes de meurtres de noirs américains, les Africains postent de plus en plus de vidéos d’exactions policières en ligne. Dans au moins deux cas récents en Côte d’Ivoire et en Guinée, ces enregistrements sont devenus viraux et certains policiers impliqués ont été suspendus— chose rare pour ces deux nations d’Afrique de l’Ouest.

    Black Lives Matter a ravivé un lien datant des années 1960 entre les Africains et la diaspora noire, lorsque le mouvement pour les droits civiques américains résonnait auprès des nations qui tentaient de se libérer des chaînes du colonialisme. Mais #AfricanLivesMatter a également mis en exergue le manque de réciprocité dans la solidarité de la part de l’Occident —y compris des noirs américains— lors les tragédies du continent. Cela va de la relative indifférence devant le sort des Africains qui se retrouvent coincés au milieu de la crise des migrants en Europe aux inquiétudes engendrées pour la sécurité de Barack Obama lors de sa visite au Kenya, bien plus marquées que la réaction suscitée par la fusillade terroriste d’avril 2015 qui a fait 147 victimes.

    Students and workers march through the streets of Braamfontein. We are marching against the police brutality… https://t.co/Q15skIA8j5

    Étudiants et travailleurs défilent dans les rues de Braamfontein. Nous marchons pour protester contre les violences policières #FeesMustFall

    En Afrique du Sud d’autres mouvements étudiants récents, nés avant les liens avec Black Lives Matter, partagent son intérêt pour la question de la justice raciale. L’année dernière, les manifestants de #RhodesMustFall ont demandé que la statue de Cecil Rhodes, suprémaciste blanc du XIXe siècle, soit retirée du campus de l’université du Cap. L’appel à «décoloniser» les campus sud-africains autrefois exclusivement réservés aux blancs a ensuite évolué en campagne #FeesMustFall, déclenchée par la tentative des universités d’augmenter les frais de scolarité dans un pays où les ménages noirs gagnent toujours six fois moins que les blancs.

    Monica Mark, correspondante en Afrique de l'Ouest pour BuzzFeed News

    TORONTO — Ici, le mouvement Black Lives Matter remet en question l’idée que le pays, où environ 3% de la population est noire et 4% autochtone, serait un paradis progressiste.

    «En tant que groupe, on nous dit souvent que le racisme "n’existe pas" au Canada comme aux États-Unis» rapportent des organisateurs de Black Lives Matter Vancouver à BuzzFeed News. «C’est exactement ça le problème. Le Canada est raciste par nature. C’est un État bâti sur la colonisation ainsi que sur la constante oppression et suppression des droits civiques des peuples autochtones.»

    Les activistes canadiens ont vu une opportunité dans l’indignation suscitée par la non-inculpation décidée par un grand jury après qu’un policier, Darren Wilson, a abattu Michael Brown à Ferguson, dans le Missouri. Jermaine Carby, un homme noir de 33 ans, avait été abattu par la police juste deux mois auparavant au cours d’un contrôle routier de routine à Brampton, une banlieue de Toronto. Les noirs étaient également affectés de façon disproportionnée par le carding, un programme de type stop-and-frisk (interpellation et fouille aléatoires) utilisé par la police de Toronto.

    «On nous dit souvent que le racisme “n’existe pas” au Canada comme aux États-Unis»

    «Nous nous sommes rendus compte qu’il fallait qu’il se passe quelque chose et nous avons vraiment vu un élan aux États-Unis» a dit à BuzzFeed News janaya khan, qui a cofondé Black Lives Matter Toronto (janaya khan écrit son nom sans majuscule et utilise des pronoms non genrés).

    Le groupe a organisé sa première manifestation ce mois-là, avant d’entrer en contact avec Patrisse Cullors, cofondatrice de Black Lives Matter basée à Los Angeles, et de finir par devenir une branche officielle de l’organisation américaine. Après la mort d'Andrew Loku sous les balles de la police en juillet 2015, BLM Toronto a contacté des activistes à Vancouver pour y créer un second groupe canadien.

    Fighting for Jermaine. Fighting for Abdirahman. Fighting for Andrew. Fighting for black lives to matter here, in Ca… https://t.co/xkzuRstYHV

    Nous nous battons pour Jermaine. Nous nous battons pour Abdirahman. Nous nous battons pour Andrew. Nous nous battons pour que les vies des noirs comptent ici, au Canada.

    La branche de Toronto entretient des liens étroits avec des activistes autochtones, et khan impute au mouvement autochtone Idle No More, lancé en 2012, l’introduction d’un «radicalisme» à Toronto qui y a rendu possible l'existence de Black Lives Matter. Une retraite organisée à Detroit pour diverses branches de BLM a également eu une forte influence aux yeux de janaya khan.

    «Nous travaillions et opérions dans ce que nous ressentions comme un grand isolement», explique janaya khan. «Donc se connecter avec le mouvement à plus grande échelle, avec des gens qui croient en la vie des noirs et en l’égalité de la vie des noirs, c’était transformateur, c’était bouleversant, c’était nécessaire.»

    Une relation personnelle s’est également épanouie —Cullors et khan ont convolé depuis.

    En deux années d’existence, BLM Toronto est devenu une présence visible dans la ville. Les branches canadiennes et américaines ont des tactiques communes. Une «occupation-camping» de 15 jours organisée devant le siège de la police de Toronto s'est directement inspirée de la visite d’une occupation à Minneapolis en protestation contre la mort de Jamar Clark, et a aussi servi de modèle à une occupation par BLM de l’hôtel de ville de Los Angeles.

    Confronté-e à la perspective d'une présidence de Trump, janaya khan voit BLM chercher à tisser de nouveaux liens avec d’autres groupes d’activistes, tout particulièrement avec ceux qui se concentrent sur la justice environnementale. «Je crois que nous allons voir Black Lives Matter infiltrer beaucoup, beaucoup de mouvements différents dans l’espoir de construire la solidarité», estime khan. «Nous sommes profondément convaincus que ce sont les modèles locaux, la base, qui vont changer les choses.»

    Lauren Strapagiel et Ishmael Daro, journalistes pour BuzzFeed News, Canada

    WASHINGTON, DC — Les activistes du mouvement généralement désigné sous le nom de Black Lives Matter —mouvement accompli, répandu et politiquement malléable fait de groupes formels et d’une hiérarchie non traditionnelle— distinguent différentes anecdotes marquant à quel moment et de quelle manière le mouvement a gagné une ampleur mondiale.

    Certains évoquent une tactique particulière ou une astuce de sécurité transmise par quelqu’un de l’étranger. Pour d’autres, cela a été un mail ou un message direct accompagné d’un mot de solidarité ou d’encouragement. Beaucoup se sont rendus à l’étranger ou ont prodigué des conseils à de jeunes manifestants dans des lieux comme le Royaume-Uni, Toronto ou Paris. Mais deux cartes montrent qu’en 2014, après Ferguson et avec les hashtags #BlackLivesMatter, #HandsUpDontShoot et #ICantBreathe, les informations et l’activisme ont explosé sous forme d’un mouvement de protestation mondial et d’un phénomène sur les réseaux sociaux.

    Tandis que les événements faisaient les unes du monde entier et que les policiers utilisaient des gaz lacrymogènes contre les manifestants qui protestaient contre la mort de Mike Brown, des activistes palestiniens, qui s’y connaissent en gaz lacrymogènes, utilisaient les médias sociaux pour envoyer des conseils aux manifestants.

    Always make sure to run against the wind /to keep calm when you're teargassed, the pain will pass, don't rub your eyes! #Ferguson Solidarity

    Assurez-vous toujours de courir contre le vent/de garder votre calme quand vous recevez des gaz lacrymo, la douleur finit par passer, ne vous frottez pas les yeux! #Ferguson Solidarity

    Cet été-là, tandis que la police et les manifestants s’affrontaient à Ferguson, les forces israéliennes tuaient 2200 Palestiniens pendant la guerre de Gaza, dont presque 1500 civils. «Les produits chimiques utilisés à Gaza étaient fabriqués aux États-Unis», a
    dit Umi Selah, organisateur du groupe de défense de la justice sociale Dream Defenders, à BuzzFeed News. «Donc je pense que c’était un moment très explicite où l’importance de la solidarité est devenu très claire tout comme le fait que si nos luttes ne sont pas exactement les mêmes, nous nous battons définitivement contre les mêmes systèmes.»

    Les manifestations à l’échelle mondiale organisées sous le slogan Black Lives Matter ont obligé de nombreux activistes américains à prendre en compte le standing de l’Amérique dans le monde, où ils sont considérés comme des acteurs importants du mouvement pour l’égalité.

    «Nous avons une place très particulier en tant que militants noirs qui vivent dans le ventre de la bête, au coeur de l’empire»

    «Nous ne pouvons pas considérer nos problèmes uniquement à l’échelle nationale» a déclaré Cullors, cofondatrice de Black Lives Matter dans l’émission Laura Flanders Show. «Nous devons regarder comment l’empire américain exporte le racisme, comment il exporte la militarisation… Je pense que si je n’avais pas fait ces voyages je n’aurais pas compris à quel point il est nécessaire d’appeler à un mouvement mondial.»

    Pour les activistes américains de Black Lives Matter, une approche de leur travail à travers un prisme mondial prend la forme d’actions comme s’assurer que les t-shirts arborant des slogans de mouvements radicaux ne sont pas fabriqués dans des sweatshops, soutenir la campagne Boycott, Divestment and Sanctions (BDS: boycott, désinvestissement et sanctions) en Palestine et repousser les limites de la conversation au-delà de Ferguson, des violences policières et du racisme— vers une vision internationale de la défense des droits humains.

    «Nous avons une sorte de positionnement très particulier en tant que militants noirs qui vivent dans le ventre de la bête, au cœur de l’empire» explique Rachel Gilmer, stratégiste en chef de Dream Defenders, à BuzzFeed News. «Cela signifie interroger chaque aspect de notre mouvement et en particulier, questionner les privilèges que nous détenons en tant qu’Américains.»

    Dans le sillage de la victoire de Donald Trump, l’organisation Black Lives Matter a appelé à un engagement renouvelé de son mandat pour mettre fin à la violence d’État. «Le travail qui nous attend concernera autant la personne qui occupera le Bureau ovale que la culture qui l’y a conduit», constate Brittany Packnett, cofondatrice de Campaign Zero, un groupe qui œuvre à l’élimination des violences policières, dans une déclaration à BuzzFeed News.

    Quoi qu'il en soit, les connexions mondiales continuent d’être une source d’inspiration
    et d’encouragement pour un mouvement qui se prépare à livrer le plus grand de ses combats.

    «Voir les tactiques, le langage et une vision commune de Black Lives être partagés dans le monde entier, c'est très beau», explique à BuzzFeed News Thenjiwe McHarris, organisatrice de Movement for Black Lives, «cela me rappelle dans les moments les plus difficiles que nous finirons par gagner.»

    Darren Sands, journaliste BuzzFeed News

    Traduit par Nora Bouazzouni et Bérengère Viennot