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Dee Dee voulait que sa fille soit malade, Gypsy voulait que sa mère soit tuée

Dee Dee Blancharde était une mère célibataire modèle qui consacrait sa vie à sa fille handicapée et malade. Puis la police l'a retrouvée poignardée chez elle, et s'est rendue compte qu'on ne savait pas tout sur la famille, et que Gypsy n'avait jamais été malade.

Pendant les sept années qui précédèrent le meurtre, Dee Dee et Gypsy Rose Blancharde avaient vécu dans un petit pavillon rose dans la ville de Springfield, dans le Missouri. Leurs voisins les aimaient bien. «“Charmantes”, c’est le mot qui me vient à l’esprit quand je pense à elles», m’a récemment dit une ancienne amie de Dee Dee. Quiconque les rencontrait ne pouvait plus les oublier.

Dee Dee avait 48 ans et était originaire de Louisiane. C’était une femme corpulente, à la physionomie affable accentuée par des vêtements aux couleurs vives. Elle aimait attacher ses boucles châtains avec des rubans. Ceux qui la connaissaient se souviennent d’une femme qui n'était ni avare de son temps, ni de son argent, dans la mesure de ses moyens. Elle savait se faire rapidement des amis et inspirer un profond dévouement. Elle ne
travaillait pas et consacrait tout son temps à prendre soin de Gypsy Rose, sa fille adolescente.

Gypsy était une toute petite chose, 1m50 à vue de nez, clouée sur son fauteuil roulant. Son visage rond était mangé par d’immenses lunettes qui lui faisaient des yeux de chouette. Elle était pâle et maigre, et ses dents, douloureuses, s’effritaient.
Elle était nourrie par une sonde. Parfois, Dee Dee était obligée de traîner un caisson à
oxygène avec elles, dont la canule nasale était accrochée aux petites oreilles
de Gypsy. Quand on lui demandait de quoi souffrait sa fille, Dee Dee débitait
une liste longue comme le bras: défauts chromosomiques, dystrophie musculaire,
épilepsie, asthme sévère, apnée du sommeil, problèmes de vue. Cela avait
toujours été comme ça, expliquait Dee Dee, depuis que Gypsy était bébé. Elle
avait vécu un moment en soins intensifs néonatals. Petite, elle avait eu une
leucémie.

Les incessants problèmes de santé avaient laissé des traces. Gypsy était aimable, bavarde même, mais parlait avec une voix flûtée et infantile. Dee Dee rappelait souvent aux gens que sa fille avait des lésions cérébrales. Elle devait lui faire l’école à la maison, parce qu’elle ne serait jamais capable d’être au niveau des autres enfants. Gypsy avait l’âge mental d’un enfant de 7 ans, disait Dee Dee. C'était important de s'en souvenir quand on interagissait avec elle. Elle adorait les costumes de princesse et les jolies tenues. Elle portait des perruques et des chapeaux pour couvrir sa petite tête. Sa préférée était une perruque blonde et bouclée, à la Cendrillon. Elle la porte sur un nombre incalculable de photos où elle pose avec sa mère. Elle était toujours avec sa mère.

«Nous sommes une paire de chaussures, affirma un jour Gypsy. Bonnes à rien l’une sans l’autre.»

Leur maison, comme toutes celles du quartier, avait été construite par Habitat for Humanity. Elle était spécialement aménagée pour Gypsy: il y avait une rampe d’accès devant la porte d’entrée, une baignoire-jacuzzi pour aider «mes muscles», avait raconté Gypsy à une chaîne de télévision locale en 2008. Parfois, les soirs d’été, Dee Dee sortait un vidéo-projecteur pour projeter un film sur le mur de sa maison et les enfants du quartier, à qui leurs parents n’avaient généralement pas les moyens de payer le cinéma, venaient s’offrir un petit plaisir. Dee Dee faisait payer les places, mais c’était quand même moins cher qu’au multiplex du coin. L’argent servait à financer les traitements de Gypsy.

«Nous sommes une paire de chaussures, affirma un jour Gypsy. Bonnes à rien l’une sans l’autre.»

Dee Dee devint particulièrement proche de ses voisins d'en face, une mère célibataire appelée Amy Pinegar et ses quatre enfants. Au fil des années, des thés et des cafés pris ensemble, Dee Dee raconta l’histoire de sa vie à Amy. Elle venait d’une petite ville de Louisiane, mais elle avait dû fuir avec Gypsy sa famille qui la maltraitait. La goutte qui avait fait déborder le vase, c'était son propre père, le grand-père de Gypsy: il avait brûlé la petite avec des cigarettes. Alors elle était partie pour de bon de sa ville natale.

Elle raconta à Amy Pinegar que le père de Gypsy n’était qu’un bon à rien, un drogué alcoolique qui s’était moqué des handicaps de sa fille, et qualifiait les Jeux paralympiques de «musée des horreurs». D’après ce qu’Amy Pinegar comprenait, il n’avait jamais envoyé le moindre centime, même pas lorsque Dee Dee et Gypsy avaient tout perdu dans l’ouragan Katrina. C’était une vraie bénédiction qu’un médecin d’un refuge les ait aidées à se rendre dans les Ozarks —des montagnes situées aux confins du Missouri, de l'Arkansas, de l'Oklahoma et du Kansas.

Parfois, en l’écoutant, Amy Pinegar se sentait submergée par l’accablement. «Je me demandais, raconte-t-elle au téléphone l’automne dernier, garder cette enfant en vie… Est-ce qu’elle est si heureuse que ça?» Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était être une bonne voisine et donner un coup de main quand c’était possible. Elle conduisait Dee Dee et Gypsy à l’aéroport pour leurs expéditions médicales à Kansas City, leur rapportait des denrées du magasin discount Sam’s Club. Au bout du compte, elles avaient l’air heureuses. Elles participaient à des voyages offerts par des associations caritatives à Disney World, rencontrèrent Miranda Lambert, une chanteuse de musique country, grâce à la fondation Make-a-Wish. Quand elle y repense, Amy Pinegar était même parfois jalouse.

C’était une histoire qui aurait été parfaite pour conclure le journal télévisé: une famille frappée par la tragédie et les catastrophes, qui réussit à se forger une nouvelle vie en dépit des obstacles. Mais l’histoire n’était pas terminée. Un jour de juin 2015, le compte Facebook de Dee Dee afficha un nouveau post:

«Cette salope est morte!»


C’était le 14 juin, un chaud dimanche après-midi qui avait incité bon nombre de gens à rester à l’intérieur pour profiter de la climatisation. Les premiers commentaires sous le statut sont ceux d’amis, parfaitement incrédules. Peut-être sa page avait-elle été piratée. Peut-être quelqu’un devait-il aller jeter un œil. Est-ce que quelqu’un sait où elles habitent? Est-ce qu’il faut appeler la police, leur donner l’adresse?

Pendant qu’ils en débattaient, un nouveau commentaire venu du compte de Dee Dee apparut: «J’AI BALAFRÉ CETTE GROSSE TRUIE ET VIOLÉ SA MIGNONNE GAMINE INNOCENTE...ELLE A GUEULÉ TEEEEEEELLEMENT FORT LOL»

Kim Blanchard, qui ne vivait pas très loin, fut l’une des premières à réagir. Malgré son nom de famille très proche de celui des Blancharde, elles n’avaient aucun lien de parenté. Elle avait rencontré Dee Dee et Gypsy en 2009 lors d’une convention de science-fiction et fantasy organisée dans la région, où Gypsy pouvait se déguiser sans se faire particulièrement remarquer. «Elles étaient tout simplement parfaites, raconte Kim. Il y avait cette pauvre petite fille malade soignée par une mère merveilleuse et pleine de
patience dont le seul objectif était d’aider tout le monde.»

Kim appela Dee Dee, mais personne ne répondit. David, le mari de Kim, suggéra de prendre la voiture pour se rendre jusque chez elles et s’assurer que tout allait bien. Lorsqu’ils arrivèrent, une foule de voisins inquiets était déjà là. Il était déjà arrivé que Dee Dee et Gypsy soient injoignables, lorsqu’elles étaient parties en voyage pour des raisons médicales sans avertir personne. Les fenêtres étaient recouvertes d’un film protecteur; il était difficile de voir à l’intérieur. Ils frappèrent à la porte: aucune réponse. Tout le monde trouva étrange que la nouvelle camionnette de Dee Dee, qui lui permettait de transporter facilement Gypsy dans son fauteuil roulant, soit garée dans l’allée.

«Elles étaient tout simplement parfaites. Il y avait cette petite fille malade soignée par une mère merveilleuse et pleine depatience dont le seul objectif était d’aider tout le monde.»

Kim appela les secours. La police ne pouvait pas entrer dans la maison sans mandat, mais elle laissa David passer par la fenêtre. Tout avait l’air normal à l’intérieur. Les lumières étaient éteintes, et la climatisation était au maximum. Aucun signe de cambriolage ou de lutte. Tous les fauteuils roulants de Gypsy étaient dans la maison. Imaginer à quel point elle devait être vulnérable sans eux faisait froid dans le dos.

Les policiers commencèrent à prendre des témoignages en attendant de recevoir le mandat de perquisition. Kim relayait les informations sur Facebook. Oui, ils étaient entrés dans la maison; oui, la police avait été appelée. Les amis et connaissances en ligne de Dee Dee la bombardaient de questions. Kim répondait du mieux qu’elle pouvait, mais le statut commençait à faire le tour du Missouri. «Voilà le souci les amis... je sais que tout le monde est très inquiet, écrivit Kim sur Facebook. Il faut savoir que celui ou celle qui a posté ça peut lire tout ce que nous écrivons.»

Le mandat de perquisition n’arriva pas avant 22h45. La police découvrit le corps de Dee Dee dans la chambre. Elle avait été poignardée, et était morte depuis déjà plusieurs jours. Il n'y avait aucune trace de Gypsy.

Le lendemain, Kim organisa une veillée et mit en place un compte GoFundMe pour payer les funérailles de Dee Dee —et éventuellement celles de Gypsy. Tout le monde craignait le pire. Toute sa vie, Gypsy avait suscité des réactions de protection chez les gens. Elle était si petite, elle avait l’air si vulnérable. Bien des gens n’arrivaient pas à comprendre comment cela avait pu lui arriver. Qui pourrait bien vouloir s’attaquer à quelqu’un sans
défense?

Pendant ce temps, la police commençait à démêler le fil de l’intrigue. Une jeune femme appelée Aleah Woodmansee l’avait contactée. Elle savait des choses, des choses qui pourraient peut-être s’avérer utiles. Par exemple, leur dit-elle, Gypsy avait un petit ami secret sur internet.

Aleah, la fille d’Amy Pinegar, était une jeune femme de 23 ans, inspectrice pour une assurance santé. Elle se sentait comme une grande sœur pour Gypsy, et de toute évidence, c’était réciproque. Mais elles étaient rarement seules toutes les deux, car la mère de Gypsy était constamment à ses côtés. Alors quand Gypsy se confia à Aleah, elle le fit au moyen d’un compte Facebook secret, sous le nom d’Emma Rose.

«C’est mon compte personnel, maman est encore surprotectrice, elle sait pas que j’ai ce compte», écrivit Gypsy en octobre 2014. Puis, elle avoua avoir rencontré un homme sur un site de rencontres chrétien. Elle était amoureuse de lui, affirma-t-elle à Aleah. Gypsy n’avait encore rien dit à sa mère. Elle écrivait qu’elle savait que Dee Dee ne serait pas d’accord, qu’elle n’avait pas le droit de sortir avec des garçons, alors qu’elle mourait d’envie de grandir et d’avoir un petit ami comme les autres filles de son âge.

«Il y a un moment, j’ai dit à ma mère quelque chose de méchant, j’ai dit que je voudrais que ta mère sois ma mère à la place de ma mère parce que madame Amy laisse Aleah sortir avec qui elle veut et ça a fait du mal à ma mère», écrivit Gypsy.

Son petit ami s’appelait Nicholas Godejohn, révéla Gypsy. Ils communiquaient depuis plus de deux ans. Il se fichait qu’elle soit en fauteuil roulant. Et Gypsy avait l’intention de l’épouser. Ils étaient tous les deux catholiques, ils s’étaient mis d’accord sur le prénom de leurs enfants. Elle mijotait un plan sophistiqué pour que Dee Dee rencontre Nick par hasard au cinéma du coin, après quoi Gypsy espérait qu’ils puissent vivre leur relation ouvertement.

Ce n’était pas la première fois qu’Aleah recevait des messages clandestins de Gypsy au sujet de garçons. Elle savait que Gypsy avait déjà essayé de rencontrer des hommes en ligne, que malgré ce qu’affirmait Dee Dee sur le fait que sa fille ait 7 ans d’âge mental, elle commençait à penser à l’amour et au sexe. Mais elle était inquiète. Gypsy lui avait toujours semblé naïve. En octobre 2014, elle écrivait: «J’ai 18 ans. Nick… a 24 ans», soit six ans de plus.

En outre, elle avait une drôle de manière de parler de cette relation. «C’était comme un genre de magnifique conte de fée», m'a raconté Aleah devant une tasse de café, à Springfield, l’automne dernier.

Elle était également inquiète à cause de Dee Dee, qui l'avait grondée en 2011 au sujet de ses conversations avec Gypsy, et lui avait dit qu’elle corrompait une enfant. «Je ne vais pas rapporter à ta mère les choses que tu as dites, avait-elle dit à Aleah. Mais je ne veux pas que tu parles à Gypsy comme ça.» Dee Dee avait confisqué le téléphone et l’ordinateur de Gypsy pendant un moment. Gypsy avait quand même réussi à profiter des failles de la vigilance de sa mère, et trouvé d’autres moyens de joindre Aleah. Mais elles se voyaient de moins en moins, et après les messages qui parlaient de Nick Godejohn à l’automne 2014, Aleah n’eut plus de nouvelle de Gypsy.

«Il ne faut pas toujours se fier aux apparences.»

Devant la maison six mois plus tard, au milieu de la foule qui s’y était rassemblée, Aleah se dit qu’il fallait qu’elle raconte tout cela à la police. Elle leur montra les messages Facebook, et ils notèrent le nom. La police chercha l’origine des posts publiés sur le profil Facebook de Dee Dee. L’adresse IP correspondait à celle d’un certain Nicholas Godejohn qui habitait dans le Wisconsin.

Le 15 juin, plusieurs policiers du comté de Waukesha, Wisconsin, furent envoyés à la maison de Nick Godejohn. Le face-à-face fut bref, et Nick se rendit très rapidement. Heureusement, Gypsy était avec lui, indemne, en parfaite santé. Tout le monde était soulagé. Sur le moment, en tout cas.

«Il ne faut pas toujours se fier aux apparences», déclara le shérif de Springfield lors d’une conférence de presse le lendemain matin.

Il s’avéra que Gypsy n’avait plus utilisé de fauteuil roulant depuis qu'elle était partie de chez elle, quelques jours auparavant. Elle n’en avait pas besoin. Elle pouvait tout à fait marcher, ses muscles n’avaient aucun problème et elle n’avait emporté ni médicament, ni caisson à oxygène. Elle avait les cheveux courts et hérissés, mais elle n’était pas chauve —elle avait simplement eu la tête rasée, toute sa vie, pour avoir l’air malade. Elle parlait très correctement, tout en étant un peu secouée par les événements. L’enfant handicapée qu’elle avait si longtemps été dans les yeux des autres n’était plus là. C’était une imposture, raconta-t-elle à la police. Tout. Absolument tout. Sa mère l’y avait contrainte.

«J’ai juste pleuré», raconte Aleah, dépassée par les événements.

Kim Blanchard pleura, elle aussi. «À ce stade c’était vraiment devenu: “Je ne sais rien de cette personne. Qu’est-ce que j’ai cru? Comment ai-je pu être aussi idiote?”»

«Personne n’avait demandé de papiers. Personne n’avait semblé surpris», me raconte Amy Pinegar plus tard. «Est-ce que derrière leurs portes fermées, elles se moquaient de nous» —elle se tut un instant— «nous, les pigeons?»

Dee Dee s’appelait en réalité Clauddine Blanchard. Elle avait utilisé de nombreux pseudonymes et orthographes diverses au fil des ans: DeDe, Claudine, Deno. En arrivant dans le Missouri, elle se faisait appeler Clauddinnea et ajoutait toujours un «e» à son nom de famille. Toutes les histoires qu'elle racontait n’étaient pas des bobards. Elle était en effet originaire de la ville de Lafourche Parish, dans le Sud-Est de la Louisiane. Elle avait grandi dans une ville appelée Golden Meadow avec cinq frères et sœurs, dont la plupart sont encore en vie. Sa mère est morte en 1997, mais son père est toujours vivant.

C’est aussi le cas de Rod Blanchard, le père de Gypsy. Il vit toujours dans la région, à Cut Off, pas très loin de Golden Meadow. Gypsy a son nez. C’est un homme laconique, parfois stoïque, parfois drôle. Il avait rencontré Dee Dee quand il était au lycée, et ils étaient sortis ensemble pendant quatre à six mois. Il avait 17 ans et elle 24 lorsqu’elle tomba enceinte, et à l’époque, la seule chose qu’il lui sembla logique de faire fut de l’épouser. «Je me suis réveillé le jour de mon anniversaire, le jour de mes 18 ans, et je me suis rendu compte que je n’étais pas là où je devais être, m’explique-t-il. Je n’étais pas amoureux d’elle, en fait. Je savais que je me mariais pour les mauvaises raisons.» Il quitta Dee Dee, et bien qu’elle essayât à plusieurs reprises de le récupérer, leur couple ne fonctionna pas.

Gypsy Rose naquit peu de temps après leur séparation, le 27 juillet 1991. Rod expliqua que Dee Dee aimait le prénom Gypsy, et que lui était un fan des Guns N’ Roses. À sa connaissance, aucun des deux ne connaissait Gypsy Rose Lee, l’enfant-star des vaudevilles des années 20 devenue strip-teaseuse, dont les débuts dans la vie servirent de base à la comédie musicale de Broadway Gypsy. Cette Gypsy avait également une mère qui contrôlait tout, qui mentait sur l’âge de sa fille pour la faire paraître plus jeune et qui l'obligeait à jouer la comédie alors qu’elle n’en avait pas envie.

Gypsy était en bonne santé à la naissance, raconta Rod. Mais lorsqu’elle eut 3 mois, Dee Dee devint persuadée que son bébé faisait de l’apnée du sommeil, que Gypsy allait arrêter de respirer pendant la nuit. C’est à ce moment-là que Dee Dee avait commencé à l’emmener à l’hôpital. Rod se souvient que les médecins n’avaient rien trouvé, malgré trois batteries de tests et un monitoring de son sommeil. L’idée s’ancra que Gypsy était une enfant malade. Dee Dee expliqua à Rod le nombre stupéfiant de problèmes dont la petite souffrait et affirma que Gypsy avait un défaut chromosomique. Beaucoup de ses problèmes de santé venaient de là, prétendait-elle.

Tout alla très vite. Dee Dee avait toujours une nouvelle idée sur ce qui n’allait pas chez Gypsy, un nouveau médecin, un nouveau médicament. Elle avait été aide-soignante et elle avait un don pour retenir et recracher les terminologies médicales. Toutes ces informations s’érigeaient comme un mur autour de la fille et de la mère. Dee Dee semblait toujours avoir les choses bien en main. Elle savait tellement de choses, et aucune question ne la déstabilisait jamais —elle avait réponse à tout.

Rod se remaria et eut deux autres enfants. Lui et sa nouvelle épouse, Kristy, virent souvent Gypsy pendant les dix premières années de sa vie, et peuvent montrer des photos de diverses heureuses excursions en famille jusqu’en 2004. Ils se souviennent aussi être allés aux Jeux paralympiques, mais ils en gardent de bons souvenirs. «Que des sourires», se souvient Kristy. Ils possèdent une photo de Gypsy arborant un sourire jusqu’aux oreilles, avec son père et son frère. Pendant toutes ces années, Gypsy ne dit jamais un mot contre sa mère. Ni contre rien d’autre.

Les relations de Dee Dee avec sa propre famille, qui n’avaient jamais été très bonnes, se détériorèrent. La cause n’en est pas très claire (malgré plusieurs tentatives pour joindre son père, Claude Pitre, je n’ai jamais réussi à parler directement à sa famille). Elle commençait à avoir des problèmes avec la justice, des petites choses, comme des chèques en bois. Dee Dee finit par déménager à Slidell, à deux heures de route vers le nord, en face de la Nouvelle-Orléans de l’autre côté du lac Pontchartrain.

À Slidell, Dee Dee et Gypsy vécurent quelques années dans des logements sociaux, à consulter des médecins de l'hôpital universitaire de Tulane et du Children’s Hospital. Dee Dee expliqua aux praticiens que Gypsy faisait des crises d’épilepsie tous les deux mois; ils lui donnèrent donc un traitement antiépileptique. Dee Dee insista, auprès de chaque médecin, sur le fait que sa fille était atteinte de dystrophie musculaire, même lorsqu'une biopsie prouva que ce n’était pas vrai. Elle avait aussi des problèmes aux yeux et aux oreilles, insistait Dee Dee, elle voyait mal et avait des otites à répétition. Les médecins l’opérèrent scrupuleusement. Quand Gypsy attrapait un rhume ou se mettait à tousser, elle était conduite aux urgences.

En 2005, l’ouragan Katrina frappa la ville de Slidell. Il n’y eut plus d’électricité pendant des semaines. La mère et la fille se retrouvèrent dans un abri pour personnes en situation de handicap à Covington, en Louisiane, avec des photos de leur appartement en ruines. Elle expliqua au personnel du refuge qu’elle n’avait pas le dossier médical de Gypsy avec elle: il avait été détruit par l’inondation.

Un des médecins de l’abri, Janet Jordan, venait des Ozarks (elle a refusé d’être interviewée pour cet article). Elle tomba sous le charme de Gypsy: «Quand je l’ai rencontrée la première fois, je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer un peu, et elle m’a dit: “c’est rien, vous êtes juste humaine”», raconta Jordan à une chaîne d'information locale en 2005. Apparemment, ce fut elle qui conseilla aux Blanchard de partir pour le Missouri.

Impossible pour la presse locale de résister à cette histoire d’une mère et de sa fille handicapée qui avaient tout perdu. Et cela fonctionna aussi avec les organisations caritatives. Dee Dee et Gypsy furent évacuées en avion vers le Missouri en septembre 2005, où elles louèrent une maison à Aurora. Elles y habitèrent jusqu’à leur déménagement dans la maison fournie par Habitat for Humanity sur West Volunteer Way, en mars 2008.

Si Gypsy avait bénéficié des services d’organisations caritatives pour les enfants en situation de handicap depuis toute petite —Dee Dee séjournait souvent dans des maisons spécialisées de l'association Ronald McDonald— cette maison était de toute évidence
le plus grand bénéfice que Dee Dee avait jamais réussi à en tirer. Cela sembla lui donner encore plus d’appétit. À Springfield, elles ont profité de vols gratuits offerts par une organisation de pilotes bénévoles, elles ont séjourné dans des pavillons aménagés pour des patients atteints de cancer et bénéficié d'expéditions gratuites à Disney World grâce à diverses organisations caritatives (aucune des associations avec lesquelles les Blanchard avaient des liens confirmés n’ont répondu à nos demandes d'interview).

Dee Dee envoyait régulièrement des nouvelles à Rod sur les faits et gestes de sa fille et sur son suivi médical. Elle le faisait tout en assurant aux médecins et à ses nouveaux amis du Missouri que c’était un drogué qui avait abandonné sa fille. En réalité, Rod et Kristy parlaient à Gypsy relativement souvent. Ils envisageaient toujours de lui rendre visite, mais «pour une raison ou pour une autre, ça ne se faisait pas», explique Rod.

Rod continua d’envoyer chaque mois, comme il l’avait toujours fait, 1200 dollars de pension alimentaire à un compte en banque de la Nouvelle-Orléans. Il envoyait aussi parfois des cadeaux demandés par Dee Dee; des téléviseurs, une console Wii. Il continua même après les 18 ans de Gypsy, car Dee Dee prétendait que Gypsy nécessitait toujours des soins 24 heures sur 24. «Il n’a jamais été question que j’arrête un jour de payer», explique-t-il.

«Je crois que le problème de Dee Dee était qu’elle avait tissé tout un réseau de mensonges, et qu’il n’y avait pas moyen de s’en échapper, estime Rod.»

Il y avait bien, parfois, de petits indices qui pouvaient laisser penser à une supercherie. Lorsque Rod appela Gypsy pour lui parler le jour de ses 18 ans, il se réjouissait à l’idée de lui raconter toutes les plaisanteries que les pères disent à leur fille sur le fait de devenir une adulte. Mais Dee Dee intercepta l’appel pour lui rappeler que Gypsy ne connaissait pas son âge réel. «Elle pense qu’elle a 14 ans», affirma Dee Dee. Elle lui demanda de ne pas perturber Gypsy en disant autre chose. Rod obtempéra.

«Je crois que le problème de Dee Dee était qu’elle avait tissé tout un réseau de mensonges, et qu’il n’y avait pas moyen de s’en échapper, estime Rod. Elle s’y est tellement empêtrée, c’était comme le début d’une tornade, et elle s’y est retrouvée si profondément enfoncée qu’il n’y avait plus d’issue de secours. Un mensonge devait en couvrir un autre, qui devait en couvrir un autre, et c’est devenu son mode de vie.» Lui et Kristy ne voyaient jamais les articles et les reportages de la presse locale sur Dee Dee et Gypsy, écrits et filmés dans le Missouri. Ils ne savaient rien des voyages et des expéditions offertes par les associations caritatives, en dehors de ce que Dee Dee leur racontait, ce qui était très peu.

Tout changea en juin 2015, lorsque Rod appela Kristy en sanglotant au beau milieu de la journée. La sœur de Dee Dee venait de lui téléphoner; Dee Dee était morte et Gypsy avait disparu. «J’ai fait une crise de nerfs en pensant qu’on l’avait emmenée quelque part où elle allait mourir abandonnée», raconte Kristy. Et si on retrouvait Gypsy, ajoute-t-elle, «comment allais-je pouvoir prendre soin d’elle alors que c’était Dee Dee qui savait tout sur la manière de s’en occuper?»

Rod vit sa fille marcher pour la première fois de sa vie en regardant un reportage à la télé sur le passage au tribunal de Gypsy dans le Wisconsin. Personne ne les avait préparés; Kristy avait repéré la vidéo sur Facebook. Rod fut tellement désorienté en la voyant qu’il raconte que sa première réaction fut: «J’étais vraiment heureux qu’elle marche.»

Quand l’avocat de Gypsy leur montra le rapport d’autopsie de Dee Dee, Kristy raconte qu’elle est longtemps restée penchée sur la partie qui traitait du cerveau de Dee Dee. L’avocat lui demanda pourquoi.

«Je veux savoir ce qui a pu lui passer par la tête, répondit Kristy. Qu’est-ce qu’il y avait dans sa tête qui a déclenché toute cette merde?»

Dee Dee ne pourra jamais répondre à la moindre question. Il n’y aura jamais que l’histoire de Gypsy. Et même Gypsy ne la connaît pas en entier. Entre le moment de son arrestation et mes plus récentes discussions avec elle dans sa prison du Missouri, elle a eu l'esprit embrouillé sur des détails et sur des faits. Un exemple: quand elle a été arrêtée, Gypsy a dit à la police qu’elle avait 19 ans. Rod et Kristy ont pu rectifier auprès des autorités en leur fournissant son certificat de naissance. Gypsy avait 23 ans.

Les parents façonnent l'univers de leurs enfants, et Dee Dee avait fait de celui de Gypsy un monde où elle avait vraiment un cancer. Gypsy m’a raconté que sa mère lui disait que certains médicaments étaient liés à cette maladie. Même en grandissant, elle ne voyait pas trop comment le mettre en doute. La question des traitements précis que sa mère a fait suivre à Gypsy au fil des ans n’est pas tout à fait éclaircie. Certains ne lui ont peut-être jamais été prescrits; son avocat, par exemple, soupçonne que Dee Dee lui donnait un genre de tranquillisant.

La montagne de diagnostics bidons, la déroutante liste de médicaments: tout indique un syndrome du nom de Münchhausen par procuration. Le syndrome de Münchhausen a été identifié pour la première fois par un psychiatre britannique, Richard Asher, en 1951. Un de ses successeurs, Roy Meadow, identifia le syndrome de Münchhausen par procuration en 1977. Il figure depuis 1980 dans le DSM, le manuel diagnostique des troubles mentaux utilisé par les psychiatres (dans la dernière version, le DSM-5, il est appelé «trouble factice» mais pour plus de clarté je garderai la nomenclature Münchhausen). En bref, une personne atteinte de ce syndrome feint ou provoque des symptômes physiques et psychologiques uniquement pour attirer l’attention et provoquer l’empathie. Si la personne se le fait à elle-même, c’est le syndrome de Münchhausen; quand les symptômes sont feints ou provoqués chez quelqu’un d’autre, on appelle ça le syndrome de Münchhausen par procuration. Le DSM-5 recommande de faire le distinguo entre le syndrome de Münchhausen et ce que l’on appelle la «simulation», qui consiste à feindre ou à provoquer des symptômes de maladie pour en tirer un bénéfice matériel. La simulation n’est pas considérée comme une maladie mentale. C’est de l’escroquerie pure et simple.

Si la plupart du temps ce sont des mères qui en sont atteintes, il existe quelques cas documentés de pères qui le font à leurs enfants, de maris à leurs femmes, de nièces à leurs tantes. Et souvent, les médecins ne voient rien pendant des mois, voire des années. En fait, il est très difficile de décrire la prévalence du syndrome de Münchhausen dans la population générale, puisque par nature, il sévit à l’insu de tous.

Il peut sembler extrêmement curieux que les médecins passent souvent à côté du syndrome de Münchhausen sans le voir, mais la relation entre docteur et patient est un lien de confiance qui va dans les deux sens. «En tant que prestataires de soins de santé», explique Caroline Burton, médecin à la Mayo Clinic de Floride qui a déjà soigné des cas de Münchhausen où la victime était adulte, «nous nous appuyons sur ce que nous dit le patient.» Même quand un médecin soupçonne son patient de mentir, il n’est pas enclin à lui refuser un traitement au seul bénéfice du doute. Et si le médecin se trompait et provoquait une souffrance supplémentaire? «On doit faire très attention à ne pas passer à côté de maladies physiques, explique Caroline Burton. Il faut vraiment franchir un grand nombre d’obstacles diagnostiques.»

Le diagnostic du syndrome de Münchhausen par procuration est attaché à celui qui agit, pas à la victime. Dee Dee est morte, il est donc impossible de poser un diagnostic. Elle n’a pas laissé de journal intime ni de documents permettant d’éclairer ses intentions. Elle conservait bien un classeur plein d’informations médicales dans lequel elle semblait classer les différents renseignements qu’elle avait donnés à divers médecins. Et on retrouvait chez elles certains paramètres que les médecins affirment être des signaux typiques chez les personnes atteints du syndrome de Münchhausen: par exemple, elle avait suivi une formation médicale. Le nombre de médecins qu’elle a fait consulter à Gypsy au fil des années, et sa propension à se déplacer pour ne pas laisser de piste médicale claire, sont également courants. Tout comme ses inquiétudes au sujet de l’apnée du sommeil, qui semble être un des premiers symptômes du déclenchement du syndrome de Münchhausen.

Il n’est pas non plus inhabituel, m’a expliqué Caroline Burton, que les membres de la famille éloignée —parfois même ceux de la famille proche— ne se doutent en rien que les maladies sont feintes. «Les auteurs sont des gens très intelligents, explique-t-elle. Ils savent comment manipuler les autres.»

Ils manipulent aussi leurs victimes, et plus cela dure, plus les risques sont élevés que le patient devienne complice. Le désir de plaire à un de ses parents peut suffire à inciter un enfant à jouer le jeu. Mais même dans des cas impliquant des adultes, il peut exister un genre d’attachement émotionnel qui pousse le patient à persister dans le mensonge. «La relation qui se développe entre les deux est terriblement malsaine», affirme Caroline Burton en se référant aux cas d’adultes qu’elle a traités. Aucune source que j’ai consultée ne fait état d’un cas où la maltraitance se poursuivait pendant si longtemps, jusqu’à l’âge adulte. Une chose semble sûre: pour le patient impliqué dans un cas de Münchhausen par procuration, la vérité est abîmée.

Les dossiers médicaux de Gypsy sont édifiants. En 2001, des médecins de l’hôpital universitaire de Tulane l’ont dépistée pour une dystrophie musculaire. Les résultats des examens sont revenus négatifs. En réalité, tous les scanners crâniens de Gypsy se sont révélés relativement normaux. Les comptes rendus, qui ont survécu à l’ouragan Katrina, n’ont pas empêché Dee Dee d’assurer aux médecins consultés en Louisiane et dans le Missouri que sa fille souffrait bel et bien de cette maladie. Le contenu des dossiers semble indiquer que la plupart des spécialistes ont pris pour argent comptant les affirmations de Dee Dee, sans chercher plus loin. Gypsy s’est ainsi vue prescrire des traitements pour des problèmes de vue, d’audition, pour des troubles du sommeil et des problèmes de salivation liés, semblait-il, à sa dystrophie musculaire. (Les documents auxquels j’ai eu accès ne rapportent qu’une partie des examens et traitements subis par Gypsy. Impossible de savoir exactement combien il y en a eu en tout.)

La jeune fille a également subi des interventions chirurgicales: on a opéré à plusieurs reprises ses muscles oculaires, prétendument trop faibles, et on lui a inséré des tubes dans les oreilles pour soigner de prétendues infections. Elle s’alimentait grâce à une sonde gastrique et ne se servait que très peu de sa bouche pour manger. À 20 ans passés, Gypsy se nourrissait encore des compléments alimentaires pour enfants PediaSure. On lui a injecté du Botox dans les glandes salivaires –qu’on lui a ensuite retiré après que sa mère s’est plainte qu’elle bavait trop. Ses dents, qui pourrissaient, ont dû être arrachées, bien qu’il soit difficile de savoir si c’était la conséquence d’une mauvaise hygiène dentaire ou la prise de nombreux médicaments assortie d’une malnutrition aiguë.

Au nom de maladies dont elle ne souffrait pas, Gypsy a subi des atteintes graves et prolongées à son intégrité corporelle. Difficile de déterminer aujourd’hui si certaines de ces interventions médicales furent réellement nécessaires. On sait, en revanche, que tout a commencé quand Gypsy était si petite qu’on ne pouvait pas attendre d’elle qu’elle puisse mettre en doute la parole de quelque figure d’autorité –sa mère, les médecins– concernant son état.

Les docteurs ont, quant à eux, négligé le faisceau d’indices qui trahissait les mensonges de Dee Dee –même Robert Beckerman, le spécialiste du sommeil qui a reçu Gypsy à New York et Kansas City. Au lieu de s’inquiéter de ces incohérences, il a raconté son traitement dans la newsletter de l’hôpital et mentionné à plusieurs reprises dans son dossier médical qu’elle et Dee Dee étaient «son couple de patientes mère-fille» préféré. (Il n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.)

Les docteurs ont, quant à eux, négligé le faisceau d’indices qui trahissait les mensonges de Dee Dee.

Pourtant, il y eut une exception. En 2007, un neuropédiatre qui étudiait le cas de Gypsy à Springfield a commencé à se poser des questions. Au téléphone, Bernardo Flasterstein m’a dit avoir eu des doutes dès la première visite de Dee Dee et Gypsy. Il n’était guère convaincu du discours de la mère sur les innombrables maladies dont souffrait sa fille. Dans ses observations adressées au médecin généraliste de Gypsy après la première consultation, il a écrit, en gras et souligné: «La mère n’est pas une bonne historienne.»

La distribution de la faiblesse musculaire de Gypsy était «inhabituelle» pour une patiente atteinte de dystrophie, explique-t-il. Il admet pourtant leur avoir accordé le «bénéfice du doute» et prescrit à Gypsy les examens habituels –IRM et analyses de sang. Les résultats n’ont rien montré d’anormal. «Je me rappelle l’avoir fait se lever, raconte-t-il, et constater qu’elle était capable de supporter son propre poids!» Il se tourne alors vers Dee Dee et lui dit qu’il ne voit «pas pourquoi elle ne marche pas».

Entre deux consultations avec Gypsy, le neuropédiatre a retrouvé un médecin qui avait rencontré la jeune fille à La Nouvelle-Orléans. Ce dernier lui a confirmé que les résultats de la biopsie musculaire n’ont pas détecté de dystrophie musculaire et que l’ancien neurologue de Gypsy l’avait déjà expliqué à sa mère. Celle-ci a tout bonnement cessé de venir.

«L’analyse des faits et une discussion avec son ancien pédiatre, écrit Bernardo Flasterstein dans le dossier de Gypsy, montre qu’il y a de fortes chances qu’il s’agisse d’un syndrome de Münchhausen par procuration, possiblement avec une étiologie inconnue des symptômes constatés.» Après quoi Dee Dee ne s’est plus jamais manifestée. Des infirmiers ont rapporté au médecin qu’en sortant du bureau, elle s’est plaint qu’il ne savait pas du tout de quoi il parlait.

Le spécialiste n’a pas donné suite. Il m'a dit que tous les médecins vus à Springfield «ont cru à l’histoire» de Dee Dee. Il se rappelle avoir été invité à réserver un «traitement de faveur» au duo. Il pensait que les services sociaux ne le croiraient pas non plus s’il leur faisait part de ses doutes.

Aujourd’hui, il regrette de ne pas en avoir fait plus. C’était seulement le deuxième cas de Münchhausen de sa carrière. Et il a entendu parler du meurtre quand un infirmier qui avait travaillé dans son cabinet lui a écrit l’année dernière. «Pauvre Gypsy, elle a souffert pendant toutes ces années et sans raison», regrette le médecin, qui aurait «voulu être plus agressif».

Mais ce ne fut pas la seule occasion manquée. À l’automne 2009, la police de Springfield a reçu un appel anonyme. Quelqu’un qui doutait que Gypsy souffrait autant que sa mère voulait bien le raconter. (Le docteur Flasterstein nie être l’auteur du coup de fil.) La police s’est donc rendue chez les Blanchard, où Dee Dee les a rassurés. Elle leur a expliqué qu’elle utilisait parfois de fausses dates de naissance pour sa fille et qu’elle variait l’orthographe de son nom pour se protéger d’un ex-mari violent. Personne n’a contacté Rod Blanchard, ni vérifié ces allégations. Les forces de l’ordre ont cru Dee Dee: Gypsy «souffre effectivement d’un handicap mental», ont-ils noté dans leur rapport. Affaire close.

Gypsy a également essayé de s’enfuir. Elle avait rencontré un homme à la convention de science-fiction à laquelle Kim Blanchard et son mari ont assisté. Ils ont fait connaissance sur internet en février 2011, à l’époque où mère et fille laissaient penser qu’elle avait 15 ans. (Elle en avait en fait 19.) D’après Kim, l’homme en question avait 35 ans. Il a ramené Gypsy dans sa chambre d’hôtel et grâce aux informations fournies par des témoins sur place –«nous la surprotégions», admet Kim Blanchard– Dee Dee a réussi à la retrouver. Elle aurait frappé à la porte de la chambre en brandissant des papiers prouvant que Gypsy était mineure, et l’homme a laissé partir la jeune fille. (BuzzFeed News n’a pas pu le joindre.)

Après cet incident, Dee Dee est rentrée dans une colère noire, au point de se donner en spectacle. Elle a pulvérisé l’ordinateur familial à coups de marteau, maudissant internet devant ses amis. Quand elle a fini par remplacer la machine, Gypsy n’avait le droit de se connecter que sous la surveillance de sa mère. Et pendant des mois, se souvient Kim Blanchard, elle était comme éteinte, bien que «n’agissant pas différemment de n’importe quel enfant qui aurait fait une bêtise».

À Springfield, tous se sentent coupables. «J’aurais juste aimé qu’elle vienne m’en parler», regrette Aleah Woodmansee. Elle n’est pas la seule. Si Gypsy s’était, juste une fois, levée de son fauteuil pour traverser la pièce, le sort aurait été rompu. Mais ce n’était manifestement pas aussi simple –et ça se comprend. Elle est passée, comme on dit, entre les mailles du filet. Elle n’avait aucune raison de croire que sa vie pouvait changer. Jusqu’à, semble-t-il, sa rencontre avec Nick Godejohn.

Dans d’autres circonstances, un cas de maltraitance infantile aussi accablant aurait attiré la sympathie du public. Mais la dimension frauduleuse de l’affaire a profondément offusqué, surtout ceux qui n’ont pas connu Gypsy ou Dee Dee. De toute évidence, beaucoup de gens s’inquiètent de ce qu’un malade ou une personne en situation de handicap ne mérite pas une telle générosité. Alors des groupes Facebook sont apparus, divisés sur la culpabilité de Gypsy ou l’implication de Rod et Kristy Blanchard. Certains de ces groupes dépassaient les 10.000 membres, postaient des informations quotidiennes liées au meurtre, ou émettaient des théories infondées sur le déroulé des événements.

Si leurs spéculations s’étaient circonscrites à des forums privés, ç’aurait été une chose. Mais ces détectives amateurs ne se contentaient pas d’une enquête virtuelle; ils voulaient peser sur l’affaire. Sur le site Thought Catalog, une certaine Meagan Pack, domiciliée à St. Louis, a rassemblé toutes les «infos» recueillies sur Facebook sur le meurtre de Dee Dee dans un post extrêmement documenté. Elle m’a expliqué avoir contacté les enquêteurs pour leur dire tout ce qu’elle savait sur l’affaire. Des gens sur Facebook ont eux aussi appelé les autorités pour exposer leurs théories. Puis, quand les audiences ont commencé, ils sont venus y assister. Une femme s’est même rendue au domicile de Dee Dee quand le post «Cette salope est morte» a fait le tour de Springfield. Elle ne connaissait ni la mère, ni la fille et s’est vue chassée de la scène du crime par les voisins et la police.

Tout cela a semé un véritable chaos informatif: la page GoFundMe de Kim Blanchard est devenu le repaire des web-détectives et quand l’escroquerie financière de Dee Dee a été mise au jour par le shérif, Kim l’a fermée –non sans que les limiers amateurs aient déjà pris l’initiative d’enquêter à son sujet. Certains estimaient que Kim et David Blanchard mentaient sur leur implication avec Dee Dee et Gypsy, et leur prêtaient des liens familiaux à cause de leur nom de famille.

Pendant ce temps, Kristy Blanchard écumait Facebook pour recueillir un maximum d’informations sur sa belle-fille. Là, elle a découvert que beaucoup de gens les croyaient de mèche avec Dee Dee. D’autres étaient persuadés que Rod était un père qui négligeait sa fille et n’avait jamais soutenu financièrement son propre enfant. «Ils ne comprennent pas que j’ai toujours été là», se défend-il. «De plein de manières», renchérit Kristy. Dee Dee devait même avoir beaucoup d’argent –Gypsy et Nick sont partis avec 4000 dollars pris dans son coffre– puisqu’elle recevait ses chèques tous les mois. (Elle est morte sans laisser ni testament, ni actifs conséquents, excepté de l’argent liquide.)

Kristy a d’abord essayé de se défendre, ainsi que Rod, mais les internautes n’étaient pas faciles à convaincre. «C’était un enfer», dit-elle. Elle a quitté tous les groupes Facebook consacrés à l’affaire et demandé à son entourage de ne plus accepter de nouvelles demandes d’amis, qui affluaient chaque jour.

À Springfield, les voisins aussi ont eu du mal à rétablir la vérité. «C’était genre "Va te faire voir!"», se rappelle Amy Pinegar, qui a essayé plusieurs fois de corriger les erreurs factuelles des apprentis détectives, dont l’obsession ajoutait à la confusion de la situation créée par Dee Dee. Des internautes plutôt tenaces, puisqu’en septembre 2015, deux membres du plus gros groupe Facebook sont venus, comme moi, assister à une audience. Après quoi ils ont foncé parler à une équipe de télévision locale. L’avocat de Gypsy, Michael Stanfield, les a repérés et s’est précipité hors du tribunal pour tenter de les intercepter.

«C'étaient qui, ces gens?», a-t-il demandé à l’équipe de télé. «Qu’est-ce qu’ils vous ont dit?»

Gypsy et Nicholas Godejohn

Pendant un temps, il a semblé que cette affaire finirait en procès. Le procureur a refusé de requérir la peine de mort, mais Gypsy et Nick ont tous deux été accusés de meurtre au premier degré. L’enquête a révélé une conversation par SMS où les deux prévenus semblent conspirer pour assassiner Dee Dee. «Mon cœur, tu oublies que je suis sans pitié et que je la hais tellement qu’elle en mourra, a envoyé Nick Godejohn à Gypsy. C’est mon côté obscur qui s’en chargera. Il ne fera pas tout foirer, parce qu’il adore tuer.» Les procureurs ont également trouvé des preuves (jamais rendues publiques), sur les réseaux sociaux, que Gypsy a demandé directement à Nick de tuer sa mère. Dans des documents produits en amont, il raconte à un ami que Gypsy pense à assassiner sa mère, dès le mois de mai 2014.

Si Nick Godejohn évoque son «côté obscur», c’est parce que lui et Gypsy se sont inventés une vie parallèle sur internet, à travers une multitude de comptes Facebook. Ils étaient attirés par l’imagerie BDSM; avaient un ou plusieurs noms et rôles; photographiaient leurs déguisements –comme Gypsy en Harley Quinn, posant avec un couteau. Réalité et fiction ne faisaient plus qu’un. Même aujourd’hui, difficile de savoir ce qui a poussé Nick Godejohn à participer à tout ça. Il n’était pas connu pour des faits de violence (son avocat Andrew Mead a refusé tout commentaire) et n’avait été arrêté qu’une fois, en 2013, pour atteinte à la pudeur alors qu’il regardait des vidéos pornographiques sur sa tablette dans un McDonald’s. Mais il a reconnu, à l’instar de Gypsy, que c’est lui qui avait tenu le couteau. Elle affirme qu’elle se trouvait dans une autre pièce, d’où elle écoutait sa mère se faire poignarder. Un des chauffeurs de taxi qui a pris en charge le couple à Springfield après le meurtre a dit aux journalistes qu’il pensait que Gypsy était le cerveau du couple.

Son avocat, Michael Stanfield, est commis d’office. Il gère en moyenne 270 affaires par an. Il a tiré au sort celle de Gypsy et n’avait aucune idée de ce dans quoi il s’embarquait. «Je pense que c’est l’affaire la plus complexe que j’aurai dans toute ma carrière», dit-il. Le bureau d’aide juridictionnelle de Greene County a eu de la chance, si on peut dire, puisqu’ils ont réussi à convaincre un ancien grand avocat commis d’office, Clate Baker, de sortir de sa retraite pour prêter main forte. Michael Stanfield a également mis un enquêteur ainsi qu’un assistant juridique sur le coup. Kristy et Rod, eux, n’avaient pas les moyens de payer un autre avocat –bien que m’ayant répété qu’ils n’auraient jamais conseillé à Gypsy d’en changer, puisqu’ils trouvaient Michael Stanfield compétent et rassurant.

Essayer de comprendre ce qui a pu se passer est, pour le moins, complexe. L’avocat, qui est descendu en Louisiane pour fouiller le passé de Dee Dee, a mis des mois à obtenir les dossiers médicaux de Gypsy: Dee Dee avait mis en place une procuration, après les 18 ans de sa fille, pour toute décision liée à sa santé. Les hôpitaux ont refusé de faciliter leur consultation, alors que cette procuration ne prive pas Gypsy de l’accès à ses propres dossiers médicaux.

Les documents, lorsqu’il les a enfin reçus, étaient accablants. Il a donc appelé le procureur sans pousser plus loin son enquête. Un arrangement a été conclu et le 5 juillet, Gypsy a plaidé coupable à l’accusation de meurtre au second degré. Le juge l’a condamnée à la peine minimum: 10 ans. Puisqu’elle a déjà passé un an en détention, elle pourra faire une demande de libération conditionnelle dans 7 ans et demi, fin 2023. Elle aura alors 32 ans.

Nick Godejohn, lui, doit toujours être jugé en novembre. D’après Michael Stanfield, l’arrangement conclu avec Gypsy ne l’oblige pas à témoigner contre lui. Lors d’une récente audience, Nick est apparu désorienté et perdu, une barbe lui couvrant presque tout le visage. Sa famille n’est jamais là.

Gypsy est désormais détenue au Women's Eastern Reception, Diagnostic and Correctional Center de Vandalia, dans l’État du Missouri. Elle a les cheveux longs, la peau saine, et porte de vraies lunettes d’adulte. Elle n’est plus sous aucun traitement médicamenteux, et n’a pas eu de problème de santé depuis un an qu’elle n’est plus sous le contrôle de sa mère. «La plupart de mes clients perdent du poids en prison» à cause de la nourriture, qui est vraiment mauvaise, note Michael Stanfield. Gypsy, elle, a pris 6 kilos au cours des douze mois passés à Greene County.

Kim Blanchard, qui est allée la voir une fois, a trouvé qu’elle «ressemblait plus à la personne qu’elle était vraiment, c’est-à-dire l’exact opposé de celle que j’ai connue». «C’est comme si elle avait porté un costume pendant tout ce temps et puis qu’elle l’avait enlevé.»

«C’est comme si elle avait porté un costume pendant tout ce temps et puis qu’elle l’avait enlevé.»

Mais certaines traces n’ont pas disparu. La dernière fois que j’ai consulté son dossier pénitentiaire, son nom était toujours mal orthographié, avec ce «e» en trop que sa mère pensait être un camouflage efficace. Dans la prison de Greene County, Gypsy voyait un thérapeute une fois par semaine. Elle ne sait pas encore si quelqu’un d’autre la suivra désormais, ni si ce spécialiste sera formé pour gérer son cas si particulier.

Rod et Kristy ont vu Gypsy peu de temps après son plaidoyer, soulagés de savoir enfin ce qui allait lui arriver. Ils hésitent encore à porter plainte contre les hôpitaux ou les médecins qui ont traité Gypsy pendant des années. Ils prendront leur décision une fois que les choses se seront tassées, et quand ils auront eu une véritable discussion avec la jeune fille. Quand l’affaire était en cours, le procureur leur avait interdit d’en parler avec elle. Désormais, ils ont plus de choses à se dire. Rod et Kristy espèrent pouvoir lui rendre visite deux-trois fois par an –c’est une trotte, et cela coûte cher.

Il y a quelques mois, ils m’ont dit que Gypsy leur racontait encore des petits mensonges sur sa vie, des choses qu’elle a encore vraisemblablement peur de dévoiler. Ça les inquiète. «Bien sûr, on a envie qu’elle se sente plus à l’aise», assure Kristy.

En parlant avec Rod, récemment, j’ai trouvé que sa voix avait fléchi. Il semblait plus vieux. Il m’a dit qu’il s’interrogeait depuis peu sur tout ce que Dee Dee avait bien pu raconter à Gypsy à son sujet toutes ces années. Il commençait seulement à se poser ce genre de questions. À se demander comment Dee Dee avait pu être si joviale au téléphone si elle le détestait autant. Il a posé la question à Gypsy.

«Elle me disait: "Sois proche de tes ennemis"», lui a-t-elle répondu.

Comme l’affaire était en cours quand j'ai commencé à travailler sur cet article, je n’ai pas pu parler à Gypsy pendant un an. Après son plaidoyer, les choses ont changé. Je lui ai envoyé un mot et elle m’a appelée depuis sa prison du Missouri. Nous avons eu de brèves conversations pendant plusieurs jours.

Sa voix est toujours haut perchée, mais maintenant qu’on sait ce qu’on sait, elle n’a plus rien d’inhabituel. Les gens entendaient ce qu’ils voulaient entendre. Gypsy s’exprime en longues et jolies phrases. Elle est parfois si éloquente que j’ai du mal à croire que quiconque ait pu la trouver «lente». J’ai repensé à tous ces médecins qui, malgré ses soi-disant anomalies cognitives, écrivaient dans son dossier qu’elle avait un «vocabulaire riche».

Elle avait très envie de discuter, se contenant à peine une fois lancée. Elle voudrait que les gens sachent, m’a-t-elle dit, que ce n’est pas l’histoire d’une fille qui tue sa mère pour être avec son copain. C’est l’histoire, explique-t-elle, d’une fille qui essaie d’échapper à la maltraitance de sa mère. En prison, elle espère participer à toutes sortes de programmes de charité. Elle voudrait aussi écrire un livre pour aider les gens dans la même situation qu’elle.

Je lui ai enfin posé la question qui me brûlait les lèvres depuis si longtemps: quand a-t-elle réalisé que sa vie était différente, que quelque chose clochait? «Vers mes 19 ans.» C’est-à-dire au moment où elle a fugué avec cet homme rencontré à la convention SF en 2011. Quand sa mère est venue la chercher, elle s’est demandée pourquoi elle n’avait jamais le droit d’être toute seule, ni d’avoir des amis.

Sur sa mère, Gypsy hésite encore. «Les médecins ont cru qu’elle était très dévouée et attentionnée. Je pense qu'elle aurait été la mère parfaite pour un enfant réellement malade. Mais moi, je ne l’étais pas. Là est la grosse différence.»

La jeune femme n’a pas l’impression d’avoir trompé qui que ce soit. «J’ai le sentiment d’avoir été utilisée, comme tout le monde, assure-t-elle. Je n’étais qu’un pion. J’ignorais ce qui se passait. Tout ce que je savais, c’est que j’étais capable de marcher et de manger. Le reste… Elle me rasait le crâne. Elle disait: "De toute façon, ils vont tomber, alors autant faire ça bien!"» Sa mère lui expliquait qu’elle avait un cancer, et que les médicaments étaient pour ça. Elle l’a crue.

Quand j’ai évoqué son air enfantin, Gypsy a changé de ton. «Ce n’est pas de ma faute. Je n’y peux rien, c’est ma voix.»

«Je pense qu'elle aurait été la mère parfaite pour un enfant réellement malade. Mais moi, je ne l’étais pas. Là est la grosse différence.»

Elle a rarement douté de ce que sa mère pouvait lui raconter, mais quand c’était le cas, elle avait peur de la blesser. Aujourd’hui encore, Gypsy a parfois l’impression que Dee Dee était réellement persuadée que sa fille était malade. «J’avais peur qu’on ait des problèmes, explique-t-elle. La ligne entre le bien et le mal était… un peu floue, parce que c’est comme ça qu’on m’a élevée. J’ai grandi avec ça.»

Et d’ajouter: «Quand j’y repense, je me dis que j’aurais dû me confier à quelqu’un d’autre avant Nick.»

Elle allait sur internet surtout la nuit, pendant que sa mère dormait. Nick, dit-elle, est la première personne à lui avoir réellement proposé de la protéger. Elle avait confiance en lui. Aujourd’hui, après tout ce qui s’est passé, elle pense qu’il a «du mal à maîtriser sa colère». Elle a réitéré sa responsabilité dans le meurtre de sa mère: «Ce que j’ai fait est mal. Je vais devoir vivre avec.» Tout en affirmant que Nick est celui qui s’est emparé d’un «plan élaboré par nous deux» pour «passer à l’action». Gypsy, elle, a eu l’idée du post sur Facebook, pour faire venir la police. Elle se rappelle avoir demandé à Nick: «Est-ce qu’on pourrait, s’il te plaît, poster un truc sur Facebook, un truc inquiétant, pour que les gens appellent la police?» Mais il lui aurait dicté le message.

Je lui ai plusieurs fois demandé si elle éprouvait de la colère, envers sa mère ou les médecins. Elle me parle seulement de frustration. «Je suis frustrée qu’aucun médecin n’ait vu que j’étais en parfaite santé. Que mes jambes n’étaient pas aussi maigres qu’une personne [réellement] handicapée. Que je ne pouvais pas… Je n’avais pas besoin d’une sonde gastrique. Des trucs comme ça.» En prison, elle a le droit d’utiliser une tablette. Elle a cherché la définition de Münchhausen, après l’avoir entendu si souvent pour décrire son histoire. Sa mère en a tous les symptômes, m’a-t-elle dit.

De temps en temps, mes questions amenaient Gypsy à me raconter un élément de sa maltraitance avec tellement de détails que je sentais en moi quelque chose se briser. Une fois où j’étais sans voix mais que je savais qu’elle devrait bientôt raccrocher, j’ai lâché: «Je suis désolée pour tout ce qui t’est arrivé.» Gypsy est immédiatement redevenue la fille que les télés locales interviewaient pour leurs sujets pleins de bons sentiments. «Ça va. Je veux dire, honnêtement, ça m’a rendue plus forte. Parce que je suis convaincue que tout arrive pour une raison.»

Même sur sa condamnation, Gypsy reste impeccablement résignée. À certains, elle a dit se sentir plus libre en prison qu’elle ne l’a jamais été avec sa mère. «Ça me fait du bien, m’a-t-elle expliqué. J’ai été élevée pour faire ce que ma mère me disait. Et ce qu'elle me disait de faire, ce n'était pas bien.»

«Elle m’a appris à mentir, et je ne veux plus mentir. Je veux être quelqu’un de bien, quelqu’un de droit.»●

Traduit de l'anglais par Nora Bouazzouni et Bérengère Viennot.

CORRECTION

Gypsy pourra faire une demande de libération conditionnelle en 2023. Une première version de cet article écrivait qu'elle pourrait faire appel en 2023.