Derrière des barbelés se dresse une ancienne usine entourée de quelque 70 préfabriqués. Trop peu pour abriter les 2 000 personnes qui vivent dans le camp de Vial sur l’île grecque de Chios. La majorité vit dans des tentes igloo installées à même le sol. Les plus chanceux s’entassent dans les bâtiments. Dans chaque préfabriqué, une douzaine de personnes se partagent 10 mètres carrés. Il y a de la boue partout, pas d’eau courante, pas de chauffage et peu d'électricité. Nombreux sont ceux qui n’ont pas de chaussures, juste des tongs, et les enfants se réchauffent près de feux alimentés par des déchets en plastique. Pour beaucoup, c’est le deuxième hiver passé ici.
Dans ce camp, tout comme sur l’île de Lesbos non loin, les autorités grecques et les organisation humanitaires distribuent des psychotropes aux personnes réfugiées. D’après une enquête menée par l’équipe allemande de BuzzFeed News, le Lyrica, un médicament produit par les laboratoires Pfizer, est distribué à certains réfugiés en doses trop importantes et pour des durées trop longues, sans accompagnement thérapeutique. Pourtant, ce médicament est connu dans la communauté médicale car il entraîne une forme de dépendance.
«Les gens qui sont ici sont en détresse, ils souffrent. Ces médicaments rendent les choses plus faciles, ça les rend heureux. Ça les aide à supporter ça, à être patients», raconte Marie, une femme qui a fui la Syrie avec sa fille, à BuzzFeed News. Les habitants du camp viennent surtout de Syrie, mais aussi d’Irak, du Yémen ou d’Éthiopie ; pour beaucoup ils ont été traumatisés par la guerre, la torture ou par des violences sexuelles.
«La vie est dure ici. Certaines personnes prennent le médicament. Un [cachet], puis deux, puis trois», compte sur ses doigts Tarik, un habitant du camp de Vial. Il compte jusqu’à dix : «Dix, c’est mauvais», ajoute l’ancien étudiant en psychologie.
Quand un réfugié arrive dans le camp, il fait l'objet d'un examen médical et il en resort avec un carnet de santé. Dans ce carnet, s'il le juge nécessaire, un psychiatre indique que la personne examinée a besoin de Lyrica. Les pilules sont ensuite distribuées par des infirmières au «bureau info». Impossible de savoir combien de réfugiés sont sous Lyrica dans le camps. Un psychologue qui a travaillé ici pour une ONG à l'été 2016 a vu passer une vingtaine de nouveaux cas par mois. Mais il ne s'agit là que d'une ONG parmi les nombreuses qui sont sur place. Une chose est sûre : dans le camp, pas besoin de chercher longtemps pour trouver des gens qui en ont vu passer. La pilule est «partout dans le coin», selon les réfugiés.
Un antiépileptique vendu au marché noir
Selon notre enquête, un marché noir s'est développé à Vial, comme nous le confirme Natalia Argyrou, psychologue pour Médecins du monde, partenaire sous contrat de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), qui dit «avoir entendu beaucoup de choses sur le marché noir» du camp. D’innombrables réfugiés présentent aujourd’hui des symptômes d’addiction et certaines pharmacies aux alentours du camp vont même jusqu’à vendre ce médicament sans ordonnance.
«Nous n’avons aucune information sur l’usage abusif qui serait fait de ce médicament», déclare Boris Cheshirkov, le porte-parole de l’UNHCR sur le terrain. Roula Michati, qui a travaillé pour l’organisation humanitaire Women and Health Alliance International (WAHA) de septembre 2016 à juillet 2017 a pourtant entendu parler d'«une pilule de 300 mg pour cinq dollars» qui circulerait à Vial, précise-t-elle.
Le Lyrica est un antiépileptique. Utilisé chez l'adulte dans le traitement de certaines formes d'épilepsie, il est également prescrit en cas de douleurs neuropathiques et de certaines formes d'anxiété, selon le Vidal. Mais au sein de la communauté médicale, il fait polémique. Certains psychiatres refusent de le prescrire. L’Agence européenne du médicament précise que le Lyrica a donné lieu à des «cas de dépendance physique». En cas d’arrêt, les symptômes sont similaires à ceux du sevrage : tremblements, insomnie, anxiété sévère, suées, palpitations et crises d’épilepsie, met en garde un communiqué de la Chambre médicale de l’État fédéral allemand de Bade-Wurtemberg. Le médicament ne soigne pas les troubles mentaux, il atténue simplement les symptômes qui reviennent dès l’arrêt de la prise.
«Il y a un besoin d'identifier les réfugiés qui sont dépendants et de leur apporter un soutien psychologique et psychiatrique», explique Roula Michati de WAHA. Mais à Vial, rien ne le permet. Médecins du monde ne compte qu'un psychiatre et un psychologue dans un camp où vivent près de 2 000 personnes. Et le médicament ne soigne pas les troubles mentaux, il en atténue seulement les symptômes.
«J'évite de parler d'expériences traumatisantes avec les réfugiés. Les gens ici ne sont pas stables. Il n'y a pas de continuité des soins. C'est pour ça que nous évitons les psychothérapies dans ces conditions», raconte, impuissante, Natalia Argyrou. Avec certains, elle fait des exercices de respiration. À d’autres, elle donne des pilules.
Tentatives de suicide et immolation
Depuis le 22 septembre 2017, une décision de la Cour de cassation grecque, a déclaré que la Turquie était désormais considérée comme un pays d’origine «sûr», c’est-à-dire que les réfugiés qui seraient arrivés illégalement depuis la Turquie pourraient y être renvoyés.
«Ils ont besoin d'entamer un traitement complet contre leur dépendance avant d'être renvoyés en Turquie. À leur arrivée en Turquie, ils devraient avoir accès à un traitement et un suivi pour assurer la continuité de la prise en charge», poursuit Roula Michati de WAHA.
«Après l'entrée en vigueur de l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, lorsque les frontières ont été fermées, il y a eu beaucoup plus de tentatives de suicide qu'auparavant,» explique Natalia Argyrou. En signe de protestation, en mars dernier, un homme s’est immolé par le feu au camp de Vial. Il en est mort.
Interrogé pour cet article, le porte-parole de l’UNHCR nous renvoie au gouvernement grec, qui n’a pas répondu à nos sollicitations. La loi grecque sur les demandeurs d’asile assure que «les soins médicaux et psychosociaux doivent être assurés». Une directive européenne précise que les demandeurs d’asile doivent pouvoir «recevoir les soins médicaux nécessaires».
Certaines organisations refusent de travailler dans ces conditions. «Au cours des derniers mois, nous avons constaté une augmentation très inquiétante des cas de maladie mentale», souligne Aria Ntanika de Médecins sans frontières. En 2016, l'ONG s’est retirée du camp de la Moria, sur l’île de Lesbos, après l’accord entre l’Union européenne et la Turquie. L’équipe a dorénavant sa propre clinique à l’extérieur du camp pour s’occuper personnes atteintes de troubles mentaux. «Je ne peux pas me débarrasser de l'impression qu'il s'agit de garder les gens en vie.»
Vous pouvez lire l'enquête d'origine (en allemand) ici.
Les noms de certains des interlocuteurs ont été modifiés par les éditeurs à la demande des personnes concernées.
Cet article a été adapté de l'allemand par Adélie Pojzman-Pontay.